4x4

Giorgio Buitoni

Les arbres défilaient à grande vitesse derrière le large pare brise du 4x4. Le soleil se levait et Abel avait deux jours de route devant lui avant d'atteindre le chalet. Il alluma la radio, puis une cigarette, et abaissa la fenêtre de son côté. C'était les Who. Il reconnut My generation et monta le volume. Le soleil affleurait à l'horizon ; il chercha à l'aveuglette ses lunettes de soleil dans le profond vide-poche, en gardant un œil sur la route. Tout était trop grand à bord de cet engin. C'était un 4x4 Mercedes-Maybach G 650, avait argumenté Julie. Un genre de char d'assaut, haut sur roues, avec intérieur cuir, équipé des gadgets électroniques derniers cris. Un monstre tape-à-l'œil et suceur de carburant. Même la couleur vert bouteille ne lui plaisait pas. Son téléphone portable sonna ; il abandonna la recherche de ses lunettes et prit l'appel d'une pression sur le tableau de bord. Le son de l'autoradio passa en sourdine et la voix de Julie emplit l'habitacle.

« Salut. Tu as oublié de prendre tes sandwichs dans le frigo.

– Ah ?

– Oui, c'est malin, ils vont être à jeter, je n'aime pas la charcuterie. T'as fait le plein du 4x4, au moins ? »

Abel tira une longue bouffée sur la cigarette et souffla la fumée blanche par la fenêtre.

« Le réservoir est plein. Comment va Gabriel ?

– Il mange ses cornflakes et tire la queue du chat, je suppose que ça va. Tu veux lui parler ?

- Laisse-le finir le petit dêj', je rappellerais ce soir. »

Abel souffla à nouveau la fumée par la fenêtre.

« T'es en train de fumer, là ? »

Abel jeta son mégot par la fenêtre, dispersant dans l'air de petites étincelles incandescentes.

« Je serais à l'hôtel dans deux jours, dit-il

– T'étais vraiment obligé d'y aller à ce séminaire ?

– C'est important, nous allons discuter de l'attribution des budgets pour l'année prochaine. »

Abel rumina son mensonge. Il pensa au chalet qui l'attendait au milieu de la forêt, en bordure du lac. Aux longues heures qu'il passerait en solitaire à siroter de la bière et à pêcher. Au feu de bois et au poisson grillé.

« Toi et ta fichue peur de l'avion... A ce rythme-là, Gabriel sera en train de passer le bac quand tu reviendras enfin à la maison.

– C'est juste une petite semaine, chérie.

– Pourquoi as-tu emporté ton chapeau de paille et ton maillot de bain ? »

Il comprit que Julie avait fouillé l'armoire et vérifié les affaires manquantes.

« Il y a une piscine, y'a toujours une piscine, tu sais bien… Je te laisse, j'arrive à un péage. Je rappelle ce soir. Embrasse Gabriel. »

Il coupa la communication ; la musique sortit à nouveau des enceintes ultra-performantes du 4x4 – une ballade de Nick Drake. Les yeux plissés, il se remit à chercher ses lunettes de soleil Ray-ban dans le vide-poche, les trouva, et les chaussa. Le 4x4 dépassa la forêt : autour de la voiture, s'étalait à perte de vue des champs fauchés et des enclos de pelouse où paissaient des chevaux. Abel chantonnait sur la musique, son coude appuyé à la fenêtre, quand il distingua une silhouette sur le bord de la route, à une centaine de mètres. Une jeune femme tendait le pouce à son intention. La silhouette de l'autostoppeuse grandit encore : il s'agissait d'une adolescente – dix-huit ans, pas plus. Il pensa aux deux jours de route qui l'attendait et à Julie qui, après dix ans de mariage, faisait toujours couler de l'eau dans le lavabo pour masquer ses vents dans la salle de bain. Il coupa la musique, ralentit et s'arrêta sur le bas côté. Dans le rétroviseur intérieur, il vit la jeune fille se diriger vers le 4x4. D'allure fluette, elle marchait sans se presser. Ses longs cheveux noirs balayaient ses épaules nues. Le soleil donnait à sa peau un aspect de faïence. Quand elle ouvrit la portière du 4x4, il était en train de vérifier son reflet dans le miroir du pare-soleil.

