6 Premier bal pour une marquise (partie 2)

Veronica Tomaszewski

Lâchée dans la fosse aux lions, mon courage laissa place à l'appréhension. Les adultes aux toilettes extraordinaires me fascinaient, la salle de réception illuminait la nuit noire. Je me dirigeais à l'aveugle, désireuse de trouver un endroit plus calme pour contempler le bal dans son ensemble.

Mon choix se porta sur un imposant escalier collé au flanc de la pièce, un long tapis moins rouge que ma robe surmontait les marches de marbre blanc. Je pouvais admirer le chandelier aux mille gouttes de cristal, qui diffusait sa magnifique lumière sur les couples de danseurs.

Poursuivant mon ascension, je découvris le fond de la salle où se tenaient la Reine et le Roi, tout deux assit sur leurs trônes dorés. Ils devaient être bien âgés, car leurs visages de craie affichaient quelques rides creusées, qui pourtant n'ôtait rien à leur beauté royale. Mon attention fut attirée par le premier enfant que je voyais depuis le début du bal, il se tenait debout aux côtés de la Reine. Ses cheveux noirs encadraient son visage inanimé, il semblait s'ennuyer profondément.

 – Si ma mémoire est bonne il s'agit du jeune Prince Glen, chuchotais-je à moi-même sans que personne ne puisse m'entendre.

La Reine Judith tourna son visage dans ma direction, interpelée, je retins mon souffle sous le coup de la surprise. Son pouvoir ancien lui permettait de m'entendre depuis là-haut et je priais secrètement qu'elle ne me gronde pas. Ses yeux bleus cristallins se détournèrent, elle parla à son fils avant qu'ils ne soient maintenant deux à me regarder, la Reine souriait chaleureusement.

Soudainement, je reconnus le prince. Il était caché dans les plafonds du théâtre lors de mon procès ! Il m'avait donc déjà reconnu lui aussi. Mais il imita sa mère et détourna les yeux, se replongeant dans cette expression d'ennui. Au fond de moi, je me jurais que mère ne devait jamais entendre parler de ça, rester discrète et invisible pour la famille royale était une leçon qu'elle m'avait apprise pour ma survie. Et je venais de briser cette promesse une fois et demie.

Je m'empressais de redescendre. La mission suggérée par ma mère n'aboutissait pas, je ne trouvais aucun enfant dans les parages. Hors de question de m'associer au jeune prince, après l'étrange échange de regard que nous avions échangé. Pour sociabiliser, il restait les adultes. Ils ne se dérangeaient pas sur mon passage, plutôt agacés par ma présence, que ravis de me voir essayer de prendre mes marques.

Résignée, après avoir cherché de futurs amis aux quatre coins de la réception, je trouvais un endroit plus tranquille. Les terrasses restaient désertes, prêtent à m'accueillir. L'air frais m'entoura sans détour, quand je traversais les grandes portes vitrées, loin de la chaleur étouffante du bal. Il me restait encore quelques heures à tuer.

Imitant ma mère lors de ma première chasse, je sautais des balcons pour m'enfoncer dans les Jardins du château. Après une découverte délicate des lieux, discrètement parsemés de lumières orangées, elles me guidaient. Je baignais dans la plénitude de la liberté, enfin seule après des mois d'apprentissage du monde des vampires. Mes pas me portaient jusqu'à une charmante place isolée, la haute stature d'une fontaine trônait au milieu d'un cercle pavé, des bancs suivaient le mouvement. J'aimais que la végétation érige une séparation avec le reste du Jardin, c'était un parfait cocon. Aux prises avec un cauchemar du passé, je sombrais dans un sommeil agité sur l'un des bancs.

Je me réveillais alarmée par une présence, le petit prince que j'avais dévisagé l'heure d'avant se trouvait face à moi. Il venait lui-aussi trouver un peu de calme dans la contemplation de la nuit étoilée, nous en avons passé une bonne partie à discuter. Je me rends compte que l'intérêt qu'il portait au récit de ma vie, était très anormal pour un enfant de cet âge, bien qu'il soit plus vieux que moi. Nous avions tout deux des responsabilités qui fauchaient notre enfance au passage, mais se retrouver pour échanger m'avait fait un bien fou. Il ne posa aucune question sur le procès, et je n'osais pas lui avouer l'avoir reconnu là-bas, et l'incident avec la Reine sa mère, ne fut pas souligné non plus. Presque deux heures s'achevèrent quand il décida de me quitter.

