1 Cordélia
Veronica Tomaszewski
Penchée au-dessus de la rambarde de marbre blanc, je contemplais le jardin du château avec envie. Mes yeux pouvaient se perdre au travers de l'obscurité, tâchée par la lumière orangée des lampadaires postés aux endroits propices aux rencontres. Derrière moi, se dressaient les hautes portes vitrées des terrasses, je pouvais sentir la chaleur émaner de la salle de réception où se donnait un grand bal, auquel je ne pouvais plus participer. La musique que lançaient dans les airs les violons, berçait discrètement l'ennui que je commençais à ressentir. Un rapide coup d'œil suffit à me faire regretter ma curiosité, de magnifiques couples dansaient au rythme d'une magnifique valse et ce tableau saisissant était lui-même magnifique. Assez pour me passer l'envie de remettre un pied à l'intérieur, trop de beauté ne pouvait que rendre mon cœur plus triste qu'il n'en avait l'air.
Personne n'allait remarquer mon absence, et quand bien même je m'en fichais. Les terrasses désertent m'offraient une superbe opportunité de fuite. Mes jambes furent projetées par-dessus la rambarde, dans un saut des plus élégant, avant de me faire atterrir en douceur près des parterres de fleurs. Une chance que le vent n'avait pas dévié ma trajectoire. Sans perdre de temps, je m'élançai dans le jardin afin de dénicher une cachette à l'abri des regards inopportuns.
Mon avancée fut ralentie par la beauté des lieux, personne ne venait profiter d'une promenade nocturne, ce qui rendait la chose encore plus intéressante. Je pouvais pleinement sourire à la lune, courir dans les allées de haies, danser avec les rosiers. Ce sentiment de liberté redonnait un sens à cette soirée, peu importait le bal, je voulais profiter de ce moment pour m'amuser un peu.
Depuis mon adoption, c'était la première fois que je pouvais respirer loin des autres et de ce qu'on attendait de moi. Faire durer cette nuit miraculeuse le plus longtemps possible, me semblait la chose à faire. La solitude m'avait manquée, bien que je la jugeais plus amèrement à l'époque, la solitude de la mort. Ce souvenir accentuait soudain le froid qui régnait dehors, rien d'insurmontable, cette brève morsure glacée dans mon âme n'allait par s'éterniser. La vie offre des chemins insoupçonnés, les souvenirs ne donnent que des raccourcis qui ne vont nulle part. Je me laissais porter par la vie du haut de mes dix ans.
Un léger brouillard ternissait le paysage, réduisant mon champ de vision. La brume venait discrètement envelopper mes souliers noirs, qui avançaient sur le pavé humide. Je me dirigeais vers la fontaine, guidée par la lumière charmante des lampadaires. Un bref regard vers les terrasses, me permit de déterminer si oui ou non ma position était trop visible, depuis l'endroit où j'avais effectué un saut d'au moins huit mètres de hauteur.
La fontaine se dressait devant moi, fière et maîtresse des lieux. Une sculpture de femme nue très gracieuse provoqua en moi un vif effroi. Je tombais impuissante sur un des bancs qui entourait la scène, enfonçant mon visage dans les volants de ma robe blanche, mes petits bras entourant mes genoux.
Le désarroi me prenait aux tripes tant je saisissais l'horreur de ma situation. La magnifique femme fontaine gravée dans la pierre qui éconduisait quiconque la voyait, jamais je ne pourrai prétendre à ce futur. Jamais mon corps ne s'allongerait pour se vêtir d'un physique opulent comme les autres dames. Dans mon esprit cela me mettait mal à l'aise de penser aux formes rondes des poitrines, car je me savais trop jeune pour y réfléchir, bien que je gardais ces idées secrètes.
Des larmes chaudes brouillaient mes yeux, je revoyais ce grand vampire terrifiant. Je projetais ce souvenir encore et encore depuis cette nuit-là. Les murs des bâtiments qui semblaient fondre pour m'avaler toute entière, malgré ma course effrénée. Le froid ambiant. Les nuages de buée qui sortaient de ma bouche avant de disparaître dans la nuit. Le seul bruit de ma respiration dans mes oreilles gelées. La petite fille perdue, pourchassée par quelque chose qu'elle ne pouvait pas entendre.
Mon corps se mettait à trembler, je changeais de position pour m'allonger en boule sur le banc, le contact du bois n'était pas agréable, ni réconfortant. Déjà, je sentais les mains du monstre attraper mes bras nus, la rue déserte où mes cris de douleur furent ignorés quand il déchira mon cou de ses crocs. D'instinct, je touchais l'endroit où mon agresseur avait laissé sa marque, bien que mon nouveau pouvoir avait guéri mes blessures sans laisser de cicatrice, le souvenir me brûlait encore la chair. Le pire restait le silence une fois le vampire repu de mon sang, il m'avait laissé gisante sur le sol glacé, seule. Je pouvais sentir la vie me quitter sans pouvoir réagir, la pleine conscience de la mort. Celle qui est lente et douloureuse.
À bout de nerfs, je sombrais dans le sommeil de l'oubli, toujours recroquevillée sur un banc, bercée par le son de l'eau qui s'écoulait depuis les pieds de la statue immobile.
Dans mon sommeil, je sentis une présence s'approchant de moi et l'envie de m'éveiller se soustraire au besoin d'ignorer ce phénomène. Pourtant, quelqu'un demeurait près de moi. Pas un pas de plus. Ça ne bouge plus. À la fois satisfaite d'être distraite du cauchemar qui quittait mon esprit, j'éprouvais aussi un profond regret à la perte de ma tranquillité solitaire. J'ouvrais les yeux légèrement, pour ne pas être découverte de l'intrus. Ma vision ternit par le plissement de mes paupières me permit de distinguer vaguement une silhouette devant moi. La surprise de le voir aussi proche me fit sursauter, ma couverture de belle au bois dormant tombait à l'eau.
