1er Chapitre : Une affaire de Temps

Lucie Ronzoni

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Je me demande bien pourquoi je suis là. Je n’aime pas le thé, encore moins les gâteaux secs. Et la bonne m’en ressert sans que je le lui demande. Qui a encore une bonne de nos jours ?

J’en suis à ma quatrième tasse. Il faut que je lui demande où sont les toilettes. Mais je vois bien que le moment est mal choisi.  C’est sûr, ça me change de l’Irak.

« N’avez-vous jamais souhaité que le temps s’arrête ? L’espace d’un instant que les aiguilles de votre montre s’immobilisent ? Pour savourer le moment présent, un tout petit moment de bonheur volé au temps ? »

Je m’étrangle avec la gorgée de thé. Extrême, le changement. J’avance un « non », timide et je commence l’enregistrement.

    « Moi, j’y suis arrivée. Pendant au moins cinq bonnes minutes. Et je ne les ai pas volées. Je les ai méritées. Je me suis attelée à cette tâche constamment, minute après minute, heure après heure, jour après jour jusqu’à ce que le temps s’arrête. »

Puisque je suis là, autant que je m’y mette. 

- Est-ce facile ?

- Non, je préviens quiconque qui veut essayer que c’est le travail de toute une vie.

- Que s’est-il passé pendant ces cinq minutes ?

- Ces minutes sont à moi. Je ne les partagerai avec personne, je ne dirai jamais rien. Ne comptez pas sur moi.

 

La bonne revient avec la théière. Je finis par comprendre qu’il suffit que je ne vide pas ma tasse pour qu’elle ne la remplisse plus. L’enregistrement tourne et je ne tiens pas à ce qu’il n’y ait qu’un bruit de porcelaine sur la bande. 

- Et ensuite ?

- Rien. Rien de plus, rien de moins. La vie a repris son cours. Les aiguilles de ma montre ont attaqué leurs 360° comme si de rien n’était.

Une gorgée de thé de plus pour chacun de nous deux, mais moi, malin, je fais semblant de boire. 

« Je sais, qu’à ce moment précis, vous pensez que ma montre s’est tout simplement détraquée, qu’un tout petit grain de sable est venu s’incruster dans ses engrenages pour enrayer la machine. Je m’attendais à cette réaction. »

Le problème, c’est qu’à ce moment précis, je ne pense à rien. A la rigueur aux sables d’Irak, mais sans plus. Heureusement, vingt ans de métier ne peuvent me faire oublier mes vieux réflexes.

- Il me faudrait des preuves.

- Je n’ai rien à prouver. J’ai fixé ma montre, comme d’habitude, j’ai appliqué ma méthode, et ça a marché. J’ai eu, c’est vrai, un quart de seconde de doutes pendant lequel j’ai songé à un problème d’horlogerie, mais j’ai vite compris que j’y étais enfin arrivée. Vous pouvez décompter ce quart de seconde de mes cinq minutes, si on veut être tout à fait précis et honnête.

- Nous arrondirons à cinq minutes, ce sera plus simple. Mais pour continuer dans la précision et l’honnêteté, comment savez-vous que cela a duré cinq minutes puisque votre montre s’est arrêtée.

- Tout d’abord, ce n’est pas ma montre qui s’est arrêtée, c’est le temps. Quant à la mesure des cinq minutes, je suis devenue une experte en mesure temporelle. Par exemple, sans regarder ma montre, je sais que cela fait dix minutes que nous nous parlons.

- Bon, soit. Vous comprendrez que nos lecteurs demanderont des preuves, chercheront à savoir comment vous y êtes arrivée puisque vous m’avez dit y avoir « travaillé » toute votre vie.

- Je le répète, les preuves sont inutiles, je sais de quoi je parle. En revanche, je veux expliquer ma méthode. Que je préfère appeler travail. Je vous ai contacté pour cela, je veux témoigner.

- Je vous écoute…

- Ce n’est pas si simple, je peux dévoiler, mais pas décrire. Vous êtes là pour trouver les mots justes. Vous êtes journaliste, après tout.

- Juste. Encore que je ne le sois pas tout à fait dans ce domaine. Cependant, je témoigne si on veut bien me parler.

- Arrêtez votre cirque. Vous témoignez de ce que vous voyez.

Pas faux. Mais là je ne vois rien.

- J’ai la nette impression que je suis en train de perdre mon temps, madame, sauf votre respect.

Je suis fier de ma blague et je retrouve ma verve journalistique. Mais la dame est coriace.

- Ne parlez pas de ce que vous ne connaissez pas.

- Qu’attendez-vous de moi ?

- Je veux que l’on vive ensemble.

 

*

- C’est quoi ce plan, Michel ?

- Un travail.

- Tu te fous de moi !

- Tu voulais faire autre chose, c’est bien ce que tu m’avais dit ?

- Tu savais de quoi il était question avant de m’envoyer chez cette folle ?

- Vaguement. Pour ne rien te cacher, personne ne voulait y aller. J’étais étonné que tu acceptes.

