A terre.

Marcel Alalof

Il était issu d'une famille mal lotie ,  vivait avec ses parents et ses frères, dans un appartement où l'on mettait les lits en position verticale le jour, pour faire de la place.

Les toilettes se trouvaient sur le palier. Il s'agissait de WC à la Turque  jamais chauffés, quelquefois propres, que deux familles se partageaient. La position accroupie qui forçait sur les muscles de ses cuisses, faisait qu'il ressentait cette fonction naturelle comme une punition. Il les délaissa donc pour les cuvettes à l'anglaise. Au lycée, il simulait souvent des migraines ou des vertiges, pour utiliser celles de l'infirmerie. Plus tard, dans la vie professionnelle, ce qu'il recherchait d'abord dans l'entreprise, c'étaient les WC de la direction, plus confortables que ceux du personnel. Toujours, il récurait l'endroit et désinfectait la lunette avec du gel antiseptique, avant de se poser.

Un jour à Versailles, il fut pris en pleine rue de violentes douleurs. Il parcourait les rues, le visage crispé en quête d'un endroit public payant qui procurerait un semblant d'hygiène. Il était en sueur, sentait qu’il ne pourrait bientôt plus tenir, se précipita en désespoir de cause dans un café sordide, commanda un Orangina, laissa sa veste sur la chaise et descendit en trombe dans des toilettes sans lumière où il devina une cuvette à la Turque.

Cette expérience et quelques autres le convainquirent qu'il fallait faire quelque chose. Sa brillante carrière avait fait de lui un homme disposant d'un certain rouleau de pécule. Puisque les toilettes publiques étaient rarement au rendez-vous, il décida d'acquérir pour son usage exclusif, son propre réseau de toilettes privées. À cette époque où les chambres de bonnes des immeubles parisiens changeaient de nom et de prix pour devenir des studettes,par l'adjonction d'une douche et de commodités, il se trouvait quelquefois des WC communs qui n'avaient plus lieu d'être. Il écuma les agences immobilières des beaux quartiers, où il put acquérir pour un prix dérisoire, les toilettes, parties communes, bradés par les syndics de copropriété, pour être à la fin propriétaire de deux WC dans chaque arrondissement parisien, qu'il avait rénovés et assortis d'une porte sécurisée à la couleur de la copropriété, dans lesquels il avait, à chaque fois, aménagé une étagère à usage de bibliothèque, où trônaient de grands auteurs classiques, ajoutant ainsi au lieu une fonction culturelle. Il lui arrivait d'y aller uniquement pour lire.

Vint le moment où il dut quitter Paris, pour un poste important qu'il ne pouvait pas refuser. Il se retrouva dans cette province française, riche en vieilles demeures, manoirs, châteaux, qu'il sillonnait en voiture de jour comme de nuit, dans la nature verdoyante qui jamais ne lasse. Une ou deux fois, il voulut essayer, ce qui était nouveau pour lui, de profiter de la Nature, Mais, rien ne vint. Les gargottes, les resto-routes,le révulsaient.

Il conduisait tout en douleurs, perdu dans cette nature qui ne lui permettait pas de s'exprimer.  Au hasard de ses itinéraires, il vit au loin, à droite de la route sur un promontoire, une bâtisse monumentale, encadrée en chacune de ses extrémités par un donjon. Au milieu était un pont-levis baissé dont le soleil, ici présent, faisait briller les pièces de métal comme un sémaphore, invitant en quelque sorte la visite.

Arrivé à proximité, il orienta son véhicule vers le chemin de terre, une promenade peut-être, qui menait vers le château. Attenantes au pont-levis baissé, mais dont le portail clouté de cuivre était fin clos, une entrée indiquait : « Bureau de vente ». Il y pénétra à pied, pour se retrouver dans une vaste cour rectangulaire, au sol couvert de galets, encadré de bâtiments bas, aux façades recouvertes de pisé. Un peu plus loin, une femme blonde, en jupe et talons hauts, qui lui tournait le dos et visiblement ne l’avait ni vu ni entendu jouait seule à la pétanque. Il fit sonner son téléphone pour attirer son attention. Elle tourna la tête, lui sourit immédiatement lorsqu’elle le vit. Il lui répondit par un : « Bonjour ! Pourriez-vous, m'indiquer le responsable des ventes ? » Elle se présenta. Il lui exposa son souhait. Il était à la recherche d'une chambre avec WC et d’ ailleurs si la chambre n'était pas à vendre, il était quand même d'accord pour acheter les WC. Elle lui répondit qu'il avait beaucoup de chance, car il n'existait qu'un seul cabinet dans le château de sept mille m². Puis, elle le fit entrer dans le bâtiment. Ils parcoururent un grand nombre de couloirs, traversèrent de nombreuses galeries souvent encombrées de carcasses d'armures moyenâgeuses, qui juraient dans ce château du XIVe siècle. Il était intimidé par les hauteurs des plafonds, les décors des boiseries et par le silence, curieusement mis en valeur par le claquement des talons de sa guide, qui semblaient se répercuter à l'infini ! Elle  sentit, sans doute qu'il allait se décourager. Voulant le rassurer, elle lui dit tout de go : « C'est plus facile avec des lunettes 3D. Le trajet est fluorescent et numéroté. »