C'était un jeune garçon, certainement un peu plus âgé que moi. Ses cheveux noirs tombaient parfaitement autour de son visage fin, ses yeux bleus m'observaient avec curiosité sous ses sourcils légèrement froncés. Il faisait partie du bal, je le reconnus tout de suite. Devant moi se tenait Glen Bellyard, héritier du trône du monde des vampires.
– Votre altesse Bellyard ! je me redressais rapidement et avec un saut je me mettais face à lui pour accomplir la révérence exigée par l'étiquette, effet gâché par ma robe en piteux état.
– Pourquoi es-tu ici petite fille ? La réception se passe à l'intérieur cette année, il posait ses mots d'une voix assurée, dont ce léger grave lui donnait un charisme naturel.
Sa main vint remettre en place la fleur de lys noire que je portais accrochée à une tresse, cette dernière se terminait derrière mon oreille gauche. Du bout des doigts, il écarta le reste de mes boucles rousses qui arrivaient au-dessus des épaules, coiffure inélégante que ma mère adoptive réprouvait. Je rougis de ma mine défaite devant un garçon aussi beau que son Altesse Glen.
– La lune est belle, je voulais simplement la contempler dans un endroit plus calme, votre Altesse.
J'évitais soigneusement de croiser son regard, cela aurait été vu comme une offense directe à son statut plus haut que le mien. Les règles de bienséances me revenaient en mémoire encore et encore. Il porta son attention vers le ciel étoilé, un sourire indéchiffrable se traça sur son visage immaculé.
– Tu as raison, ce soir encore elle est magnifique, il détourna les yeux de la lune pour aller s'asseoir sur le banc dans mon dos. Viens, mademoiselle ?
– Cordélia Raymont, Votre Altesse Bellyard.
Je pris place aux côtés du prince, profondément intimidée par la situation. Bientôt, mes parents viendraient pour moi, il nous fallait regagner notre demeure avant le petit jour. Je me demandais quand le prince allait partir, son rôle devait être important lors des bals de la famille royale. J'espérais qu'il ne divulguerait à personne mon manque de savoir-vivre, ma réputation future déjà ternie n'allait pas s'en remettre. Fort heureusement, aucune âme ne m'avait vu sauter du balcon.
– Je t'ai aperçue sauter depuis la rambarde de la terrasse sud, lança-t-il d'un ton détaché.
Je suis fini.
– J'ai déjà entendu ton nom, tu es cette petite fille humaine adoptée par les Raymont n'est-ce pas ? Pourquoi ne sens-tu pas comme les humains ?
Je venais de comprendre pourquoi il se tenait si près de moi quand je dormais, il essayait de capter l'odeur de mon sang. Une enfant humaine au milieu d'un jardin de puissants vampires, cela n'avait aucun sens, ça n'arrivait que dans les livres.
– Je ne suis plus humaine depuis quelques mois Votre Altesse, il fit un signe de la main pour me couper, le regard très sérieux.
– Cesse les « votre Altesse » Cordélia, sa main retomba sur ses genoux, je t'en prie continue.
Selon sa volonté, je racontais au prince Glen mon arrivée chez les vampires. Du moment où mon agresseur m'avait presque tuée, à celui où la marquise Raymont passait avec son carrosse de conte de fées. Elle s'était précipitée vers moi, m'emportant avec elle jusqu'au manoir des Raymont.
– Contrairement aux rumeurs, elle n'a pas fait de moi un vampire pour me sauver de la mort. Personne n'aurait condamné un enfant à devenir vampire, c'est un crime selon nos lois et elle le savait très bien.
– « Aucun nourrisson ou enfant pas encore pubère ne doit être transformé en vampire, sous peine d'exil ou de mort. », intervint Glen plongé dans le récit. Être piégé dans son propre corps d'enfant pour l'éternité, c'est un enfer sur Terre. Comment as-tu survécu ?
Son intérêt pour mon histoire semblait sincère, il était la première personne à qui je me confiais sur cet enfer à venir, il avait raison. Une prison charnelle. Mourir dans la souffrance ou vivre éternellement dans la souffrance ? Je n'avais fait aucun choix. Ma vie m'avait été imposée depuis toujours, mais ce soir, je me sentais maîtresse de la nuit.
– Ma survie reste un mystère, je pesais mes mots, ma mère voulait me permettre de mourir dans la chaleur de ses bras. Un élan de compassion maternelle, elle pensait que je partirai dans le carrosse, qui se rendait déjà vers la morgue.
Glen eut un mouvement, il avait compris la fin de l'histoire, la fin la plus logique et celle qui permet à l'enfant de ne pas périr. J'osai le regarder. Son visage interdit laissait transparaître sa surprise.
– Tu as été placée à la morgue et tu as bu le sang d'un humain, j'acquiesçai.
– Ma mère m'a vu me jeter sur un infirmier pour le vider de son sang, ensuite elle m'a emmené avec elle chez les Raymont. Mes parents n'arrivent pas à concevoir d'enfant, comme il est très rare pour notre espèce, alors ils m'ont adoptée bien que je sois coincée dans mon corps d'enfant pour toujours.
– Je suis un enfant naturel, la famille royale a eu la chance de pouvoir procréer. Petite Cordélia, j'espère que tu ne vivras pas seulement l'enfer et que les Raymont te traitent bien. J'ai été ravi de faire ta connaissance.
Le prince quitta sa place, s'agenouilla pour m'honorer d'un baisemain. Quand ses yeux aux reflets lunaires croisèrent les miens, il me sourit chaleureusement. L'instant d'après il ne restait plus de traces du passage du prince.