- J’étais crevé, j’avais fait douze heures d’avion. Je voulais un truc au coin de la rue, d’accord, mais pas ça ! Tu sais ce qu’elle m’a proposé ?

- Tu me l’as déjà dit. De coucher avec elle, c’est ça.

- Pas encore, mais ça y ressemble. Elle veut que je la suive partout, comme un petit chien, les yeux rivés sur les aiguilles de ma montre pour témoigner de son délire temporel.

- Ça peut être drôle, tu crois pas, et c’est payé. Elle a quel âge ? elle est potable ?

- Sans âge. Elle vit dans un immense appartement désert. Je m’y suis perdu en allant pisser. La moitié des pièces est plongée dans le noir.

- Au moins, vous ne vous gênerez pas quand tu emménageras chez elle.

- Tu ne m’as pas bien compris : il n’est pas question que j’y remette les pieds.

- C’est toi qui ne comprends pas bien. On n’a rien d’autres à te proposer en ce moment. Sauf à repartir là-bas. Tu n’en as pas envie, n’est-ce pas ?

Je crois rêver et je vois bien qu’il se fout de moi. Si ce n’est pas du chantage, ça y ressemble. J’ai besoin d’air. Je plante le gros Michel et son sourire en coin.

Il est temps que je reprenne mes esprits et surtout que je me trouve un logement. Tout sauf les gâteaux secs, le thé et l’appartement lugubre.

J’ai un carnet d’adresses fourni, ou du moins je le croyais. Il semble que beaucoup m’ont oublié, de la lettre A à D, mais après tout, ce n’étaient pas les plus fidèles. J’ai eu tort de commencer dans l’ordre alphabétique à mon arrivée à l’aéroport. J’aurais dû tout de suite sauter au M.

Manard. André Manard, le copain de toujours. Il ne peut refuser de m’héberger, juste le temps que je dépose des dossiers dans les agences immobilières. Certes, je n’ai pas entretenu notre amitié ces derniers temps. Comment aurais-je pu ? Sous les tirs croisés, dans les embuscades ou les hôtels archi-protégés, je n’avais pas le cœur aux mondanités. Un e-mail de temps en temps n’aurait pourtant pas été difficile à envoyer. Mais il ne m’en voudra pas. Ce n’est pas son genre, depuis le temps qu’on se connaît.

J’hume l’air de Paris. Il m’a manqué. Ce n’est pas que j’y pensais souvent, mais maintenant que j’en ai plein les poumons, j’en mesure tous les bienfaits. Il m’enracine. Et c’est exactement ce dont j’ai besoin : des racines, un vieux pote, des souvenirs d’ados autour d’un verre.

Je me dirige vers le café en face du journal. Je ne tiens pas à retourner tout de suite dans ma chambre d’hôtel. Belle pourtant et confortable. J’en ai les moyens. Pas assez cependant pour me permettre de rester sans travail pendant plus de trois mois. J’ai fait mes comptes dans l’avion. Toute proposition du gros Michel doit être examinée avec soin, j’en ai bien conscience. Mais pas celle-là…

Je commande un café et je compose le numéro de Manard. Pourquoi ne l’ai-je pas fait plus tôt.

- Allô, Manard, c’est moi !

- Allô, allô, qui est à l’appareil ?

- C’est moi, Gandolfo !

- …

- Allô ? Tu m’entends. Je suis en France, à Paris. Et pour de bon.

- Patrick…Je ne m’attendais pas à t’entendre. Ça fait tellement de temps…

- On va rattraper ça André. Je débarque chez toi. Toujours rue Saint Yves ?

- Patrick, ça fait sept ans !

- On comparera nos rides et nos premiers cheveux blancs. Je suis sûr que j’en ai moins que toi. Tu te souviens quand on comparait nos poils au menton …

- Arrête, Patrick. Tu n’as jamais donné de tes nouvelles. Il fallait acheter ton journal pour cela, et encore, je pouvais juste supposer que tu étais encore vivant. Ne me dis pas que tu n’es jamais rentré en France entre temps? ou qu’il n’y avait pas de téléphone dans ton pays, pas de moyen d’envoyer de fax, de mail, de lettre !

- André…Tu me connais, enfin, tu sais bien comment je suis…

- Justement, Gandolfo…

- Qu’est-ce que…

- Je te souhaite la bienvenue à Paris. Salut !

 

La lettre M. Il n’y a qu’André à cette page. Il n’y avait que lui. 

 

*

 

La chambre est vraiment belle. C’est une suite en fait. J’ai un petit bureau, un salon pour recevoir. L’espace lit est fermé par un cloison coulissante. Très japonisant finalement. Zen ai-je lu sur le dépliant publicitaire laissé sur la table de chevet. Ça fait la quatrième fois que je le lis. J’ai aussi parcouru à plusieurs reprises la carte du room service, puis l’insipide magazine pour touriste. Je connais par cœur les localisations des hôtels du groupe dans le monde. J’ai zappé bien-sûr sur toutes les chaînes.

