6. Lignes divergentes

jadedm

Chapitre 6 du roman : Un tant soit peu d'amour

J'ai perdu ma mère à l'âge de 4 ans. Il ne me reste d'elle que de vagues souvenirs, dont je ne sais pas si je les ai réellement vécus, ou si je les ai créés d'après les photos et les histoires de mon entourage. Mon père n'a jamais aimé personne d'autre, ni refait sa vie. Il est resté seul, dévoué à sa femme décédée et à sa fille. 

  Mes premières réminiscences le dépeignent comme un père gauche, tentant de faire de son mieux sans trop savoir comment, et bien que nous soyons de la même famille, nous ne sommes jamais devenus proches. Il essayait malgré tout de m'aimer du mieux qu'il pouvait, cherchant à combler un vide dont il s'imaginait que j'en ressentais le manque. 

  Les années passèrent et nos rapports évoluèrent peu. Nous nous aimions, mais ne le montrions que rarement, ou de manière assez maladroite. Nous étions pourtant soudés et nous nous soutenions toujours, quelles que soient les épreuves. Il était resté très proche de la famille de ma mère, que nous voyions davantage que la sienne.

  Le frère aîné de ma mère et mon père étaient devenus inséparables, bien que celui-ci déplore le second mariage de son ami avec une femme bien plus jeune que lui. Deux ans après cette union polémique, Cecelia, la femme de mon oncle, donna naissance à des jumeaux, deux beaux garçons qui réconcilièrent presque tout le monde.

  Je n'appréciais pas vraiment Cecelia. De plus, elle se révéla être une terrible mère. Non pas qu'elle fut méchante, mais manifestement, elle n'avait pas la fibre maternelle. L'éducation de leurs enfants était un véritable échec. Cecelia ne leur imposait aucune limite et il était impossible de se faire respecter. C'était un véritable calvaire et rapidement, ses enfants se transformèrent en jumeaux diaboliques. 

  Mon oncle nous invitait chaque été à passer quelques jours chez lui, et mon père acceptait principalement dans le but de revoir son ami, bien que la rencontre avec les enfants nous angoisse toujours un peu. Ils avaient 8 ans à présent, et Cecelia n'arrivait plus du tout à les gérer. Ils décidèrent donc d'engager une fille au pair le temps des vacances de la nounou, ce qui leur permettrait de les décharger un peu, et espéraient-ils, de les remettre dans le droit chemin. 

  C'est ainsi que je rencontrai Annabelle. Nous étions le 26 juillet et elle y était depuis déjà deux semaines. Je m'étonnais qu'elle ait pu tenir aussi longtemps en leur compagnie, mais mon oncle affirmait qu'elle s'en sortait très bien avec les petits et que ceux-ci la respectaient beaucoup. J'en doutais fortement et étais curieuse de le voir de mes propres yeux. J'avais 21 ans et nos retrouvailles étaient également l'occasion de le fêter. De plus, j'avais décroché un travail dans une librairie pour la rentrée, ce qui signifiait pour moi le début des responsabilités. Je voulais donc profiter de cet été comme s'il s'agissait du dernier. 

  Lors de notre arrivée, nous fûmes accueillis par une jeune fille à l'accent chantant. Elle se présenta et nous invita à l'appeler si nous avions besoin de quoi que ce soit pendant notre séjour. J'échangeais un regard surpris avec mon père et la remerciais. Je l'observais discrètement alors qu'elle nous aidait à décharger les bagages de la voiture, et à les installer dans nos chambres. Ses longs cheveux bruns descendaient en cascade gracieuse sur ses épaules. Elle avait un beau visage rond de poupée qui respirait la joie de vivre et la bonne humeur. Sa peau était aussi blanche que la mienne, ses joues rebondies légèrement rosées et ses grands yeux bleus étaient chaleureux. Elle me fit de suite bonne impression. 

  Je n'eus toutefois pas le temps de m'attarder trop avec elle ni même de lui poser des questions, car elle repartit bien vite à ses tâches. Si la femme de mon oncle préparait le repas, c'était Annabelle qui s'occupait du reste et veillait sur les enfants, afin que nous puissions être en paix. Elle gérait tout, et à mes yeux, ma famille en profitait beaucoup trop. 

  Un peu plus tard, lorsque tout le monde eut quitté la table, je vins la rejoindre dans la cuisine afin de l'aider à faire la vaisselle. Elle refusa tout d'abord mon aide, arguant que c'était son boulot. Je haussais les épaules et ne lui laissais pas vraiment le choix. Lorsque je lui demandais comment elle faisait pour supporter ces deux êtres diaboliques, son visage changea. Je découvris alors, sous cette façade joviale et chaleureuse, un tempérament de feu qu'elle tentait de réfréner. C'est ainsi que notre amitié naquit. 