« Pas la peine de vous recoiffer, on ne va pas baiser… »

Elle souriait, la tête penchée à l'intérieur. Ses vêtements se résumaient à une jupe à fleur blanche, un débardeur en coton rouge et des sandales nu-pieds. Ses yeux noirs, sans maquillage, inspectaient l'habitacle. Abel se sentit rougir.

« Vous allez où ? demanda-t-elle.

– Loin d'ici, vers le sud. Et vous ? »

Sans répondre à la question, la jeune femme s'assit sur le siège passager et claqua la portière. Elle souriait, mais le ton grave de sa voix ne s'accordait pas avec son sourire. Il nota une tâche rouge foncé sur le volant de sa robe blanche - ça ressemblait à du sang séché. Abel redémarra ; le 4x4 vrombit.

« Je parie que c'est votre femme qui l'a choisi », dit la jeune fille.

La tête entre les genoux, elle entreprenait de dénouer la lanière de ses sandales.

« Quoi donc ? demanda Abel.

– La voiture. »

Du pouce, Abel fit tourner l'alliance autour de son doigt. 

« Eh bien, ma femme et moi décidons tout d'un commun accord, vous savez… »

La jeune femme pouffa.

« Qu'y-a-t-il de si drôle ?

– Allez, vous savez bien... »

Abel eu un sourire gêné et alluma une cigarette. Il tendit le paquet à la jeune fille ; elle tira une cigarette avec les dents et fourra le paquet dans la poche de sa jupe. Au loin, dans la vallée se découpait les toitures de quelques habitations en contre-jour. Abel alluma sa cigarette, puis porta la flamme de son briquet du côté de la jeune femme. La cigarette au bec, elle s'avança sur son siège, vers le briquet, et aspira. Elle souffla une première bouffée vers le pare-brise, puis abaissa la fenêtre de son côté ; l'air s'engouffra à l'intérieur du 4x4 dans un bruit de soufflerie.

«  Je m'appelle Abel.

– Laura.

– Enchanté... Votre jupe – la tâche, c'est du sang ?

– J'ai tué un lapin, ce matin », dit Laura en tirant sur la cigarette.

Abel hocha la tête sans relever l'information. La jeune femme demanda :

« A quoi vous pensez avant de vous endormir ? »

Il digéra la question et répondit :

« Pas grand-chose, pourquoi ?

– Je parie que vous vous demandez comment vous en êtes arrivé là. »

Il tourna la tête vers elle brièvement ; elle le dévisageait, l'air amusé.

«  Là ?

– A laisser votre femme choisir le modèle de la voiture, le contenu de vos sandwichs et tout le reste. Ça vous embête si on s'arrête au prochain bled ? »

Abel accéléra ; le 4x4 rugit.

« Pour tout vous avouer, dit-il en tâchant de sourire, je préfère les cabriolets.

– C'est un dentier ?

– Quoi ?

– Vos dents. On dirait de l'émail de chiotte. »

Elle passa la tête par la fenêtre de son côté et tendit son visage au vent, les yeux fermés. Ses cheveux flottèrent un instant au dessus de sa nuque, puis elle réintégra l'habitacle et reposa ses pieds nus sur contre la boite à gants.

«  Alors ? C'est quoi vos dents ? Un polissage au papier de verre ?

– Ce sont des facettes. Des lamelles collées à mes vraies dents, répondit Abel d'un ton sec. Ce sang, c'est vraiment du sang de lapin ? »

Laura souriait.

« Allumez la radio, aux informations il parle peut-être d'une autostoppeuse qui égorge les vieux beaux en 4x4. »

Abel se mit à rire, puis l'idée ne lui parut plus si farfelue. Il loucha de nouveau sur la tâche de sang sur la jupe de Laura. Elle se débarrassa de son mégot par la fenêtre et renifla ses doigts avec une grimace de dégout. Le téléphone sonna une nouvelle fois, encastré dans son support sur le tableau de bord : le prénom de Julie s'affichait sur l'écran de contrôle du 4x4. Laura fixa Abel de ses grands yeux noirs, un sourire en coin.

