A l'ombre des pâtés de sable

nat28

Projet Bradbury - Semaine 33

            J'ai 1 an, et de ma première visite à la plage, je n'ai… aucun souvenir. Normal, je suis bien trop petite pour me fabriquer de la mémoire à long terme… Sur les quelques photos conservées précieusement par mes parents, vêtue d'une couche, d'un T-shirt et d'un grand chapeau, j'ai l'air contente. Floue, aussi, sur certains clichés, c'est le charme de l'argentique… Ma mère a souvent relaté cette journée dans les repas de famille, en insistant à chaque fois sur le fait que j'avais peur des vagues. Imaginez un peu, un bout de chou haut comme 3 pommes face à un mur d'eau (à son échelle), qui finit complètement trempé, les fesses dans le sable… Et puis en Bretagne, la mer, elle est froide !

 

            J'ai 5 ans, et je passe 2 semaines de vacances chez mes grands-parents, à quelques centaines de mètres de la plage de Pentrez. Mes parents ont insisté pour que je quitte la ville, histoire de m'oxygéner un peu et de trouver une relative fraîcheur sur la côte pendant ce mois d'août caniculaire. Mes géniteurs sont ravis d'avoir enfin un peu de temps pour eux, tandis que moi, je suis enchantée de me faire dorloter par mémé et pépé. Tout le monde est gagnant, à part peut-être mes aïeux qui doivent supporter mon enthousiasme et mon trop plein d'énergie en continu. A marée basse, pépé m'emmène pêcher des crevettes dans les rochers : je manie gauchement ma petite épuisette rose dans les flaques et, malgré mes maigres prises, je garde le sourire. Après le déjeuner, mémé m'accompagne à la plage et, agitant le spectre de l'hydrocution, elle m'interdit formellement toute baignade et m'encourage plutôt à aligner des pâtés de sable avec le joli seau en plastique rose qu'elle m'a acheté dans une petite boutique pleine de trésors pour les petits vacanciers. Tous ces jouets multicolores sont si tentants… Elle doit écourter notre passage dans l'échoppe pour éviter une crise, et, faisant le plus gros effort de ma vie, je contiens mon envie de trépigner en échange de la promesse d'acquérir une pelle assortie la semaine suivante, à condition d'être bien sage. Et je le suis. 7 jours sans caprice, 7 jours à me porter volontaire pour toutes les corvées que je peux réaliser du haut de mon mètre dix, 7 jours à ne pas réclamer une deuxième histoire le soir, 7 jours à finir mon assiette, même quand mémé me sert de l'andouillette… Une éternité pour la gamine à peine sortie de moyenne section que je suis ! Ma pelle devient mon trésor le plus cher, et si le fond du seau a fini par se fendiller avec les années, mon outil en plastique gagné de haute lutte est encore stocké dans le garage de mes grands-parents. Sa couleur a terni, son plastique a perdu sa brillance et il est couvert de rayures, mais il est en un seul morceau.

 

            J'ai 7 ans, et je pars en colonie de vacances à… Menton ! Mon teint pâle de Bretonne supporte mal le soleil durant les premiers jours, c'est pourquoi une jeune monitrice passe la plupart de son temps à me tartiner de crème solaire pour que je ne transforme pas en homard à l'Armoricaine. Ma mère a prévenu toute l'équipe : il est hors de question que j'attrape le moindre coup de soleil ! Mon brevet de 50 mètres et ma paire de brassard toute neuve m'autorisent, par contre, à aller barboter dans la Méditerranée, ce dont je ne me prive pas. La mer est calme… et chaude ! Ça me change des vagues imprévisibles et des 14 degrés de l'océan Atlantique. Les quelques cartes postales que je rédige par obligation parlent toutes de cette eau paisible, transparente et à la température idéale qui me rappelle celle de la piscine municipale. S'il n'y avait pas ces galets… tout serait parfait !