Peu après la rencontre avec Glen, je prenais le chemin du retour pour regagner le bal. Je ne voulais pas inquiéter ma mère, restée sans nouvelle de moi.

 – Cordélia ! elle se dirigeait vers moi d'un pas rapide, soulevant les pans de sa robe bleutée. Je ne t'ai toujours pas aperçue chez les danseurs, tu n'as pas trouvé de cavalier ?

 – Je suis navrée mère, soufflais-je soulagée qu'elle n'a pas remarqué ma longue absence. Il n'y a aucun enfant présent ce soir, je le crains. Je doute fort parvenir à danser avec un adulte, plaisantais-je pour adoucir la tension palpable de la nouvelle de mon échec.

 – Aucun enfant ? elle paraissait étonnée. Oh tu n'as pas remarqué le prince !

Je me décomposais, ne voulait-elle pas que je reste à bonne distance de la famille royale ? Quoi, le prince ?

 – Le prince ?

 – Ne t'en fais pas ma chérie, c'était prévu. Personne n'a eu d'enfant depuis des années, excepté le prince Glen et toi, annonça-t-elle avec un sourire enjoué. J'ai pu m'entretenir avec la Reine pour vous laisser faire connaissance, elle serait très heureuse que tu deviennes amie avec son fils, il est très seul.  

Je comprenais l'attitude bizarrement chaleureuse de la Reine quand elle m'a aperçue, mais Glen et moi avions déjà doublé nos parents. Où notre rencontre dans les Jardins avait été mis en scène ?

 – Mais…

Ma réponse resta en suspend, coupée par un mouvement de foule dans la salle. Mère se tenait à côté de moi, me protégeant d'un geste malheureux à l'encontre de mes petits pieds. Quelque chose se mettait en place.

« Le jeune prince héritier a choisi sa cavalière ! ». L'annone dévoilait l'arrivée tranquille du prince Glen, il séparait la foule en deux par son avancée…dans ma direction. Je sentais la main de ma mère me pousser doucement vers lui. Le prince ralenti pour se placer devant moi, je levais les yeux pour contempler son visage. Une ombre traversait son regard, il ne souriait plus. Le silence ambiant alourdissait l'air, tous les vampires braquaient leurs yeux sur nous.

 – Me feriez-vous l'honneur de m'accorder cette danse, Lady Cordélia Raymont ? il me tendit sa main gantée, j'acceptais en y glissant la mienne.

 – C'est un honneur, Votre Altesse.

La musique  recommença, la foule s'éloignait pour nous laisser entamer notre danse. Sous nos pas naissait un rythme parfait, où nos deux corps se synchronisaient, suivant la caresse de la valse qui se jouait plus loin. 

Un sentiment de calme nous entourait, nos regards ne se détachaient pas, je pouvais me perdre en lui sans peur. Mais il me ramena à la réalité.

 – Je pensais t'avoir demandé de ne plus utiliser de « votre Altesse ».

 – Pardonnez-moi, je murmurais aussi bas que possible, pour que la Reine ne puisse pas m'entendre.

 – Tout à l'heure, enchaîna-t-il d'une voix éteinte, quand tu nous regardais depuis l'étage, qu'as-tu pensé ?

Cette question me désarçonna, mais je choisissais de lui dire la vérité.

 – J'ai pensé que vous aviez l'air triste, dis-je sans sourciller, votre visage n'affiche rien. Sauf… sauf le sourire magnifique que vous m'avez offert, près de la fontaine.

 J'espérais ne pas avoir été trop loin trop tôt. Ses yeux s'ouvrirent en grand, la bouche toujours scellée, muette de surprise.

 – Oublie ça, il trancha en détournant le regard.

La valse s'acheva sans aucune autre parole, j'avais froissé le prince Glen. La moindre possibilité de devenir son amie venait de se fermer, grâce à l'ouverture de mon grand clapet !

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