1984 en 2012

violetta

- Police de la Pensée. Vos idées, s’il vous plaît.

- Pardon ?

- Contrôle des idées. Nous voulons contrôler vos idées.

- Mais… lesquelles ? J’en ai plein !

- Comment ça, plein ?

- Eh bien j’ai des idées sur un certain nombre de sujets et…

- Ce sont des idées à vous ?

- Bien sûr ! J’ai pu me les construire en réfléchissant, en lisant, en prenant du recul…

- Du quoi ?

- Du recul, vous savez, c’est quand on ne cède pas aux sirènes de…

- Qu’est-ce que vous avez contre les sirènes ?

- Non non non, Monsieur l’Agent de Police de la Pensée, je ne parle pas des sirènes de vos véhicules ! Je veux dire que…

- Vous me paraissez bien compliqué. Vous me paraissez même dangereux.

- Comment cela, dangereux ?

- Comment voulez-vous être gouvernable si vous pensez par vous-même ?

- Je croyais que…

- Vous n’avez rien à croire. On croit pour vous, on pense pour vous. Vous verrez c’est beaucoup plus confortable. Vous ne vous occupez de rien, on vous dit ce qui est bien, ce qui est mal, on vous indique les auteurs que vous pouvez lire, ceux qui sont interdits, on vous dit...

- Attendez ! Ca me plaît, moi, de penser tout seul ! Je n’ai besoin de personne ! J’ai le droit d’avoir mes opinions. J’ai même le droit de me tromper.

- Sachez qu’un décret est en préparation pour lister les opinions autorisées. Tous les contrevenants seront rééduqués.

- J’ai été éduqué, ça me suffit. J’ai fait de l’histoire et de la philosophie au lycée, j’ai lu, j’ai écouté des gens d’opinions variées, j’ai acquis un socle de connaissances qui me permet de comprendre le monde qui m’entoure sans que d’autres le fassent pour moi.

- La philosophie sera interdite dans les programmes scolaires dès la prochaine rentrée.

- Vous ne pouvez pas faire ça !

- Nous pouvons tout. Depuis l'élection du Nouveau Président, nous avons les pleins pouvoirs.

- Ce n’est pas démocratique.

- Ce n’est pas quoi ?

- Démocratique ! De toute façon, même si vous supprimez les cours de philo, la pensée des philosophes continuera à vivre !

- C’est ce que vous croyez… Dans les cerveaux des gens de votre génération, peut-être. Mais les suivantes n’y auront pas accès.

- Comment cela ?

- Les livres des philosophes seront détruits.

- C’est monstrueux !

- Non, c’est nécessaire, c’est pour votre bien et pour celui de la collectivité.

- Mais tout de même, vous ne pouvez pas faire ça ! Voltaire va se retourner dans sa tombe ! Lui qui disait « Je désapprouve ce que vous dites mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire ».

- Attendez, Voltaire… Voltaire… Je regarde dans ma liste, il me semble qu’il fait partie des suspects.

- ???

- Voilà ! C’est écrit : « Ils feront souvent référence à une phrase prétendument écrite par Voltaire : Je ne suis pas d’accord avec vous, etc… Mais il ne s’agit que d’un poncif, devenu l’arme de défense de tous ceux qui croient que leur liberté d’expression est menacée. » Vous voyez !

- Mon Dieu… Vous avez tout prévu… Oui je sais, Voltaire n’a peut-être pas écrit cette phrase. Mais elle résume bien sa pensée. Et vous en avez bien, vous, des poncifs dont vous nous bassinez à longueur de temps ! Un petit bréviaire avec un nombre limité de mots, que vous pouvez combiner à l’infini dans des phrases creuses et répétitives : scandale, nauséabond, etc…

- C’est ce que je vous disais tout à l’heure : c’est tellement plus simple pour tout le monde !

- Vous allez réécrire l’histoire, aussi ?

- Bien sûr ! Nous avons déjà commencé, d’ailleurs.

- Oui j’avais remarqué… En fait, tout ce que vous êtes en train de m’expliquer, je l’avais senti venir. Il y a déjà tant de régressions commises au nom de la pensée conforme.

- Ce n’est pas une régression, c’est du progrès !

- Je vois que vous êtes bien atteint… De toute façon, pour que vous fassiez ce métier, il faut qu’ils vous aient bien conditionné…

- Je ne comprends pas ce que vous dites.

- C’est bien ce que je disais…

- Revenons aux choses sérieuses, vous ferez peut-être moins le malin. Voilà comment ça va se passer. Premièrement, voici un questionnaire avec un certain nombre d’affirmations. Vous devez cocher la case qui correspond à votre réponse.

- Mais… il n’y a que deux cases ! « OUI » ou « NON ». Comment voulez-vous que je puisse répondre à ça ? C’est de la manipulation !

- Ce mot va être retiré du dictionnaire. Oubliez-le dès maintenant, c’est mieux pour vous. Deuxièmement, je vais inspecter votre bibliothèque.

- Comment cela, « inspecter » ma bibliothèque ?!

- Je dois vérifier s’il s’y trouve des livres interdits.

- Vous pouvez me donner des exemples de livres interdits ?

- La liste n’est pas encore définitive, nos GI y travaillent depuis longtemps mais…

- Vos GI ?

- Nos Gentils Inquisiteurs. Ils ont commencé cette liste depuis des années, mais il y a tant et tant de livres suspects, et toujours de nouveaux.

- Enfin, des nouveaux, de moins en moins !