Je m’ennuie un peu.

Je suis arrivé à la lettre Z de mon agenda. Je connaissais un Zarba. Mais il est mort. Je m’en suis rappelé lorsque sa femme a répondu. J’ai aussitôt raccroché, un peu honteux. C’est là que je me suis dit qu’il fallait que j’actualise les coordonnées. Ce fut rapide. J’ai rayé les amis irakiens, les ex, les morts, les trop vieilles connaissances qui m’ont raccroché aux nez, et les anciens collègues qui ne travaillent plus au journal. Il ne me reste plus qu’André et Michel. Je ne peux me résigner à effacer André de ma vie. Et Michel, c’est mon porte-monnaie.

Ce grand nettoyage n’est pas inutile : il me permet de recevoir l’ensemble de mes connaissances dans mon mini-salon. Finalement mon logement actuel est à la mesure de ma nouvelle vie : épuré.

Il n’empêche, je m’ennuie.

J’écoute l’enregistrement de la vieille folle. Elle n’est pas si vieille, mon âge peut-être, moins de cinquante ans certainement, mais je crois être bien mieux conservé qu’elle. Pour vérifier, j’interromps le magnétophone et je me dirige vers le miroir. J’ai tout de même une sale tête. Je me demande comment elle a pu me demander de vivre avec elle. J’aurais dû l’effrayer avec ma tronche de baroudeur. Pas du tout le genre de l’appartement, ni du quartier. Je crois que je suis pourtant encore séduisant. Mieux rasé, mieux habillé, je peux encore faire de l ‘effet. Cependant, je ne pense pas qu’elle ait été sensible à mon charme. Sa demande était purement professionnelle et j’étais censé la prendre au sérieux.

Je reprends l’écoute de la bande. Il me manque le début, le moment où elle me questionnait sur mon désir d’arrêter le temps. Ça ne m’est jamais venu à l’esprit. En tout cas pas au cours de ces sept ans. J’étais dans l’urgence. La peur aussi. Je voulais que les minutes passent le plus vite possible de manière à ce que la mort n’ait pas le temps de s’attarder. Il n’y a peut-être que la nuit où je ne dormais pas pour éviter de me retrouver trop vite au lendemain. Enfin, ça, c’était plutôt les derniers mois, après l’explosion.  Je devais rentrer et je n’y retournerai jamais.

J’entends les bruits de nos cuillers sur la porcelaine, presque aussi ceux du liquide brûlant qui descend dans nos gorges. Cet appareil est d’une qualité étonnante. Il est bien plus performant que ceux que j’utilisais là-bas. J’était parti en laissant tout derrière moi. Mes dernières notes, mes enregistrements, mon appareil photo. J’avais pris l’avion de la croix-rouge avec un sac à dos : juste mon pyjama et ma trousse de toilette. Il faut que je pense à racheter des vêtements. Heureusement, j’avais eu le temps de prendre une douche avant d’aller voir le gros Michel et de rendre visite à la folle. Mais mes vêtements puent encore la transpiration et la peur. La bonne avait fait la grimace en me voyant, mais la femme n’avait rien exprimé à ce sujet.

J’appuie sur pause. Je regarde le bureau, je regarde le salon. Un bruit dans la rue me fait sursauter. Je retrouve mes vieux réflexes. Je cours aux fenêtres tirer les rideaux, j’éteins les lumières et me roule en boule sous le lit.

Je crois que je vais accepter le job.

 

*

 

Le gros Michel se marre. Ça lui plait de me voir dans mes beaux habits du dimanche. Avec mon vieux sac au dos à mes pieds, j’ai l’air ridicule. Encore plus lorsque je lui fais part de ma décision. Il s’y attendait, de toute façon , je n’avais pas le choix. Mais de l’entendre de ma bouche, c’est particulièrement drôle. Il s’en délecte. Son rire gras se fait entendre dans toute la salle de rédaction. Des têtes se retournent, des gens se lèvent. Je suis l’animation de leur journée. Mais je m’en fous.

C’est lui qui prend son téléphone pour appeler Mathilde de Longemer. C’est le nom de la folle, une comtesse. Elle m’attend dans deux heures. Le temps de préparer ma chambre.

Le contrat avec le journal est clair. Je dois envoyer chaque jour une chronique, comme avant. Sauf que cette fois, je serais à dix minutes à pied de la rédaction ; je pourrai leur apporter en  main propre mes textes si j’en ai envie.

Ceci est donc le premier épisode de mon feuilleton journalistique. J’écris de ma nouvelle chambre et je m’apprête à passer ma première soirée avec Mathilde. J’ai tout prévu :  je suis allé vérifier ma montre et je me suis permis d’en offrir une à la comtesse. Elle ne s’en est pas vexée. Si le temps s’arrête ce soir, je promets de vous raconter.

                        Episode 1, une affaire de temps. Chronique de Patrick Gandolfo

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