« Vous ne répondez pas ? 

– Un seul mot et je vous balance sur la route. »

Laura fit mine d'actionner une fermeture éclair imaginaire le long de ses lèvres. Abel hésita, puis effleura la commande sur le tableau de bord.

« C'est encore moi, dit la voix de Julie. Juste pour te prévenir que Gabriel est malade. Il a vomi. Je l'emmène chez le toubib.

– Vomi ?

– Oui. Tout ce qu'il avait dans l'estomac. Sur le tapis. Le thermomètre dit 38. Probablement une gastroentérite. Bref, tu ne pourras sans doute pas lui parler ce soir. »

Abel garda le silence. Il loucha sur la tâche de sang sur la jupe de Laura, et répondit :

« Ok, tiens-moi au courant.

– Entendu. Et toi, ne fumes pas trop, tes dents nous ont coûté une blinde, je te rappelle. Conserve-les de la bonne couleur. Salut. »

Julie raccrocha. Abel regarda Laura qui levait les yeux au ciel et marmonnait tout bas :

« Fais attention à tes dents, Abel, et blablabla… »

Il la gifla d'un revers de la main ; la jeune femme mordilla sa lèvre, et cligna des paupières comme si elle venait d'apercevoir une soucoupe volante.

« Désolé, je suis nerveux… »

Abel fixait la route et faisait tourner son alliance autour de son doigt avec son pouce.

« C'est parce que vous mentez », dit-elle en se frottant la joue.

Abel ota ses lunettes de soleil et tourna la tête : la peau de la jeune femme lui parût plus pâle encore, presque cadavérique. De fines veines bleue parcouraient ses cuisses et ses avant bras.

«  Je mens ?

– A votre femme.

– Je vais chasser, nous avons un chalet dans la forêt, dans le sud.

– De mieux en mieux… et vous avez une arme ? »

Abel loucha à nouveau sur le sang séché sur la jupe de  la jeune fille. Le 4x4 passa devant un panneau indiquant le nom d'un village.

« Mon entreprise fait de l'import export d'arme à feu. J'ai un fusil à lunette dans le coffre, mais à vrai dire, je n'ai jamais tiré sur quoi que ce soit de vivant. Seulement des cibles en carton. 

Laura gloussa.

« J'ai un oncle policier qui vous ressemble. Une fois, il a tué un gamin qui piquait une voiture. Mais quand il rentre à la maison, s'il ne retire pas ses chaussures, il dort sur le canapé. »

Abel se retint de la gifler à nouveau. Ils dépassèrent le village ; dans le rétroviseur du 4x4, les vétustes habitations de campagne rapetissaient. Derrière le pare-brise, les montagnes se dressaient à l'horizon, leurs cimes blanches luisaient sous le soleil du matin. La forêt défila de nouveau le long des portières du 4x4. Laura trifouilla l'ouverture de la boite à gant.

« Moi, je chasse au collet, dit-elle. C'est une manière plus subtile. Si l'animal pose la patte au mauvais endroit, ce n'est pas mon problème. Je ne me sens pas coupable. C'est le destin. Certain vivent sans jamais se faire attraper, d'autre se prennent eux mêmes au piège. »

Elle ouvrit la boite à gant et découvrit un stock de barres de céréale chocolatées. La jeune femme déballa une des friandises et croqua dedans.

« Eh bien, faites comme chez vous ! »

Abel débraya pour grimper une côte à fort dénivelé, les montagnes se rapprochaient.

« Et ne me foutez pas des miettes partout…

– Sinon bobonne va crier, je sais, je sais », dit Laura en suçant du chocolat sur ses doigts.

Les articulations des doigts d'Abel blanchirent autour du volant recouvert de cuir noir. La jeune femme souriait, ses dents affichaient la même couleur que sa peau ; Abel perdit son calme.

« Mais bon dieu ! Qui êtes vous ? Ou allez-vous ? 

– Ne vous énervez pas, je disais ça comme ça. »

Elle fit une grimace qu'Abel ne vit pas. Il ralluma la radio : Dylan chantait Time they are à changin'.

« J'ai envie de pisser », dit Laura.

