au 412bis de la Croix du Sud
miyukisan
Mardi
J’ai déposé mes affaires dans le hall, trois maigres sacs à peine. Je n’ai pas besoin de grand-chose. Il m’a accompagné, peut-être pour me réconforter. Je suis heureuse de sa présence, il me permet de prendre la chose en dérision. Il sait tout de moi sans parler, et, à cet instant même, il sait que je ne suis pas rassurée.
Une grande dame en uniforme immaculé vient à notre rencontre. Elle est brune, l’air affable, ni gentille, ni méchante, juste neutre, comme son uniforme. « Je vais vous conduire dans votre chambre » dit-elle.
Nous lui emboitons le pas. Nous empruntons un immense couloir aux néons jaune. Il est neutre, sans couleur réelle, aucune personnalité, que de la spartiatité, du minimalisme qui transpire des murs. Aucun signe ostentatoire de personnalité. Cette coursive à angle droit distribue des chambres de part et d’autres, à gauche et à droite. Ils sont habitués ici, à recevoir des gens en retraite, au regard du nombre de pièces individuelles que nous dépassons. Ça sent les potions magiques, des odeurs mystérieuses et inconnues du monde extérieur, de celles qui nous envoie en Thaïlande en un rien de temps, sans décoller de son fauteuil, une drôle d’odeur douce amère
Nous arrivons enfin devant la porte de la pièce qui m’a été attribuée, côté gauche, en face des douches. Je ne peux pas me tromper. La dame en uniforme nous précède pour nous ouvrir la porte. Celle-ci émet un chuintement agréable lorsqu’elle la tire. « Installez vous, je repasse tout à l’heure ». C’est une petite pièce, neutre, blanche, avec le stricte minimum : un lit à barreaux amovibles, une table de nuit à roulette, une desserte en formica, un fauteuil en skaï, et, ultime raffinement : une télévision ancienne, pas un écran plat moderne, non, non, un de ces bon vieux cubes des temps jadis. Mais le plus intéressant se situe dehors. Cette neutre chambrette possède une immense fenêtre, plus longue que large, qui occupe toute la longueur de la pièce. Elle offre une vue magnifique du ciel changeant des montagnes, et d’un sommet que nous avions arpenté trois semaines avant. La télévision, qui décore le mur blanc, ne pourra que faiblement me divertir. J’oubliais un fondamental détail, la mère supérieure, ou la décoratrice d’intérieur, je ne sais pas, a laissé une photographie sur le mur en face du lit. Il représente un pré en premier plan, une montagne enneigée, au second plan, et un ciel azuré en arrière plan. Je vais pouvoir m’évader en pensée, entre deux offices.
La dame quitte la pièce et nous laisse seuls. Je commence l’inspection des lieux pour déballer mes quelques effets. Dans la salle de bain minimaliste, je mettrai mes deux gants, ma grande serviette éponge bleue, mon savon d’Alep et mon pot de crème hydratante. Dans le placard, je disposerai mes dessous, mes deux tee-shirt, un pantalon léger, et des chaussures à picots qui me serviront lorsqu’on on m’aura offert mon handicap.
La dame en neutre frappe à la porte et ne prend pas la peine d’attendre que je lui dise d’entrer. Elle est déjà là à me poser quelques questions sur mon état de santé, et à m’exposer le règlement intérieur des lieux : lever à 7h, et premier office, petit déjeuner à 8h précises, puis toilette et exercices physiques. S’en suivra le déjeuner à 12 heures précises, puis une collation légère et rapide vers 15h10. Pour terminer la journée, le repas du soir aura lieu à 18h pétante, suivi d’un autre office. La soirée se déroulera tranquillement, et sera clôturée par un dernier office vers 22h. Puis une merveilleuse nuit étoilée achèvera le tout. Et je serai d’attaque pour une nouvelle journée palpitante. Ici, le temps est réglé comme du papier à musique, pas de place pour la fantaisie, le plan foireux, ou le rendez de dernière minute. Rien, non rien ne peut perturber cet emploi du temps où il ne manque plus que les cloches pour rappeler les brebis vers leur temps de prière. Mais ici, tout est moderne et neutre : aucun de signe ostentatoire d’appartenance à ‘une religion. Pourtant j’ai choisi de faire retraite à La Croix du Sud. La dame en neutre arbore, à sa blouse neutre, une montre, qui se balance, la tête en bas, accrochée à sa blouse. Ici, les montres remplacent les cloches, et ne se portent plus au poignet, une coutume locale peut-être. Quand Dieu le Père aura décidé que je quitterai ma retraite, il ne faudra pas que j’oublie de m’offrir ce si étrange objet, j’aime bien l’originalité.
