A ma maman...

Dominique Capo

Ce que j'ai sur le cœur depuis si longtemps...

Je suis conscient que je ne suis pas le plus malheureux du monde, loin de là. J'ai une vie plutôt agréable, qui me permets de me consacrer à mon métier, à ma vocation d'écrivain J'ai les moyens financiers pour cela. Mon handicap, celui de la personne de ma famille dont j'ai la charge, ainsi que sa sclérose en plaques, sont certes lourds à porter pour moi. J'en subis les conséquences nerveusement, moralement, psychologiquement, régulièrement.

C'est étrange pourtant, depuis un moment, le fait d'avoir changé un tout petit peu mes habitudes, m'a aidé. Je suis plus serein, plus tranquille, je parviens beaucoup mieux a toucher a cet équilibre personnel qui m'est si nécessaire. C'est uniquement lorsque ma famille m'en demande encore plus que ce que je peut fournir - parce que je suis arrivé à mes limites -, qu'intérieurement, tout ce stress, toute cette pression, remonte, et que je m'effondre nerveusement.

J'essaye de m'adapter à ma famille autant que je le peux ; mais je ne peux pas aller au-delà d'un certain point. Or, cela n'est pas suffisant, n'est pas satisfaisant, à ses yeux. Elle exige davantage, quitte à me déstabiliser totalement. Quitte à me menacer de ne plus nous voir, elle et moi parce que je viens la perturber, du fait de ma fragilité, du fait du stress lié au comportement qu'elle me contraint à adopter en sa présence. Je cours partout, je dois être partout en même temps. Je suis minuté. Ce qu'on me demande, c'est maintenant et même avant.

Par ailleurs, comme le métier de journaliste, d'artiste, celui d'écrivain est contraignant, exigeant, épuisant, chronophage. Quand on est engagé sur un sujet, on ne peut pas le stopper comme ça, en claquant des doigts parce qu'il faut être à l'heure pour le repas. Quand on écrit un texte demandant concentration, attention, connaissances ou recherches, on ne peut l'abandonner immédiatement. Sinon, on le perd. Mème en tentant de modifier son emploi du temps pour répondre aux attentes de notre entourage, il y a toujours des impondérables.

En ce qui me concerne, arrêter la rédaction d'un texte demande que ce soit à un endroit précis. Ainsi, il est aisé de le reprendre aisément. Or, on ne sait pas à l'avance quel sera cet endroit précis. C'est au fur et à mesure de son écriture, au moment ou on arrive à cet endroit, qu'on le sait; Pas avant. Comment expliquer ce genre de choses à des personnes qui sont hermétiques à cette façon de procéder. Comment expliquer cela à des personnes qui s'imaginent que c'est aussi facile que de claquer des doigts. Et qu'on peut leur répondre dans la minute qui suit. D'autant que ces personnes, c'est ainsi et pas autrement.

Pire, elles vont jusqu'à vous culpabiliser parce que vous n'agissez pas selon leurs règles. Quand on a tant de pression sur les épaules du fait de la gestion au quotidien de la maladie de la personne de ma famille dont j'ai la charge, du fait de l'exigence, du sérieux, de la prévenance, de l'attention, que j'y mets, c'est intenable.

Ajoutez à cela la non reconnaissance de son travail par son entourage proche, on est alors contraint de le fuir. Alors qu'on souhaiterait tant partager avec lui ce qu'on fait, en discuter, le montrer, en débattre.

En tant qu'écrivain, on se doit d'être exigeant avec soi-même. Etre lu par des centaines, des milliers de gens, c'est une sacrée responsabilité. Quand ils lisent nos textes, on se de leur fournir le meilleur article possible. Il faut qu'il soit le plus proche de ce qu'on a en nous en tant qu'auteur ; de nos connaissances, de nos réflexions, de nos pensées, de nos analyses. Encore plus lorsqu'on est publié par un éditeur.

