A l'ombre du génie

Nicolas Pellion

Nouvelle - 4 février 2014 (illustration: Jean-Baptiste Carpeaux, Le Génie de la Danse)

Ce soir-là, nous avions échoué sur les marches de l'Opéra après des détours dans Paris, juste pour être ensemble, par moment sans un mot. A l'ombre du génie dont nous ne connaissions pas l'histoire mais dont l'insouciance nous avait inspirés, nous regardions le soleil se coucher.

Dans la chaleur du printemps, à jamais libérés du lycée, inconscients de l'avenir, nous savourions nos effluves et le frisson de nos effleurements. Quand soudain un taxi s'arrêta. Derrière nous surgit un couple dont l'empressement entre joie et anxiété nous interpella. L'homme soutenait sa compagne. Ils étaient en tenue de soirée et sous la robe l'arrondi ne laissait aucun doute. Après l'avoir assise, il releva la tête vers nous. Elle lui dit quelques mots. Il bondit, tendit les places qu'ils ne pouvaient plus utiliser, nous dit de nous hâter, redescendit, ferma la portière de sa femme qui disparut dans un sourire, nous fit un clin d'œil puis s'engouffra de l'autre côté. Le taxi démarra et ils disparurent. Le temps de reprendre nos esprits, nous comprîmes que nous allions découvrir l'Opéra.

Nous avons poussé les portes et sommes entrés dans l'édifice dont la démesure nous stupéfia. Tout était nouveau pour nos consciences imparfaites, les candélabres, les bouquets, le cristal et le marbre. Nous avons monté l'escalier escortés par l'hôtesse qui les avait aidés. Nous avons attendu derrière la porte que la pièce en cours se termine puis elle s'est dépêchée de nous installer. Elle nous promit l'inoubliable et nous abandonna au bout du rang. Savions-nous quel privilège était le nôtre ?

Jumeaux sans partager le même sang, anges d'albâtre, nos cheveux se faisaient écho et se différenciaient. Mes ors basculaient dans l'assombrissement de l'âge d'homme quand sa chevelure conservait la pâleur de l'enfance. Nos prénoms des confins de l'Europe faisaient de nous un couple de l'ailleurs où elle avait grandi. La Russie, où la danse est une institution que l'histoire n'a pas outragée, me fascinait. Nous avons glissé nos corps androgynes entre les fauteuils de velours, inconscients de l'étonnement que nous suscitions avec nos jeans déchirés et tee-shirts délavés.

À peine assis, les lumières diminuèrent. Les notes retentirent. Nos yeux ne pouvaient englober la folie du décor. Tant de choses à voir. Nous sentions les frémissements de la salle, masse anonyme, esclave de la scène, sensibilité aiguisée par Balanchine et Tudor, prête à recevoir le coup de grâce. Le rideau se leva et jaillirent les danseurs en deux cohortes mâle et femelle qui, dans une lutte sans merci allèrent au sacrifice et vers la robe au goût de sang qui les laissa exténués et nous avec. Les femmes se jetaient sur les hommes et s'élevaient dans l'air comme des vagues se brisant sur les rochers. Les cuisses claquaient et les pieds frappaient le sol. L'animalité de la danse nous coupait le souffle, résonnait dans nos ventres, de la sensualité à la mort, de la beauté à l'angoisse, de la joie à l'effroi, de la terre à l'enfer.

Le feu des danseurs, spectres en transe devenus bourreaux, agitait nos esprits. Nous n'existions plus, la conscience happée par la violence de Stravinsky qui prenait par surprise, percutait les os, martyrisait les chairs, écorchait la peau, s'insinuait dans nos veines pour réveiller les affres et extraire les peurs ancestrales des gouffres de la mémoire. Nous ne comprenions pas le sens de la chorégraphie ni le propos du ballet. Peu importe, la magie opérait. Nous nous sommes laissés porter par les élans et les mouvements, par les pas et les sauts, par les arabesques et les balancés, par les jetés et les portés, par les muscles tendus sous les peaux, par la sécheresse des bras et des jambes, par la grâce et la puissance, par l'élégance et l'absolu, par les prouesses et la frénésie, par le bouillonnement et les envols, par les corps nus sous les costumes. L'immolation a figé la salle, rejeté chacun dans la solitude et bouleversé les émotions. Nous restâmes muets, subjugués jusqu'à la fin par le « Sacre du Printemps » de Pina Bausch.

Ce fut l'apothéose de notre histoire qui marqua la chute de nos sentiments. Nous sommes rentrés à pied, la tête dans nos rêves, elle, déchue de la danse, malgré l'assiduité, moi, étouffé dans l'œuf, condamné au sport de défense que je n'avais pas choisi mais auquel je me suis attaché avec l'opiniâtreté de la revanche. Notre relation s'est effilochée en silence. Nous ne connûmes pas nos vingt ans. Où est-elle aujourd'hui, celle sans qui cet instant n'aurait pas eu la même saveur, celle qui j'espère conserve en elle l'exception de cette nuit qui vibre en moi comme au premier jour, avec l'impossibilité de dissocier les ballets de l'Opéra ?

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