4 Sang dans la nuit
Veronica Tomaszewski
Le ciel. Le ciel portait la lune, formée d'un croissant, dont la finesse semblait pouvoir couper tel des lames de rasoirs. Les nuages noirs formaient des images dépourvues de sens, parfois camouflées par la teinte trop sombre de la nuit. Il n'y avait aucune étoile dans ce ciel.
Postée à l'entrée d'une ruelle humide, j'attendais les mains jointes dans le dos. Le contact mouillé de mes gants roses, appuyés contre le mur moisi était désagréable sur mes mains. Le bruit de la rue adjacente animée de vies humaines parvenait à mes oreilles. Je ne pouvais pas me pavaner au centre de la foule, sous les traits d'une enfant vêtue d'une robe de mousseline rose poudrée, portant une cape blanche qui tenait bien chaud. J'attirerai les regards au moment où je devais savoir rester discrète, l'heure était à l'attente silencieuse, résistant à l'envie de céder à la facilité.
Étrangement, je me sentais puissante, invincible en dépit de ma taille ridicule. Mes sens percevaient un monde nouveau, des discutions qui provenaient de l'immeuble face à moi, à l'écho du son des pas dans mon dos. L'homme se déplaçait en silence, pourtant je pouvais distinguer sa présence très clairement. L'image s'imposa à mon esprit qu'il ne me portait pas de bonnes intentions, je sentais les émanations saccadées de son esprit. En à peine une seconde, je savais que l'homme derrière moi comptait me tuer, pour me dépouiller de mes biens et s'amuser avec mon corps encore chaud. Je pouvais le voir imaginer la scène, alors qu'il se tenait à moins de vingt centimètres de moi.
Ses bras commençaient à entourer mon petit corps, je pouvais l'entendre ricaner tout bas pour me signifier sa présence. Il voulait que me faire prendre conscience du danger imminent avant de m'attaquer de front. Je me tournais vers lui, faisant virevolter mes jupons dans les airs. Repoussant les pans de ma cape, je fondis sur lui. La lenteur de mes mouvements n'était qu'une illusion à mes yeux, le tueur ne m'avait pas vu bouger. Ce n'est qu'en m'élevant vers son cou, le forçant à s'abaisser à mon niveau, qu'il réalisa que c'était moi qu'il l'attaquait la première.
Son incompréhension me saisit de plein fouet, je m'accrochais à lui comme un démon. Un moment d'hésitation ralenti mon assaut, je venais de prendre le dessus sur ma première proie sans soucis, maintenant la soif de sang commençait à tirailler ma raison.
Et je la sentie s'échapper. Je tombais en morceaux, plus rien ne maintenait les fragments de moi-même, ils s'effondraient. Je m'effondrais.
Quelle folie se jeta à mes trousses, me poussant à franchir cette part d'obscurité de mon âme, jadis aussi humaine que ma victime. La pulsion de la faim devenait insupportable, ma bouche formait des sons répugnants, animal, la voix d'un monstre affamé de chair et de sang. Mon instinct voulait mettre fin à cette torture, l'homme s'agitait sous mon emprise, je plongeais mes crocs dans son cou.
Cette oppression de faim cessa lorsque le liquide épais et brûlant entra en contact avec mon palais, la première gorgée attisa mon envie si fortement que je vidais l'homme d'une traite. Peu importait la saveur du sang, l'âge, c'était comme boire un grand verre d'eau fraîche pour étancher sa soif, cet effet qui nous comble parfaitement sans détour, c'était ça boire du sang.
Une fois mon repas achevé, je laissais retomber le corps lourdement sur le sol de la ruelle. Ignorant ce qu'il fallait faire du cadavre, je fis signe à ma mère de venir me rejoindre. Elle avait assistée à toute la scène depuis une chambre de l'hôtel voisin. Un seul geste de la main dans sa direction suffisait, avait-elle assuré. Je la vis ouvrir la porte fenêtre qui donnait sur un petit balcon en fer, pour sauter gracieusement et atterrir sans bruit devant moi.
– Tu t'es très bien débrouillée pour une première chasse, dit-elle en se penchant vers moi pour essuyer mon visage plein de sang presque séché. J'ai bien cru devoir intervenir avant que tu ne te décides à l'attaquer, qu'est-ce qui t'as fait hésiter ?
– J'allais sacrifier ma dernière ombre d'humanité, ma voix sonnait sans vie, elle sommeillait en moi car je ne m'étais jamais nourris. Mais j'ai sentie quelque chose se rompre à l'intérieur de moi, alors j'ai cédé à l'appel du sang. Comment s'est passé ta première chasse maman ? As-tu aussi vécu cette sensation étrange ?
Je dirigeais mon regard droit sur elle, plongeant mes yeux dans les siens, suspendue à ses lèvres. Elle retira le mouchoir souillé de mon visage, le sien n'affichait que de la bienveillance.
– Je te raconterai tout ce que tu veux savoir ma chérie, assura-t-elle tendrement avec un sourire avant de scruter le ciel. Le jour ne va pas tarder à se lever, nous avons peu de temps pour regagner le manoir, rentrons.
Elle me prit dans ses bras, m'enlaçant assez fort pour que je ne tombe pas. Il était plus rapide de parcourir la ville à la vitesse d'un vampire, que d'appeler un fiacre à cette heure avancée de la nuit.