Il sentit qu'elle ralentissait l'allure est effectivement elle s'arrêta, tourna un loquet. Il pénétra à sa suite dans un espace sans doute digne d'intérêt, mais qu'il ne remarqua pas, aimanté, happé qu'il était par le spectacle qui s'offrait à lui : à quelques mètres, dans un réduit dépourvu de porte, il eut la révélation d'une installation sanitaire toute de cuivre,qu’ il s'agissât de la cuvette, de la lunette, de la chasse ou des autres éléments qui, brillant doucement, semblaient produire leur propre lumière.  Ne portant plus attention à son accompagnatrice, il entra émerveillé dans ce lieu à l'odeur de verveine. Pour la première fois peut-être, il sentit renaître son coeur défunt. À gauche de la cuvette dorée, aménagée dans le mur de marbre blanc une alvéole présentait au spectateur saisi d'humilité, un rouleau d'une blancheur immaculée, irréelle, dont il ressentait déjà la douceur. Il s'entendit dire : « J'achète ! » Alors qu'ils regagnaient la cour, ils entendirent au-dessus d’eux, se répercutant dans les étages, des hurlements répétés : Hou ! Hou ! Hou !Hou ! La négociatrice se mit à rire : « ce sont des chats -huants installés dans les combles du château. Certains visiteurs les prenaient pour des fantômes ! ».  Il paya comptant, se fit remettre les clés, prit congé. Rentré chez lui il eut du mal à s'endormir.

Le lendemain, levé tôt, il mourait d'envie de profiter de son nouvel achat, mais il avait rendez-vous à une centaine de kilomètres, en sens inverse. Ce n'est qu'en fin de soirée, à l'heure où le soleil commence à se coucher au milieu de l'été, qu'il arriva sur place. Entré dans le château, il revêtit les lunettes 3D que la vendeuse lui avait obligeamment offertes. Celle-ci avait bien fait les choses, le chemin était clairement marqué à ses initiales : « V.C. ».

Il arriva beaucoup plus vite, il courait presque, à la fin du marquage et tourna le loquet.

 Rien n'avait changé ! L'espace, quel qu'il fut, dans lequel il avait pénétré n'existait pas, tant il était fasciné par ce qui l’attendait.

Il s'installa dans ce lieu pour lui magique, sur ce trône déjà sacré. Il sentit comme une connivence entre lui et le lieu, une osmose ! Empli d'émotion, il se souvint des vers de Lamartine : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s'attache à notre âme, et la force d'aimer ? ».

Il se laissa aller dans les senteurs de verveine, ferma les yeux, rêva peut-être. Après un long moment, son regard caressa le rouleau de papier d'un blanc irréel qui semblait flotter dans son écrin éclairé de l'intérieur. Il le tira doucement vers lui, mais comme il résistait, il se fit plus insistant, pour le porter à son endroit. C'est alors que le ruban, comme animé d'une vie propre, se déroula pour, tel un serpent qui attaque, traverser le mur des toilettes en poussant des hululements hurlants(Houhouhouhouououou) qui se répercutèrent jusqu'au faîte et dans les tréfonds du château, repris en choeur par ses autres locataires.

Esprit raisonnabls, il pensa d'abord à une tromperie sur la marchandise, puis se dit que « Non, ce n'était pas cela. » Ainsi, les châteaux hantés n'étaient pas qu'une invention.

Mais lui, l'érudit, n'avait pas peur, il savait que les esprits étaient des âmes perdues, des défunts qui ne savaient pas qu'ils étaient morts, parce qu'ils n'avaient pu assister à leurs funérailles. Pas des psychopathes. Il n'empêchait. Le mélange des genres n'étaie pas conseillé par les religions. Il fallait sortir d'ici. Il emprunta le couloir en sens inverse : évidemment, les lunettes 3D n'avaient été conçues que pour indiquer l'entrée ! il ouvrit une porte au hasard. Encore une galerie, aux murs de tapisseries et fenêtres de vitraux. Il ouvrit avec force l'une d'entre elles, se retrouva sur un balcon de pierre qui desservait, en un tenant, toute la façade. En même temps qu'il courait, il regardait vers le sol, en quête d'une aide, d'une présence. Au bout d'un moment, il distingua dans le crépuscule naissant, une dizaine de mètres plus bas, la jeune femme blonde qui, en jupe et talons hauts jouait toujours seule à la pétanque, le dos tourné. Il l'appela, cria, mais il n’entendit aucun son  sortir de sa gorge, en même temps qu'il entendait les boules s’entrechoquer. Il compris que, de cette hauteur, un saut lui serait fatal. Alors, il s'allongea sur la pierre du balcon, replié face contre terre,et s'endormit pour une nuit sans rêve.

 Puis, il sentit un rayon de chaleur lui caresser le visage, ouvrit les yeux. Le soleil s'était levé. Il était nu dans l'herbe verte ; ses jambes avaient pris racine dans la terre nourricière. Mort ou vivant ? Peut-être autre chose ? Un jour, il saurait..

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