Absolution

cuddle0510

Prologue

 

Dans le bureau ovale de Verchiel, une discussion animée faisait rage. Meublée richement, la pièce était néanmoins petite car elle faisait partie des annexes personnelles du roi. Assis d'un air consterné, Venkeï, son frère, ne détachait pas son regard du messager. C'était un vieil homme, vigoureux pour son âge, qui tenait son royaume d'une main de maître. Il incarnait l'image du  vieux sage avec son visage ridé et sa barbe blanche. Il dégagea son manteau de soie d'un revers de main et se mit à tapoter nerveusement l'accoudoir de son fauteuil dans l'attente d'une décision. Verchiel congédia le messager avec fureur et s'assit lourdement dans son fauteuil royal. Massif, l'homme n'avait rien perdu de sa superbe. C'était un bel homme malgré son visage tailladé par la guerre. Il se dégageait de lui une autorité et un charisme naturel qui faisaient qu'il était obéi par son peuple. Deux de ses conseillers les plus intimes étaient aussi présents. Il avait parfois du mal à maîtriser ses colères et Jeremiah savait trouver les mots pour le raisonner. Jeremiah était un vieil homme obèse, ratatiné au visage de batracien. Venkeï commença le premier :

-          Si j'ai bien saisi, Raï Ko, roi de Calliope, veut utiliser un des membres de notre collège d'assassin pour...sa voix baissa d'un ton...tuer l'un des leurs ?

Verchiel sentit le sang lui monter à la tête, la situation était inédite. Aucune bataille, aucune guerre, aucun mort, n'avait jamais concerné la race des anges. Ils étaient les fidèles de l'Eternel, s'en prendre à l'un d'eux engendrerait forcément un châtiment quelconque, ou pire encore, ferait descendre les Gouverneurs, anges soldats de l'Eternel qui vivaient aux Cieux.

-          Le plus curieux, ajouta l'homme à la tête de crapaud, c'est qu'il s'agirait d'une directive même des Cieux.

-          Ce que je constate surtout, bougonna Venkeï, c'est que du côté des anges, personne ne veut faire le sale boulot.

-          Qui voudrait s'engager dans un bourbier pareil ?! Tempêta Verchiel. Qu'as-tu à me conseiller Sahël ?

-          Sire, refuser une demande de sa Première Seigneurie Raï Ko, ou pire encore, de notre bienveillant Eternel, reviendrait à provoquer une discorde entre nos royaumes et vous savez ô combien la cité de Calliope a une influence sur Lynkae. On ne refuse rien au roi des rois...

-          Je me fous de ce lâche ! De cette pourriture qui croit contrôler le monde ! Je crains uniquement la colère des Dieux !

Jeremiah fit les gros yeux face à ce blasphème. Un seul dieu était officiellement reconnu au sein de leur sphère, en diviniser d'autres étaient passible de mort.

-          Ce que je ne comprends pas bien, continua Venkeï. C'est pourquoi, si la demande vient d'en haut, on ne nous le demande pas directement...Qu'a donc fait cet ange pour engendrer un tel sort ?

-          Nous n'en savons guère davantage mon seigneur, l'ange en question aurait fait une découverte pour le moins gênante pour sa communauté. D'où l'assassinat entre très grande discrétion. Personne ne doit rien savoir de cette histoire. Une simple disparition dans la nature et vous êtes tiré d'affaire...

Venkeï et Verchiel échangèrent un regard. Les deux frères n'avaient jamais pardonné à l'Eternel cette injustice quand aux partages des terres. L'expansion territoriale était prohibée sous peine de mort. La liberté était relative sur Luveïs et sujette à interprétation car au final, seul l'Eternel décidait du sort de ses créations. Venkeï se mit à tripoter sa barbe, pensif, lorsqu'il demanda comme une évidence :

-          Connait-on l'identité de cet ange ?

-          D'après les "on-dit", il s'agirait d'un membre de la famille Shayatan.

Le regard bleu de Verchiel se durcit instantanément. Shayatan. Leur ennemi direct qu'ils ne pouvaient affronter de part leur statut d'"intouchable", des anges...des anges de sang qui avaient la réputation d'être mauvais, dictés par des émotions qui n'avaient aucune limite. Azaël, roi de Samyaza au sein des Terres du Silence, était une personnalité désagréable, grinçante, qui aimait ridiculiser les plus faibles. Un vieillard aigri et austère dont les colères jouxtaient avec la folie. Un roi prétentieux et imbu de sa personne qui appauvrissait sa population pour mieux la contrôler. Un roi qui n'était pas digne de porter son titre.