Ce n'est pas facile. Mais c'est nécessaire. Parce que c'est utile aux lecteurs et lectrices qui se penchent sur votre œuvre. Ensuite, il n'y a pas meilleure satisfaction de se rendre compte « qu'on a touché cette population, qu'elle a perçu le message qu'on souhaitait leur faire passer. ». On se dit que les dizaines d'heures derrière son clavier, à écrire, à se relire, toutes ses lectures, toutes ces informations engrangées et retransmises dans nos textes, n'ont pas été vains. Cet épuisement psychique, cette fatigue physique, ces nuits blanches à réfléchir sur tel ou tel texte, sur la forme qu'on pense devoir lui donner, ont abouti à quelque chose. 

Alors, quand vous êtes mésestimé, muselé, condamner à être un fantôme au milieu de vos proches qui ne voient qu'en vous qu'un perturbateur de l'ordre établi, ça vous fait très mal. Quand vous n'êtes pas soutenu au moment où vous en avez le plus besoin pour quelques minutes de retard, vous vous mettez une pression terrible. Quand on vous dit « dans ces conditions, ce n'est pas la peine que tu vienne en vacances à la maison », vous vous sentez trahi, abandonné. Quand le respect n'est pas réciproque parce que votre travail se situe e dehors des sentiers battus, vous finissez par craquer émotionnellement. Quand vous vous retrouvez face à votre famille et qu'il n'y a de la place que pour leurs préoccupations, que pour leurs satisfactions, que pour leurs projets, que pour leurs souvenirs, vous vous réfugiez là on il y a des gens qui vous parlent, à vous, et à vous seul.

Vous vous réfugiez là ou les gens ont de la considération, du respect, pour vous et ce que vous leur transmettez, pour ce que vous partagez avec eux. Vous allez vers ces gens parce que vous avez le droit de dialoguer normalement avec eux ; parce que vous ne faites pas semblant d'être quelqu'un d'autre pour faire plaisir à vos aînés. Quand vous échangez, malgré ce qui vous oppose, les uns et les autres acceptent les différences de points de vue, d'opinion. Nul ne les impose à son interlocuteur. Quand vous débattez, vous débattez sans faire semblant. Vous n'êtes pas un objet que l'on dépose là pour faire joli en attendant que « les grands » aient terminé leur conversation où ils ne mettent en avant uniquement leurs sujets de prédilection.

C'est cette façon de faire qui stresse, qui est usante, qui met vos nerfs à rude épreuve. Ce n'est pas parce qu'on est plus âgé qu'on a tous les droits, qu'on doit se sentir privilégié, et surtout d'abuser de son état. Celui-ci est à respecter, c'est indéniable. Mais il n'autorise pas tout. Et surtout pas les excès. Car, quand cette façon de procéder fragilise, blesse, brutalise moralement, l'autre, ce n'est plus du respect qu'on lui demande, mais de la soumission. Et cette soumission là n'a rien à voir avec le respect.

Non, je ne suis pas le plus malheureux. C'est vrai. Il y a des personnes qui le sont davantage que moi. Davantage malades, fragiles, pauvres, démunis, perdus. Dans des pays en guerre, estropiés, chassés de chez eux. Jamais je ne l'oublie, c'est parce que je pense à tous ces malheureux que j'écris aussi. C'est pour dénoncer tout ça. Au travers de mes articles sur l'actualité, sur la philosophie, c'est pour tenter, modestement, humblement, avec mes maigres moyens, avec mes faibles possibilités ou capacités, d'apporter une pierre à cet édifice. Pour faire réfléchir, pour essayer de faire évoluer les choses, les gens, et moi-même également.

Le seul hic, comme je le constate avec ma famille, et avec certaines parcelles de moi-même, c'est que malgré tous ses efforts, toute sa raison, toute son intelligence, on n'y arrive pas toujours ; ou pas complètement. On a beau se démener, on a beau hurler, on a beau expliquer, rien n'y fait. Puis, il y a nos émotions. Et entre ce que nos consciences nous dictent, et ce que nos émotions nous imposent, il y a un fossé impossible à franchir.