 

            J'ai 8 ans, et le retour sur les plages bretonnes est un choc. Tout me semble terne et glacé, et je ne supporte plus de marcher sur les algues molles qui jonchent la plage. Je suis encore trop jeune pour comprendre que le budget de la famille ne permet pas de m'envoyer chaque année en villégiature à l'autre bout de la France. Pour la première fois de ma vie, je déprime, et je boude même les crêpes de mémé, qui s'inquiète rapidement de mon attitude. Faire des châteaux de sable ne m'intéresse plus, et je trouve difficilement des compagnons de jeux pour un Jokari ou une partie de Frisbee sur la plage. Je me force à aller me baigner, parfois, mais comme je ne peux pas nager, le cœur n'y est pas.

 

            J'ai 13 ans, et l'idée de me mettre en maillot de bain en public m'est tout simplement inconcevable. Je déteste ce corps qui a décidé de changer sans me demander mon avis, le vent me met dans une humeur exécrable, mon bikini est trop petit, le une pièce proposé par ma grand-mère trop moche, et je ne pourrais pas voir mes copines avant la rentrée… Je prétexte des menstruations à rallonge pour ne pas aller me baigner quand mes petites cousines insistent pour aller à la plage, et je me cache dans un coin, entre 2 rochers, avec un bon bouquin, pour faire passer plus vite la corvée. Mémé s'inquiète et essaye sans cesse de me parler, sans succès. Pépé ne cherche pas à comprendre et il répète à l'envie que c'est l'âge et que ça me passera.

 

            J'ai 14 ans, et mon comportement de l'été dernier a été si exécrable que mes parents m'envoient à la montagne pour 2 mois. « La randonnée, ça lui fera les pieds ! » affirme mon père. Je prends ça comme un défi et je m'évertue à être en tête du cortège à chaque sortie sur les sentiers balisés. Ca monte dur, je reviens chez moi avec les mollets musclés. Et bizarrement bronzés. La mer, elle, ne m'a pas manqué.

 

            J'ai 18 ans, et je pars en week-end avec des copines, sans « adulte ». Le coffre de la R5 de la seule fille de la bande qui a réussi à obtenir son bac et son permis dans la même semaine est plein à craquer. Notre séjour à la Rochelle ne dure que 2 jours, et je dois avoir empaqueter une douzaine de tenues dans ma petite valise en toile. On ne sait jamais ce qui pourrait arriver… Je rêve secrètement d'un amour express plus « poussé » que mes flirts de lycée, je dois me contenter d'une escapade sur l'Ile de Ré. De la plage, on voit le Fort Boyard. En vrai.

 

            J'ai 20 ans, et pour nos premières vacances ensemble, mon amoureux a décidé de m'emmener à la mer. Il a économisé pendant des mois pour s'offrir une tente 2 places et financer un emplacement au camping de Ouistreham. La côte normande, pour moi, c'est inédit. Les câlins presque en plein air aussi. Les familles qui déambulent dans les allées jusque tard dans la nuit, les bruits des oiseaux dans les branches et les craquements divers et variés ne sont pas du tout érotiques. Pour tenter de trouver un peu d'intimité et pour pimenter nos ébats encore timides, nous nous essayons au bain de minuit. Le projet tourne vite court, l'eau de la Manche étant glacée la nuit, et nous retournons bien vite au camping après avoir fait tomber notre unique préservatif dans le sable. L'amour à la plage, c'est sexy dans les films, pas dans la vraie vie.

 

            J'ai 23 ans, et plus le temps d'aller à la mer. Je viens tout juste de décrocher un CDI, alors pas de vacances pour moi cette année. Pépé et mémé se plaignent car je ne viens plus les voir, je leur promets de passer en automne, quand j'aurai un week-end de libre. Pépé ne m'attend pas.

 

            J'ai 26 ans, et depuis 2 ans, je fais la route de Rennes jusqu'à Pentrez pour embarquer mémé dans ma 205 et l'emmener en vadrouille sur la côte pendant une semaine. Ce sont nos petites vacances, rien qu'à nous. Nous n'allons jamais bien loin, mais toujours dans un endroit différent. Mémé, elle l'aime, sa Bretagne, bien qu'elle n'ait jamais pris le temps de l'explorer. Elle avait toujours quelque chose de plus important à faire. Pour les autres. Aujourd'hui, elle s'autorise à prendre du temps pour elle. Enfin, je la force un peu.