-          Sortez. Répliqua tout à coup Venkeï à son conseiller sous l'incompréhension de son frère.

Une foi parti, ce dernier trancha aussitôt:

-          Il faut refuser.

-          Comment ?! S'égosilla Verchiel.

-          C'est une folie pure de s'attaquer aux anges de sang et encore plus à Shayatan. Tu connais Azaël et ses réactions démesurées, c'est pure folie je te dis !

-          C'est un ordre divin, Venkeï, cesse de faire le sage et ouvre les yeux !

-          Toi, ouvre les yeux ! Aucun assassin de Lynkae ne voudra s'engager sur ce terrain glissant et surtout pas déclencher une guerre au sein de la Sphère !

-          Ils n'ont pas le choix, Venkeï. Tout comme nous, ils sont pieds et poings liés aux volontés de ce pédérasque de dieu !

-          Il suffit ! Arrête de blasphémer en ma présence ! Et concentre-toi bon sang !

Verchiel se plongea dans le mutisme absolu. Il devait absolument trouver une solution à cet épineux problème. Problème qui en son fort intérieur lui permettait d'assouvir une vendetta personnelle et laver son honneur de multiples fois bafoué par Azaël. Sa décision était prise. L'ange serait enlevé à l'aube et il se chargerait lui-même de mettre fin à ses jours dans la plus grande discrétion.

 

Stoïque, il ne pouvait détacher ses yeux de son visage enfantin. Le regard terrorisé de l'adolescente se braquait de droite à gauche, cherchait une issue de secours, une aide, mais il n'y avait rien, rien mise à part sa présence glaciale. Verchiel avait déjà tué des vieillards, des femmes, des enfants mais cette fille-là lui procurait un intense malaise. Il avait l'impression désagréable d'être un enfant qui allait faire une bêtise et culpabilisait déjà de l'acte irréversible qu'il allait commettre. La jeune fille était là, paniquée, mais curieusement elle ne pleurait pas, ne criait pas. Cette situation étrange le fit douter durant quelques minutes. Les mains liées par une chaîne, elle était suspendue à une potence dans la cour du château, sa robe de prêtresse blanche voletait au grès du vent. Au sein de cette nuit hivernale, l'ange paraissait presque en lévitation.

Il est des châtiments qu'on ose raconter sur Luveïs, qu'on chuchote doucement au coin du feu pour faire peur aux enfants les soirs de pleine lune. Celui que préparait Verchiel en était un de ceux là, primitif, violent, inhumain...L"'Inversion" était une mise à mort terrible qui consistait à immoler la victime par le feu de manière continue. Au creux d'une potence, un petit sillon déverserait un liquide inflammable qui permettrait aux flammes de ne jamais s'éteindre. 

Il hésita quelques secondes encore, persuadé qu'elle tenterait de lui divulguer le secret pour échapper à la sentence, mais elle ne dit rien. Elle ne cessait de le dévisager de ses deux billes noires, comme pour mémoriser son visage dans l'au-delà. Piqué au vif, il se dirigea vers la potence et actionna brusquement le levier qui fit couler la lave dans le sillon. De ses mains à ses pieds, le feu se mit à glisser sur son corps luisant avec une rapidité fulgurante, brûlant tout sur son passage. La robe fut dévorée en quelques secondes, le feu s'attaqua à la peau, arrachant la chair par morceaux, noircissant l'épiderme comme une vulgaire feuille de papier. Et alors que les flammes consumaient goulument le corps de l'ange, celle-ci ne cessait de le regarder. Elle n'avait ni imploré, ni hurlé. Le silence de mort qui régnait dans la cour lui glaça le sang, le tétanisa sur place. Au fond de lui, quelque chose s'était réveillé et le sentiment de culpabilité sembla grossir plus encore. Mais qu'avait-il fait ?