Mème avec toute l'intelligence et toutes les connaissances du monde, nos émotions sont ancrées en nous en fonction de ce que nous avons vécu – de bon ou mauvais -, en fonction de notre éducation, en fonction de notre milieu socio-culturel, etc. Ce sont des paramètres qu'il faut prendre en compte. Or, ceux-ci nous rendent parfois incapables de dépasser ce qui paraît si simple et si aisé à d'autres.

C'est pour cela que cette situation vis-à-vis de ma famille me rends si malheureux, que ma sensibilité à son égard est si exacerbée ; mon émotivité également au travers de mon stress, de mes angoisses, etc. Parce que je sais, au plus profond de moi, que ni elle ni moi, sur certains points de ce que nous sommes en tant qu'individus, sommes incapables de modifier les choses. Alors, nous nous heurtons, nous nous faisons mal, nous sommes acculés à un mur auquel nous ne parvenons pas à échapper. Et ça nous détruit mutuellement alors que nous nous aimons tant. Alors que nous avons traversé tant de souffrances, tant de peurs, tant de violences, ensemble. Alors que ma famille me manque tant. Que je ne suis jamais aussi heureux que lorsque nous sommes ensemble, que lorsque nous partageons ce qui nous unit, ensemble. Que j'ai tant besoin d'elle. Qu'elle fait partie de moi pour le reste de l'Eternité.

Ah Aymeric, comme tu me manque. Car toi, au moins, tu serais à mes cotés. Tu me réconforterais. Tu m'écouterais. Tu m'accepterais tel que je suis, et non tel qu'on voudrais que je sois. Tu verrais que ce « moi » est mutilé, à fleur de peau, angoissé, exacerbé par tant de silences imposés au fil des années. Qu'il est seul quand il est au milieu de notre famille, alors qu'il rêve d'être vu, entendu, accepté, respecté, valorisé. Qu'on soit fier de lui. Ah Aymeric, si tu étais là, que ce serait différent. Toi qui a toujours vu en moi ce potentiel que mes écrits retransmettent et que mes lecteurs et lectrices discernent, alors que notre famille ne le vois pas.

Et maman, comme j'aimerai te serrer dans mes bras. Que j'aimerai que tu sois là, à mes cotés. Que j'aimerai revoir cette maman qui n'existe pas que pour « avoir la paix » comme tu te plais à le répéter parce que je ne suis pas comme tu voudrais. Comme j'aimerais revivre ces instants magique où, ensemble, nous regardons un film que je t'ai téléchargé exprès pour toi. Comme j'aimerai revivre ces conversations à bâtons rompu avec ta copine de la Bibliothèque Nationale, ou avec Philippe et Dominique lorsque je leur ai expliqué ce que je faisais comme travail d'écrivain. Que j'aimerai que ma sœur et son compagnon puissent, un jour s'arrêter de parler de chevaux et de poulets, des voyages d'antan ou ou de repas pantagruélique jusqu'à l'overdose, pour que je leur dévoile tout ce que j'écris, mes recherches, mes réflexions. Deux ou trois jours il y a quelques mois, mème, doté de bonnes intentions, puisque ma sœur m'a dit que ça ne la dérangerait pas de lire ce que j'écris, je lui ai envoyé des textes par mail. Plusieurs jours… sans aucun retour. Je sais qu'avec son métier elle est très occupée. Mais j'ai fais l'effort, j'y ai mis de la bonne volonté. Pourtant, le silence.

