À mots volés

Christian Lemoine

Depuis tant de générations, la ronde continue des langages. D'ici, d'ailleurs ; à la proximité du pôle pour chanter les infinies nuances des neiges ; sous l'ardeur des midis écrasés aux rives des équateurs, pour prêcher dans l'aride toutes les teintes de l'amour ; dans la chronométrie sans saison des humides tropiques, pour psalmodier dans les transes les variétés innombrées des poissons. Et la boucle itérative du temps, la spirale ininterrompue des ères et des années, étonnées de leur éternel retour. Les patois oubliés. Les vernaculaires intimistes. Les parlers confidentiels. Les dialectes exténués. Affleurant encore des passés secrets, tous les mots, penchés sur leur berceau oublié, saluaient l'antérieur pour inventer l'après. Mais l'obsession du présent exalté, de l'immédiat sublime : une génération a confisqué le verbe, l'a fait à la fois caduc et figé, dévoyé de sa proclamation. Jusqu'à rendre muette la race de ses enfants. Entendez-les, ceux-là, hurlant dans le silence : « Vous nous avez volé nos mots, et nous devions écrire l'avenir ! »
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