            J'ai 27 ans, et des étoiles plein les yeux. Des étoiles Bleues.  La France est championne du Monde de football, et la fête sur la plage est mémorable ! Ça chante et ça danse autour des feux de camp allumés un peu partout sur le sable. Ca boit pas mal, aussi. Mon petit ami me prend dans ses bras et me dit qu'il m'aime et que je suis la femme de sa vie. J'espère que ce n'est pas seulement le whisky qui le fait parler comme ça. Nous roulons dans le sable en nous embrassant comme des adolescents, et une vague de bonheur m'envahit. Je suis convaincue que notre amour durera toujours. Comment pourrait-il en être autrement ?  

 

            J'ai 29 ans, et un nouvel amoureux. Le précédent m'a quitté l'été dernier, alors que nous admirions le coucher de soleil sur la mer. L'après-midi même, j'avais trouvé un galet en forme de cœur dans les rochers, et je trouvais l'instant si romantique que je m'apprêtais à lui offrir, en gage de notre amour éternel… Quelle naïveté ! Au final, j'ai surtout dû me retenir pour ne pas lui balancer à la figure, le galet ! Pendant plusieurs mois, j'ai eu le cœur en miette et le moral dans les chaussettes. Et puis un autre homme a débarqué dans ma vie, et je me suis laissée entraînée dans son sillage, histoire de vois où tout ça me mènerait. Pour le moment, j'apprécie le voyage. Cependant, j'hésite à emmener le second élu de mon cœur au bord de la mer : et si notre relation naissante se mettait à prendre l'eau à cause des embruns ? Et si un grain de sable venait se glisser dans la belle mécanique de notre amour tout neuf ? C'est qu'il a grandi dans la campagne normande, le futur homme de ma vie, et qu'il n'a jamais été très fan des sorties familiales à Trouville… C'est trop tôt. J'attendrai un an ou deux avant de l'emmener en week-end à la Baule.

 

            J'ai 31 ans, et l'homme qui partage ma vie semble s'acclimater à la météo du Finistère. Entre 2 randonnées sur le GR34, nous nous poursuivons en char à voile ou nous dégustons tranquillement des glaces sur la plage. De temps en temps, mon chéri sourit en regardant les jeunes enfants qui jouent dans les vagues ou qui creusent des douves autour de leurs châteaux de sable. Lui, il se verrait bien papa, moi, je me dis qu'on a bien le temps pour ça. Ma priorité cet été, c'est d'apprendre à faire de la planche à voile : en combinaison, l'eau paraît moins froide, et je suis accro à la sensation de vitesse procurée par cet étrange engin qui fend les flots, poussés par le vent. Quand il lance le sujet, je deviens soudainement mutique, et il n'insiste pas. Pour le moment. C'est déjà ça.

 

            J'ai 35 ans, et une décision à prendre. Je retourne à Pentrez, et, face à la mer, je réfléchis. Je repense avec nostalgie à l'époque où je sautais dans les vagues, pleine d'insouciance. Dans une demi-heure, je dois rejoindre mémé pour le dîner. Et mon mari. Car mon chéri m'a demandé ma main, et j'ai dit oui. Maintenant, tout le monde me parle bébé, et je ne sais pas quoi penser. Ai-je réellement envie d'être celle qui prendra en photo avec mon téléphone (l'appareil de mon père étant rangé dans le grenier depuis la quasi disparition des pellicules) un bébé en couche-culotte et en T-shirt sur la plage qui a vu défiler mon enfance ? Suis-je prête à enseigner l'art délicat du pâté de sable ? Et supporterais-je de dire « non ! » dans une boutique étriquée et surchargée à deux grands yeux me suppliant d'acheter une bouée canard ou des raquettes de plage ? Je ne sais pas. Ça ne presse pas. Le temps passe-t-il si vite que ça ? Après tout, l'océan, bien que constamment changeant, est toujours là.       

Signaler ce texte