Pris de panique, il courut vers la potence, releva le levier pour stopper la cascade de lave et brisa la chaîne d'un coup sec. La torche humaine s'écroula par terre dans un bruit mat. Il chercha autour de lui une couverture, quelque chose qui pourrait arrêter les flammes, mais ne trouva rien d'autre que son foutu manteau. Frénétiquement, il se mit à étouffer le feu qui avait déjà ravagé le corps de l'ange, un corps qui ressemblait déjà à un tas de braises. En sueur, il se mit à tapoter le visage de l'adolescente pour la ramener à la vie, ses yeux s'ouvrirent quelques secondes. Des yeux noirs comme l'ébène qui semblaient brûler d'une intensité furieuse. Il connaissait trop bien ce regard qu'il réservait lui-même à ses pires ennemis. Les lèvres craquelées de la jeune fille s'ouvrirent avec difficulté et dans un souffle, elle lâcha son secret. Sonné par ses révélations, il se redressa brusquement, regarda autour de lui sans comprendre. Sa tête lui tournait, la chaleur du brasier et le vent glacial le firent vomir sur sol. Verchiel tituba vers l'entrée du château, hurla à pleins poumons et attendit que les serviteurs viennent l'aider à se mouvoir. Il mandat Jeremiah expressément à qui il ordonna de faire disparaitre le corps et monta s'enfermer dans sa chambre personnelle. Là, il ressentit pour la première fois de sa vie un sentiment qui lui était complètement inconnu...la peur.

 

-          Qu'as-tu fait ? cria son frère dans la chambre.

Son épouse tambourinait à la porte, Verchiel pesta contre elle, lui hurla de les laisser. Il tournait en rond, cherchait une solution pour éviter l'inévitable, une guerre sans précédent allait voir le jour.

-          Verchiel ! Réponds-moi bon sang ! On me réveille en pleine nuit sous tes ordres ! On me fait attendre des heures avant que je puisse te voir ! Mais que passe-t-il bon sang ?!

-          Je l'ai tué. Murmura-t-il dans un souffle rauque.

-          Mais de quoi parles-tu ? Qui as-tu tué ?

-          La fille. La fille de Shayatan.

Un silence de plomb s'écrasa entre eux. Venkeï était sous le choc, il regardait son frère avec une incompréhension totale.

-          Ma...mais, qu'est-ce qui t'as pris ? bredouilla-t-il en cherchant ses mots.

Ce dernier ne répondit pas. Il était pensif, le regard tourné vers l'extérieur, il voulait se soustraire au présent, s'échapper de cette nuit hivernale cauchemardesque qui semblait interminable. Après son assassinat, il s'était changé à la va-vite, avait jeté ses vêtements brûlés, mais l'odeur de mort lui collait toujours au corps, l'Ange ne voulait pas mourir...ne voulait pas le quitter. Il resta de longues minutes ainsi, muet, à contempler la tempête qui se déchainait dehors. Son frère vint près de lui, planta son regard dans le sien.

-          Raconte-moi Verchiel.

Alors il lui raconta. Et pendant qu'il lâchait enfin son sac, il vit le visage de Venkeï se figer d'horreur. Ils avaient été trahis, tous dupés par ce Dieu qui n'en était pas un. Les Anges n'étaient pas de véritables anges mais de vulgaires cobayes. Les premiers de leur espèce, de simples brouillons que l'on jette sur terre et que l'on idéalise. Pourquoi ces êtres avaient-ils eu des privilèges s'ils n'étaient que des copies ? Pourquoi avaient-ils eu un meilleur statut alors qu'ils étaient imparfaits ? De simples bâtards à qui on avait tout donné. Une mascarade de plus qu'ils ne comprenaient pas. Voilà pourquoi il avait fallu réduire l'Ange au silence. Il avait fallu détruire cette vérité avant qu'elle ne s'ébruite et n'embrase tout le continent. Leur vie n'était qu'une comédie tragique dirigée par l'Eternel. Il devait bien rire là-haut, entouré de ses fidèles, les Anges...et lui, comme un pauvre idiot, il avait bêtement obéi à cet ordre divin. Sans ce geste purement égoïste, cette révélation aurait pu changer le monde. Leur monde. Son monde. La rage bouillonnait au fond de lui, il avait honte de ce geste mais surtout honte d'avoir participé aux simagrées de l'Eternel. Et alors qu'il se lamentait sur son sort, il ne se doutait pas qu'à des kilomètres de là, un roi pleurait déjà la mort de son enfant.

 

 

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