Abel soupira et braqua le volant d'un geste brusque vers la droite ; le 4x4 s'immobilisa sur le bas côté.

« Grouillez-vous, sinon, je vous laisse là. J'ai de la route à faire. »

La jeune fille garda le silence. Elle renfila ses sandales et sortit de la voiture. Fine et gracile, elle marcha entre les arbres, et disparut dans la forêt. Les doigts d'Abel tapotaient sur le volant au rythme de la musique. Un instant, l'idée de redémarrer et d'abandonner cette petite conne au milieu de nulle part lui traversa l'esprit. Les minutes passèrent, Laura ne revenait pas. Il sortit du 4x4 et tenta d'apercevoir la jeune fille entre les troncs d'arbres.

« Hé ! Vous vous grouillez ? » cria-t-il vers les bois, les mains en porte voix autour des lèvres.

Personne ne répondit. Il s'avança encore et pénétra dans la forêt. Des brindilles craquaient sous ses chaussures. Il marcha jusqu'à un épais bosquet de fougère - l'endroit que Julie aurai choisi pour se soulager. Il écarta les feuilles : Laura était là, immobile, accroupie près d'un tronc d'arbre. Sa culotte était baissée, tendue autour de ses chevilles. Ses grands yeux noirs regardaient devant elle. Il suivit la direction de son regard : un ours noir se tenait à une dizaine de mètres. L'animal grogna en apercevant Abel derrière les fougères. Abel se figea. Son cœur battait comme une grosse caisse dans sa poitrine. Laura tourna la tête vers lui et, durant un long moment, ils se dévisagèrent en silence. Laura souriait. Son visage était serein. Abel fit un pas en arrière, très lentement, puis un autre, jusqu'à disparaitre complètement à la vue de l'animal. Il se mit à courir vers le 4x4 sans se retourner, bondit au volant et verrouilla les portières. Sa main fit tourner la clé de contact… Puis il pensa au sang sur la jupe de Laura et au chalet à deux jours de route d'ici ; il déverrouilla les portières et bondit hors du 4x4. A l 'arrière, il ouvrit le coffre : le fusil était là, calé entre ses bagages. Il le tira de sa housse flambant neuve, régla la lunette, l'arma, et retourna en courant dans les bois. Laura était toujours accroupie près du bosquet de fougères, souriante, face à l'ours. Elle chuchota, sans jeter un œil du côté d'Abel :

« Grouillez-vous, j'ai froid aux fesses. »

L'ours avança entre les troncs d'arbres, pesant lourdement sur ses pattes énormes. Abel épaula lentement son fusil et visa avec la lunette. Il avait les mains moites. Son index se figea sur la détente, incapable de faire feu. A quelques mètres, l'ours se dressa de toute son envergure et rugit. Laura cria :

« Fais attention à tes dents, Abel, et blablabla… »

Et Abel fit feu. Il toucha la tête de l'animal qui s'effondra de tout son poids sur le sol moussu.

Une vague de joie parcourut la nuque d' Abel et il se mit à rire.

« Vous avez v… »

Laura n'était plus là. Seul le paquet de cigarette qu'elle lui avait fauché trainait sur le sol moussu. Il le ramassa, fouilla le bosquet de fougère, puis balaya les alentours du regard.

« Hé ! Vous êtes là ? »

Sa voix se perdit entre les troncs. Il hésita un instant et, après un dernier regard circulaire, il rebroussa chemin vers le 4x4, et attendit à l'intérieur. Le soleil montait entre les cimes enneigées ; Laura ne revint pas. Abel pensa au chalet qui l'attendait, là-bas, plus au sud. Il tourna la clé de contact et reprit la route. La radio diffusait Sympathy for the devil, il alluma une cigarette et ouvrit la fenêtre. Le téléphone sonna : le prénom de Julie clignotait sur l'écran. Abel sourit et tira une longue bouffée sur sa cigarette. Tout haut, il dit pour lui même :

« Fais attention à tes dents, Abel, et blablabla… »

Un fou rire s'empara de lui. Sa poitrine hoquetait. Il détacha le téléphone du tableau de bord, le jeta sur la route, et accéléra.

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