- C’est vrai, nos efforts portent leurs fruits petit à petit… Je peux vous donner quelques exemples de livres interdits…

- Taisez-vous ! Je vous vois venir d’ici ! Je sais lequel est en début de liste : 1984, de Georges Orwell. C’était un visionnaire… Il avait même raison quant à la date, c’est dans les années 80 que tout cela a commencé…

- Bon, alors je peux entrer pour la voir, cette bibliothèque ? Je procéderai à la saisie des ouvrages dangereux.

- C’est vous qui êtes dangereux ! Je suppose qu’ensuite, vous les brûlerez, ces livres…

- Exactement !

- Comme les nazis dans les années 30. Ca devrait vous plaire, cette comparaison ! Vous aimez bien faire référence au « rouge-brun », « les heures les plus sombres », « le ventre toujours fécond », j’en passe et des meilleures…

- Taisez-vous ! Nous avons le monopole de référence à cet épisode de l’histoire !

- Vous ne m’aurez pas ! Je vais entrer en résistance !

- Ah oui ? Et comment cela, s’il vous plaît ? Vous allez bien sûr rejoindre les rangs de ce parti extrémiste qui…

- Voilà bien une conclusion dictée par la pensée unique ! Voilà bien une remarque binaire ! « Si tu n’es pas dans le Camp du Bien, c’est que tu es dans celui du mal ! » Eh bien non, monsieur, je ne rentre pas dans vos schémas à deux balles. Ma résistance, sera celle de la connaissance. Je ne sais pas encore comment je ferai, mais je rêve d’un grand mouvement indépendant de diffusion de la connaissance vers tous ceux qui ont envie de redevenir maîtres de leurs opinions. Il y aura des philosophes, des historiens, surtout pas de politiques ! Un seul but : redonner aux gens les moyens de penser par eux-mêmes, en toute indépendance, de décoder la bouillie médiatique et d’analyser le gloubi-boulga politique. Et ne croyez pas que je veuille de cette façon leur faire gober mon point de vue, ça ce sont vos méthodes à vous ! Je me fous de ce qu’ils penseront, du moment qu’ils l’auront trouvé par eux-mêmes, librement ! Car la liberté, c’est être suffisamment cultivé pour ne pas dépendre d’autrui dans son jugement. Voilà ma résistance ! Et vous ne pourrez pas m’arrêter, car je ne serai pas seul, nous serons nombreux, nous serons innombrables ! Nous allons…

 DRIIIIINNNNNNGGGGG….

- Putain de réveil… Mais quelle heure est-il ?... Ouh là là, j’ai fait un de ces cauchemars… Ah mais non, ce n’est pas le réveil. On sonne à a porte ! Mais qui est-ce ? OH NON !! Pourvu que…

- Chéri ! C’est moi, j’ai oublié mes clés !

- Ouf ! Tu m’as fait peur. Mais qu’est-ce que tu fais dehors à cette heure-ci ?

- J’étais réveillée de bonne heure, je suis allée chercher des croissants.

- Ah ça c’est une bonne idée !

- En rentrant je suis tombée sur un monsieur qui m’a donné ça. C’est un questionnaire à remplir. Il paraît que si on répond bien, on peut gagner des brevets de bonne pensée. Il m’a dit aussi que si on connaît des gens qui ne nous paraissent pas comme il faut, il fallait le signaler.

- Pas comme il faut comment ?

- « Des gens qui pensent en dehors des clous ».

- Je vois… Fous-moi ce torchon à la poubelle !

- Mais il a dit que… que si on ne le rend pas rempli… eh bien… on risquait d’avoir des problèmes.

- N’aie pas peur. On ne va quand même pas se laisser faire. Allez viens, on va boire un bon café avec tes croissants tout chauds. Je voudrais te parler d’un projet… I had a dream, ça ma donné une idée ! Pourquoi ne l’ai-je pas eue plus tôt, cette idée ? La situation est déjà tellement dramatique… Enfin, il n’est peut-être pas trop tard… Tout à l’heure on appellera Loïc, Antoine, Saadia, je suis sûr que ça va les intéresser. Et je pense à plein d’autres gens, aussi… On va faire de grandes choses, tu vas voir. Ils vont voir !

7 mai 2012

  • Oui Wen tu as raison, j'en ai tenu compte. Dieu reconnaîtra les siens !

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Evelyne lagarde clio 6 redim

    violetta

  • Dialogue bien mené en effet mais pourquoi le politiser autant en le liant au lendemain du 6 mai 2012 ?
    Ça lui ôte une bonne part de sa force réflexive en prenant le risque d'en faire une diatribe militante totalement (et forcément) partisane. Dommage.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Francois merlin   bob sinclar

    wen

  • Bon texte brillant avec un peu d'irréalisme, qu'un policier puisse ainsi argumenter si longtemps sans sortir sa matraque...

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Moi da orig

    Dominique Arnaud

  • Merci à tous pour vos commentaires ! N'hésitez pas à recommander ce texte. Amitiés !

    · Il y a presque 12 ans ·
    Evelyne lagarde clio 6 redim

    violetta

  • oui, une écriture dynamique au service d'un sujet intéressant et dramatique, finalement. bravo!

    · Il y a presque 12 ans ·
    Img 0052 orig

    Karine Géhin

  • je l'aime bien ce texte, bien construit, il tient la route et énonce ce qu'on ne doit pas perdre, cette construction de la pensée à travers la lecture et l'écriture, et bien plus encore

    · Il y a presque 12 ans ·
    120x140 image01 droides 92

    bleuterre

  • revisitation actuelle du texte de référence, bien fait, bravo, la liberté de pouvoir penser comme nos sentiments nous guide est le bien le plus trécieux de l'humanité

    · Il y a presque 12 ans ·
    Mariage marie   laudin  585  orig

    franek

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