Abuela

Teri Nour

Le hibou tourna la tête et le fixa. Le vent s'engouffrait entre les pierres froides. Les stèles, tournées vers la lune, semblaient murmurer. Il glissa, comme dans un ralenti, entre deux caveaux. Son imperméable caressait des grilles rouillées. Le hibou alla se poser plus loin et hulula longuement. Impossible de savoir lequel des deux suivait l'autre.

Au fond du cimetière se trouvait un tumulus orné de symboles. L'homme leva ses mains, paumes tournées vers lui. Il observa les lignes tracées dans la pierre et celles qui se croisaient sur sa peau. Cherchait-il à décrypter le motif imprimé dans sa chair à partir des dessins gravés dans la roche, ou l'inverse ? Cherchait-il une analogie, un message secret ? Sa grand-mère, son « abuela », lui avait un jour parlé de ces lignes portant des noms évocateurs : ligne du cœur, de la tête, de la vie et du destin.

L'homme salua le hibou en lui faisant un signe de tête et se retourna. L'oiseau se mit à lisser ses plumes. Devant la grille du cimetière une voiture tournait au ralenti. La jeune femme qui se trouvait à l'intérieur lui lança :

– Mais qu'est-ce que tu faisais ? Nous sommes en retard !

– Je cherchais quelque chose…

– Sur des vieilles pierres ?

– Les mots, en fin de compte, ont peu d'importance. C'est leur sens qui compte, tout comme l'essence des êtres et des choses…

Elle le toisa en soulevant un sourcil :

– C'est une épitaphe que tu as lu sur un tombeau ?

– Non ça vient juste de me venir à l'esprit

Elle tourna la tête et posa ses mains sur son ventre rond

– Je suis fatiguée

Il démarra et jeta un regard dans le rétroviseur. Le hibou les regardait partir.

Il arrivèrent à la maison de famille à l'heure où les grillons chantaient. Le temps était lourd mais quelque chose semblait retenir l'orage. Estelle alla se coucher. Diego demanda à sa mère :

– Comment va la abuela ?

Elle secoua la tête en se pinçant les lèvres :

– Elle va bientôt partir, va la voir. Elle t'attend.

C'est Diego qui lui avait trouvé ce surnom. Peut-être parce qu'elle avait été guérisseuse – rebouteuse – comme disaient les gens d'ici. Elle avait une place à part dans la famille. Elle était de l'assistance publique, née de parents inconnus, abandonnée à la vie. Elle était sans origines, ce qui ne faisait qu'accroître le mystère qui planait autour d'elle. La « abuela » traduisait cela à merveille.

Diego s'approcha du lit. La pièce était dans la pénombre.

– Abuela ?

Elle tourna son visage ridé et le fixa avec ses yeux perçants. Diego lui dit :

– J'aurai tellement aimé avoir le « don », moi aussi – celui de soigner les gens

Elle posa sa main sur la sienne et parla, d'une voix rauque, presque éteinte :

– Détrompes toi. Ce don est en chacun de nous. S'occuper du corps et des souffrances physiques est une chose, mais toucher une âme est tout autant important. Et ce don-là, tu le possèdes

– Comment cela ?

– Tu es un poète Diego, ta sensibilité permet de soulager les âmes. Pourquoi veux-tu être quelqu'un d'autre que toi-même ? Il y a mille et une façons d'aider. Chacun doit le faire à sa manière. C'est ici, maintenant, que doit être ton refuge, le lieu où tout devient clair.

Quelque chose changea en Diego à cet instant et la abuela le ressentit :

– Alors maintenant je peux partir en paix

– Abuela, pourquoi ?

– La vie file. Elle semble nous glisser entre les doigts. Souvent elle nous apparaît comme un torrent impétueux, que nul ne peut arrêter. On a l'impression d'être sur un radeau qui peut chavirer à tout moment. On a peur. Pourtant, si l'on parvient à conserver son calme, on sait ce que l'on a à faire. Alors les flots se calment. C'est la dernière étape, le moment où l'on se rend compte que l'agitation est une illusion. Elle est dans notre esprit, pas autour de nous.

La abuela reprit son souffle :

– Voilà le terme de mon voyage Diego. Tout est calme. Je peux apercevoir l'île de l'immortalité. Une grue plane tout là haut.

Elle leva les yeux et s'immobilisa. Diego serra les dents.

Il passa une main tremblante sur ses yeux. « Merci abuela ». Il n'éprouvait que gratitude pour celle qui venait de lui donner le secret de la vie éternelle. Il baissa la tête en signe de recueillement.

L'orage éclata.

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