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zachdurban
1996 On cruisait à l'américaine sur les routes et les chemins de cambrousse avec ma vieille Peugeot comme s'il s'agissait d'une imposante Oldsmobile Delta 88. La vitesse ne nous faisait pas peur et il fallait nous voir embrasser l'asphalte comme des schizophrènes. Ma pauvre mère, dopée aux psychotropes de toutes origines, minée par les extravagances de ce fils maudit, aurait certainement détestée me voir le pied au plancher dans cette carcasse à la fiabilité plus que relative. La 205, surchargée par trop de poids inutiles, bravait la loi des hommes avec une arrogance déplacée. Nous foncions tous phares allumés dans la solitude feutrée des nuits d'été, traversant sans prudence les villages endormis, les coteaux prestigieux et les collines aux forêts profondes. Là-haut, Sirius, Vénus et la Voie Lactée ne semblaient pétiller que pour nous. Je sentais poindre une petite larme d'émotion tant le cliché était sublime, comme la scène finale d'une super production hollywoodienne. La nuit annihilait les peurs et les contrariétés, j'étais serein, l'esprit purgé, débarrassé des souillures du jour. J'oubliais tout. À l'instar de la 205 qui filait, projectile incertain catapulté à plus de cent, les pneus bien accrochés au bitume gras. A cet instant le monde, tel que nous le subissions, n'existait plus. Dans mon vertige, je ne percevais devant moi que les ténèbres heureuses et la route infinie. Jeff fermait les yeux. Inconscient de la vitesse et des endorphines qui enflammaient mon esprit d'une incandescence imprudente. J'étais le meilleur pilote de l'univers et la grande faucheuse n'avait que faire de nous, je le savais. Il y avait tellement de choses à vivre encore. Aurait-elle eu l'idée, la garce, de nous embarquer dans ses abîmes fétides, que nous aurions eu l'impertinence de lui cracher notre façon de voir les choses. Jeff aspirait avec délectation le cancer de sa Marlboro qu'il éjectait presque aussitôt par la vitre entreouverte. On ne parlait pas. À quoi bon ? Les sensations étaient là. L'air tiédasse qui s'infiltrait dans les cheveux, les crissements du caoutchouc cramé sur l'asphalte, l'exhalaison rassurante du humus et de la terre humide. Et parce que nous étions mal dans nos baskets ou plutôt parce que nous fantasmions d'une existence plus bandante, nous baladions comme des trophées nos planches à voile sur le toit de la voiture, à la poursuite d'une image, d'un style. Jeff me disait: - Vas y, fonce et réveille-moi aux premières lueurs du matin, que je vois les vagues de l'Atlantique. Et moi de sourire d'un rictus forcé et de penser qu'au mieux nous verrions le canal de Bourgogne et ses écluses. En somme, c'était comme chaque nuit et nous voici donc à l'aube, garés sur un parking de supermarché de la banlieue sud de Dijon, unique vaisseau au milieu d'un vide intersidéral, plantés là, avec de la buée sur les vitres. Écrasé par la fatigue et la chaleur, nous tentions de roupiller tel un vieux couple de vagabonds hirsutes. Dans la nuit caniculaire, la carcasse d'acier de la voiture était une étuve avec cette impression que l'on pourrait couper en tranches épaisses l'atmosphère, si dense, presque solide. Et nous, de mariner comme deux rollmops dans un bocal fermé. À la recherche d'aventures nocturnes et d'imprévus, ces nuits d'inconfort sous les étoiles apparaissaient pourtant comme le plaisir ultime. Il arrivait parfois qu'un agent de sécurité vienne toquer sur la vitre nous demandant instamment de quitter le parking. Le type semblait si mal à l'aise de nous dégager. Il y avait de l'empathie dans sa voix. Quelque chose de maternel. - Suis désolé, mais vous ne pouvez pas rester là, c'est un parking privé. Qu'il murmurait comme si nous étions de petites choses fragiles. Alors, il baissait sa torche et patientait quelques secondes, histoire de voir si nous avions compris le message. De l'autre main, il serrait fort la laisse d'un berger allemand qui lui, ne demandait qu'à nous détester. Pourtant la sentence, aussi aimable soit-elle, résonnait comme une agression terrible. Parce que je ne supportais plus d'être asservi. De n'exister que pour être le serf de quelques donneurs de leçons ou autres faiseurs de lois. J'aspirais à la liberté totale. Qu'on me foute la paix. Alors, je démarrai le moteur de la 205 dans un état de semi-conscience, et nous errions à nouveau à la recherche d'une nuit meilleure. Parfois, dépités par la tournure ingrate de nos existences, nous reprenions le chemin de nos lits respectifs. Mais c'était une éventualité que je n'aimais pas. Comme un échec.