411
rebecca_daniels
Un son sourd et lointain. Une main, un bras, puis tout un homme. Ses yeux se plissent devant les premiers rayons du soleil qui filtrent par les stores. Hagard, il tente de trouver la source de ce bruit devenu à présent strident. Le réveil. De sa paume gauche, il l'éteint délicatement.
Une pièce, vaste, dénuée de toute forme de décoration. Au milieu : un lit. L'homme se lève et s'habille. Ce matin, comme tous les matins il ne déjeunera pas. 7h40. Une porte claque. Le voilà qui descend les escaliers de son immeuble, trois étages. D'un pas fébrile, il se dirige vers l'arrêt du tramway. La semelle de ses bottillons frappe le macadam humide pendant que de fines gouttes de pluie s'attardent sur sa mallette en cuir.
Au coin de la rue, il aperçoit la prostituée du quartier. Mimi qu'on la surnomme ici. Elle non plus n'a pas déjeuné pas ce matin. Mimi, on ne saurait lui donner d'âge. Sa silhouette, marquée par les affres de son métier ne gâche en rien son joli visage. De grands yeux bleus, une douceur presque candide, qui se reflète jusque dans le fond de ses iris. Habillée d'une combinaison moulante elle guette le client et claque la langue d'une façon aguicheuse lorsqu'elle croit en croiser un. L'homme la dépasse pour s'enfoncer dans une rue adjacente.
Toute la ville semble réveillée. Les gens pressés hâtent le pas en laissant s'échapper de leur bouche des petits nuages de vapeur. Les effluves des restaurants, l'odeur briochée de la boulangerie, tous s'activent.
L'homme court à présent. Le tramway arrive en trombe au même moment. Chauffage à fond, la chaleur quasi étouffante attrape les voyageurs. Assis sur son siège, l'homme observe les habitués défiler par la fenêtre embuée. Le vieil homme assis par terre, les vendeurs de bibles, Jeanne d'Arc sur son cheval... Malgré les cahotements du tramway, le rythme ne faiblit pas. Les portes s'ouvrent : des gens sortent, d'autres s'engouffrent accompagnés par le froid qui attaque les passagers déjà installés. Quelques éclats de voix, des odeurs de parfum qui se succèdent et un seul air morose qui habille ces multiples visages renfrognés.
Néons. Néons. Néons. Néons. Noir. Noir. Néons. Noir. Néons.
La pupille de l'homme peine à s'adapter aux écrans publicitaires qui défilent par la fenêtre au fur et à mesure du voyage. Agressé, ses paupières s'affaissent. A peine le temps de se remettre que l'homme descend déjà du tramway. Quelques derniers pas rapides sous la pluie et le vent pour qu'il atteigne enfin son bureau.
Au rez-de-chaussée, c'est l'effervescence. Ca piaille, ça glousse, ça caquète. La basse-cour des commérages est lancée. Telles des gallinacées en tailleur, ça secoue la crête en se dandinant pour picorer les dernières miettes de rumeur.
Il paraîtrait que « la poule en chef est allée becqueter avec le coq de service; et que la pintade du premier se soit tellement déplumée aujourd'hui qu'elle pourrait pondre un œuf rien qu'en se baissant. »
Dépassé, l'homme se fraye un chemin à travers ce pot au feu assassin. 411. C'est le nombre de pas qu'il lui faut pour rejoindre son poste de travail. Pas un de plus, pas un de moins. 411 en bottillons, 411 en baskets, 411 en mocassins. 411.
Ordinateur allumé, il commence à s'affairer. Clic droit, clic gauche, cliquetis de stylo, l'homme peine à se concentrer. Soudain la porte s'ouvre et Elle surgit. Elle c'est la hiérarchie.
Plumes gonflées tel un paon qui fait la roue, Elle ne caquète pas: Elle aboie, beugle, braille, rugit, brait.
« Proxémie : étude du rôle des distances dans les relations interpersonnelles. »
La gorge rouge comme un dindon, Elle lui postillonne dessus. Proche de son visage. Trop proche. L'homme est mal à l'aise. L'échange sensoriel est élevé. L'homme tente de dédramatiser: demain Elle sera calmée. Elle partit, la notion du temps s'efface: dans quelques instants le poulailler sera bientôt fermé.
L'homme sort, le tram le dépasse. Tant pis, il rentrera à pied. Le temps est nuageux, la ville fait son dernier sprint avant de s'éteindre. Les bureaux s'occultent, les restaurants remballent leur terrasse et les vitrines des magasins ferment. L'homme avance, traîne, flâne. En fin de journée, l'odeur n'est pas la même : des reflux de gasoil, les évanescences de javel jetée sur les trottoirs par les commerçants, et ce parfum de moiteur des gens épuisés.
A l'angle de la rue suivante, un spectacle se joue. Quelques badauds s'arrêtent, l'homme les imite. Une femme accompagnée de deux musiciens s'agite. Rouge, jaune, vert, violet. Entièrement vêtue de wax, la femme se déhanche au rythme des tamtams. Son bassin oscille de gauche à droite, ses bras encerclées de bracelets volent gracieusement au-dessus de sa tête. Les yeux fermés, en état de transe, elle secoue ce turban bigarré qui fait ressortir la couleur de sa peau. Les mains rugueuses des hommes accélèrent le rythme. Envoûté, l'homme ferme les yeux. Ses sourcils se froncent. Son cœur résonne dans ses oreilles. Il s'éloigne peu à peu, flotte, le voilà parti.
3 étages plus tard, l'homme s'allonge. La télévision en bruit de fond. Les doigts sur la télécommande s'activent. Misère, malheur, catastrophe, accident, désastre, misère, malheur… Lassé, l'homme éteint. Dans la pénombre ses yeux s'affaiblissent jusqu'à se fermer, son souffle ralentit, son corps se détend, encore quelques instants et il sera dans les bras de Morphée.
Un son sourd et lointain. Une main, un bras, puis tout un homme. Ses yeux se plissent devant les premiers rayons du soleil qui filtrent par les stores. Hagard, il tente de trouver la source de ce bruit devenu à présent strident. Le réveil. De sa paume gauche, il l'éteint délicatement. Ce matin, deux tartines se trouvent sur la table.