Il suffirait de peu, d'un peu d'ouverture dans ma direction, pour m'accepter tel que je suis réellement. Arrêter de me culpabiliser, de me reprocher ce que je suis, mes bons et mes mauvais cotés. Car nul n'est qu'heureux, agréable, décontracté, apaisé. Ça n'existe pas. Arrêter de m'en demander toujours plus, au-delà de ce que je peux. Arrêter d'exacerber mes souffrances intérieures par ces pressions continuelles, que ce soit pour mon travail, pour mon emploi du temps, pour mes fragilités, pour ce « moi » qui tente à tout prix d'exister à vos yeux sans y parvenir parce que constamment réprimé.

Et qui, forcément, immanquablement, lorsque le peu de fois où il à l'occasion de s'exprimer, se déverse comme une vague ; un fleuve longtemps retenu par un barrage qui emporte tout sur son passage. Parce qu'il n'a pas d'autre moyen, pas d'autre solution, pour se déverser, pour crier « je suis là, ne m'oubliez pas ; pourquoi je n'ai pas le droit d'être considéré à la mème valeur que vous vous estimez vous-même ? ». Sans que chaque fois, avec ironie, comme avec un petit enfant à qui on demande d'être sage et de rester bien à sa place, on me fasse comprendre que ce n'est pas pour moi. En fait, le résultat d'années, depuis que je suis enfant, de mises à l'écart d'office. Devenu une habitude où désormais, depuis longtemps, c'est moi qui me mets d'emblée à l'isolement. Comme un bon toutou qui a bien appris sa leçon.

Si ces agissements instinctifs, répétés, automatiques, n'avaient plus droit de cité, alors là, oui, je prendrai plaisir – et plutôt mille fois qu'une – à vous rejoindre dans la cuisine, à aller jusqu'à chez ma sœur, mon beau-frère et mes neveux, pour partager des moments avec eux. Parce que, pour une fois, au moins, ils s'intéresseraient véritablement à moi ; autant que moi quand je te pose des questions sur eux, sur leur vie, parfois.

Peut-être trop timidement, peut-être pas assez à ton goût, au leur. Mais je fais ce que je peux, comprends-le. Essaye en tout cas. Car je n'ai pas envie de vous perdre. Je n'ai pas envie de ne plus avoir la possibilité de venir chez toi parce que c'est trop dur. Je ne sais pas si je pourrais m'en remettre, en vérité. En tout cas, pour l'instant, je continue mon chemin. Je persévère dans mes ambitions littéraires. La personne de notre famille dont j'ai la charge me soutient, m'épaule. Nous vivons sereinement, heureux, mais avec ce manque de vous. J'espère, sans trop y croire, en attendant juste des nouvelles de toi, maman...

  • Un pavé jeté dans la mare. A la puissance de ses ondes on comprend que cela vient du cœur, du fin fond des tripes. Égoïstement, en vous lisant, j'ai avant tout ressenti une forme de soulagement. Parce que vous avez posé des mots sur des émotions que je n'arrive pas à décrire, sur des ressentiments, sur des angoisses. Nous n'avons pas le même métier et encore moins la même histoire, mais je me suis retrouvée dans vos tripes ce soir. Je vous souhaite de tout coeur que ce texte vous ait soulagé et puisse vous apporter l'énergie pour avancer et dépasser tout cela. Parole de femme qui en est encore loin. Merci. Et bravo.

    · Il y a presque 7 ans ·
     20170609 205026

    khole

    • Chacun va a son rythme, fait ce qu'il peut, en en fonction de ses possibilités et capacités. Nous ne sommes pas tous égaux, hélas, devant ce genre de circonstances. Certaines personnes parviennent à dépasser ces épreuves, d'autres pas. En fonction de ce qu'ils sont, de leur passé, de leur milieu socio-culturel, de leur entourage, etc. Moi, j'en suis là où mes mots le décrivent. Et le parcours est encore loin d'être terminé, encore semé d'embuches, de désillusions, de souffrances. L'Ecrire m'aide ; témoigner aussi. Merci pour votre soutien. Amicalement.

      · Il y a presque 7 ans ·
      4

      Dominique Capo

Signaler ce texte