  Au début, je pensais que notre relation prendrait fin lors de son retour en France. Je ne la connaissais pas assez pour espérer plus qu'une amitié estivale et profitais de chaque instant en sa compagnie. Je n'ai jamais autant ri que durant ces vacances avec elle. Dès qu'elle avait fini ses tâches journalières et que les jumeaux lui laissaient un peu de répit, nous allions nous promener et nous raconter nos vies. Annabelle me fascinait, tant par sa personnalité que par l'exotisme de son pays et de la région bordelaise. 

  Lorsque le jour du départ arriva, je la quittais le coeur lourd et les yeux pleins de larmes, lui promettant de garder contact. J'avais l'impression de faire une promesse vaine et je m'en voulais terriblement. Pourtant, durant les premiers temps, pas un jour ne se passa sans que l'on ne se donne des nouvelles. Les jours s'espacèrent ensuite en semaines, puis en mois. La vie nous happa chacune de notre côté et nous nous perdîmes plus ou moins de vue pendant deux ans. 

  Ce fut Annabelle qui revint vers moi. Elle avait des vacances et voulait savoir si je pouvais la recevoir pour quelques jours. Elle avait beaucoup aimé l'Irlande et souhaitait en découvrir un peu plus. Je fus réellement heureuse de la retrouver et depuis ce jour, elle a toujours été là pour moi. J'avais parfois l'impression de ne pas pouvoir lui donner autant que je recevais, mais elle ne le fit jamais remarquer et ne demanda jamais rien en retour. 

  Annabelle est le genre d'amie qui se donne corps et âme pour vous. Elle est sincère, serviable, attentionnée. Si vous la blessez, elle vous pardonnera. En revanche, si vous faites du mal aux personnes qu'elle aime, elle se montrera impitoyable.  

  Quand mon père décéda, elle resta à mes côtés pendant de longs jours, à m'accompagner dans le deuil. Elle supporta mes sautes d'humeur, mes problèmes émotionnels, mes doutes, mes craintes, sans jamais se plaindre. Elle avait cette figure et cet instinct maternel dont j'avais tant besoin sans m'en être aperçue. Annabelle était mon équilibre.

  Elle fut la première au courant de ma relation avec Aaron. Au début, elle ne l'appréciait pas du tout et leur rencontre fut plus que tendue. Ils apprirent ensuite à se connaître et à plus ou moins s'accepter. Annabelle était le feu, là où Aaron était la glace, et entre eux, tout n'était pas toujours simple. Malgré cela, elle accepta mes sentiments, et avec les années, chacun mit de l'eau dans son vin. Je formais secrètement l'espoir qu'Oscar et elle finissent ensemble, mais à mon grand désespoir leurs caractères divergeaient trop et il n'y eu jamais aucune ambiguïté. 

  Je mis longtemps à lui avouer ma relation avec Cillian. J'avais parfois honte de mon comportement envers Aaron et je savais que malgré leurs différents, Annabelle n'approuverait pas mon attitude. J'ai donc fini par lui en parler, avec beaucoup d'appréhension, de façon vague et peu enjouée. Elle eut du mal à accepter notre histoire, qu'elle vécut comme une trahison. Elle avait été trompée par son ancien copain et je pense que ma relation avec Cillian lui faisait revivre ce cauchemar. Nous évitions-nous donc le sujet aussi souvent que possible. Ce fut sans aucun doute la raison de notre éloignement durant les mois qui précédèrent mon décès…

  Malgré tout, je me rends compte que les réussites de ma vie, je les dois à mon amie, et que mes échecs sont justement ce qu'ils sont, car je n'ai pas voulu écouter ses conseils avisés. De toutes les personnes que j'ai côtoyées, Annabelle est celle que j'aime le plus sincèrement. J'aimerais pouvoir lui dire que je suis désolée, que je ne voulais pas l'abandonner et la rendre malheureuse. 

  J'aimerais lui dire de ne pas s'inquiéter, que cela ne sert plus à rien maintenant. Je sais qu'au fond, Annabelle souffre plus que quiconque de ma disparition. Elle est la seule innocente dans cette histoire. Elle est la voix de la raison, à qui j'ai tourné le dos. 

  Je sais que les vérités qu'elle déterrera blesseront beaucoup de monde et cela me brise le cœur. Il ne faut pas qu'elle remue le passé comme elle compte le faire. J'aimerais tant qu'elle garde cette joie de vivre, ce sourire et cette chaleur qui font d'elle une personne si rayonnante, mais je sais qu'elle est déterminée et j'ai peur de ce qu'elle découvrira lorsqu'elle mettra les pieds à Nore…


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