À la rivière saumâtre

Guillaume Van Der Schueren

Rivière de mon coeur. De l’eau de mer à l’eau douce.

Rivière de mon coeur. Voyageuse amnésique. Sans cesse venue, sitôt partie. Encore tu viens, puis tu t'en vas. Tes échappées. On pourrait bientôt s'en lasser, si tu n'étais pas belle, une beauté renouvelée, à chacune des marées.

Toi la rivière saumâtre, te livrant en glissant, à l'océan délecté, en tant d'amour invariable. Toi l'estuaire débordant, s'asséchant à moitié, et puis l'autre gonflant, tout le jour gigotant, épousant les poussées, de l'eau salée du large. Filin parfois subtile ou bien fleuve par ses flancs, largement déroulés sur ses rives, alors ; qui sont d'eau submergées.

Boyau chétif et chaud qui bientôt regrossit, buvant tant qu'il le peut et s'il ne peut plus tant pis. Elle a le bon goût de mer et regorge de poissons, aventuriers nomades qui vont au gré des fonds, cette eau qui prend couleur de gris, de reflets vert, noir, bleu.

Belle comme mille mers déchaînées, belle comme un lac de montagne, belle comme des canaux vénitiens et des fontaines, tu as pour or le sel et le granit pour marbre.

Je te regarde descendre, ou peut-être que tu montes.

Une tempête d'océan, où les dieux firent vacarme, sorts, draina un jour par mégarde, l'Esprit jusqu'en tes bords. Tu pris à toi l'ébauche, dégringolée d'une joute, et te fis serpent de mer, étourdissant la côte. Par tes méandres, tes anses, tes franches avenues, ton clapot marin et ton courant épais, tu sculptes au besoin les champs mous. Tu fis ta place en la terre, et bientôt mer de replis. Les oiseaux t'aiment et les algues aussi, qui te colonisent et t'habillent, et les poissons, plats, chasseurs, chassés, dormeurs, timbrés, sol, lançon, vétéran, alevin, dorade, saumon, tous, qui supportent tes caprices aigre-doux, te parcourent et te louent. Te voilà devenu vivante et vie, respirante, havre. Paradis. Réservoir, abreuvoir. Garde-manger.

C'est vraiment ta couleur, qui est indescriptible. Ce n'est pas vert, ni gris, c'est davantage un vert de gris aux accents de bleu, d'argent, de blanc, d'écaille. Ô rivière de mon coeur. Comme une grande membrane glacée, fragile, qui ondule en zébrant, par un ciel pur ou encombré, toujours la même couleur, frappant du même reflet : la rivière ici sera toujours glaz. Entre le vert le bleu le gris, le glaz breton, évite de choisir. On dit les trois couleurs avec une seule, et la rivière est trois choses à la fois. La mer, la rivière, le lac. Mais laquelle est-elle vraiment ?

De la mer tu as l'odeur, tu as les cycles. Les habitants, les habitats. Tu as le sable tu as le sel, le chenal, les rochers affleurants. Tu as le vent tu as le frai, la promesse du large tu la hurles aux longs rivages, et elle résonne dans les recoins. La promesse du large, on l'entend dans tes voiles. De la mer tu as les embruns et l'iode, les mâts, les barres, les moteurs, les peaux brunes. Tu as l'eau qui déborde à la lune pleine, et qui s'éclipse aussi quitte à t'en laisser nue. Tu as les marées et la chasse, de tous ces carnassiers toqués, qui remontent ton cours, quitte à n'y rien trouver. Plies, sols, raies, chahutent aussi ton ventre, doucement, depuis quelques hauteurs d'eau ; ce plancher lisse et tendre, soumis au courant double. L'un de l'amont, suivant la norme, l'autre à l'inverse, à rebrousse-poil. Cela fait parfois même une vague, comme deux mondes qui se touchent. Le mascaret.

De la rivière, tu as la douceur, l'assurance, le sucre. La sérénissime c'est toi. Je me ferai gondolier pour me laisser porter, le long de ton corps jusqu'à ton grand abandon. Tu es rivière infinie, sans cesse en haut sans cesse en bas, sans cesse naissante, mourante déjà, et le sacrifice que tu fais n'est pas vain car il te reviendra. Dans un million d'années, qu'importe les jours. Tu aimes ton sort. Voilà pourquoi tu es rivière.

Du lac enfin tu as tout et puis tu détruis tout : et c'est ce qui est beau ! qui choisirait au juste, au zénith de soi-même, à l'âge d'or de son être, de tout recommencer ? tu le fais tous les jours. Et c'est ce qui est beau !

Devenue lac parfait, pas une ride en surface, des arbres les pieds dans l'eau. Bipolaire consoeur ! où tout était si bien ! on allait s'y baigner et l'eau était même chaude. On avait tout pour soi, et partout ça flottait. Elle était salée, en plus, à la rame on filait ! doucement, doucement c'est le plus dur, elle se met à descendre, minute après minute, doucement, maigrie, moignon, plus rien.

De lac en somme, tu n'as rien.

Ainsi, rivière saumâtre, tu dis trois choses à l'homme : fils, essaie-toi au mouvement. Tu n'es pas un sapin. Mets tes combinaisons, tes palmes tes breloques, accoutré comme tu veux, va vers du renouveau. Joue plein d'actes en la scène. Regarde-moi qui suis, à la fois mare et fleuve. Vous tous pourtant, ne me donnez qu'un nom : le mien.

Tu dis aussi : navigue-moi ! qui sait à la fois me nager, me flotter, me croquer, me photographier, me promener, m'aimer ? si tu me vis, homme, tout ira bien. Mais ne viens pas me piller.

Tu dis encore : j'accepte les mélanges, je connais le métisse. Je draine mes bas-fonds, j'ai l'écume à mes cimes. Mon envers est mon endroit, mon sommet bientôt six pieds plus bas. Je ruisselle en tout point, je fuis, je coule. Je suis mon cours. Mais malgré cela, ne suis-je pas vie sur terre ?


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