La dame en neutre quitte enfin mon lieu de pénitence. Et nous laisse de nouveau seuls. Il nous reste encore deux heures de quartier libre avant le diner. Il n’a pas oublié d’apporter le scrabble, notre jeu préféré. Alors, pour tuer le temps, nous décidons de nous livrer à une partie de mots acharnée. Pendant qu’il prépare le jeu, dans une concentration qui laisse présager une âpre partie, ma main tombe par mégarde sur un petit boitier gris relié à un fil électrique. Trois boutons s’y présentent : une flèche en haut, une flèche en bas pour le dossier, et une flèche en bas pour le matelas…le lit est électrique !! Ultime détail original. Et me voilà à appuyer sur toutes les flèches. Le dossier monte, descend, le lit monte, descend, ce qui me fait rire au éclat. Avec la vue imprenable et ce lit magique, je vais pouvoir distraire mes journées de retraite entre deux prières.
La partie de scrabble est serrée, mon adversaire impitoyable, il me talonne à dix points d’écart, j’ai du mal à le distancer. Mais les hostilités sont suspendues. On frappe, puis on entre dans ma chambre sans demander la permission, la politesse et la pudeur ne font pas partie du règlement intérieur, ce doit être une mode interne. Une autre dame en neutre entre avec le plateau repas. Pas une minute de retard, il est dix huit heures précises, pas une minute de plus, pas une minute de moins. Elle me le dépose sur la table en formica et une odeur de légume bouillis envahit l’ascétique pièce. A dix huit heures, nous n’avons pas pour habitude d’avaler un potage, c’est à peine l’heure du thé dans notre emploi du temps personnel, le dîner n’est servi que vers vingt et une heure, si on y pense, et si mon estomac décide de prendre une légère collation. Je sens que je vais avoir du mal à me faire à ce strict et absurde règlement. Mais je suis là pour faire pénitence, expier .mes péchés et regarder en face mon âme entachée d’actions néfastes pour mon karma.
Sans conviction, j’approche la table roulante sur laquelle trône l’odorant plateau. La mode ici, c’est comme dans la Rome Antique : on prend son repas au lit. Mais contrairement aux romains, cette table offre l’opportunité de manger adossé, et non accoudé sur le côté gauche. Ici, ce n’est pas une question d’élégance, ou de statut social que de manger au lit. Tout le monde est logé à la même enseigne, pas de statut social, ni de traitement de faveur, pas de signe ostentatoire de supériorité sociale. Ainsi couché, on peut sans doute mieux apprécier ce qui est servi, ou mieux digérer. Une bonne santé physique est un gage de bonne santé mentale. Et le mental ici, est primordial. Une fois de plus, donc, je me plie au règlement. Je reluque les plats d’un œil méfiant. Il n’y a pas que du potage, mais le reste ressemble à je ne sais quel PNI : Plat Non Identifiable. Sur ce plateau neutre, se promènent un emballage plastique cacheté rempli d’un liquide orange. Sur une étiquette, collée sur la pellicule plastique qui protège le dit liquide orange, est imprimé : « potage aux légumes, saveur potiron, salé ». Effectivement, il est important, fondamental même, de préciser que le plat est salé. Mais je ne sais pas encore pourquoi. Je passe au deuxième récipient, plat, gamelle, je ne sais pas trop comment qualifier ces choses qui se promènent sur ce plateau. Je saisis donc ce plat, l’observe, dubitative. Cela ressemble à des pâtes. Je suis obligée de lire l’étiquette pour reconnaitre qu’il s’agit là de pâtes à la bolognaise. On dirait plutôt un plat TNI : Tricatel Non Indentifiable. Un semblant de sauce a été déposé par je ne sais qu’elle douille mécanisée. Je m’imagine déjà visitant l’usine du célèbre film de Claude Zidi. Les plats, encore vides, de plastique blanc défilent sur des tapis roulants. Une première douille dépose bruyamment les pâtes trop cuites, qui ressemblent presque à de la bouillie….Chhhhhploaf ! Le tapis avance encore et s’arrête au-dessus d’une autre douille. Chplllluuf, cette fois, c’est la sauce qui éclabousse négligemment la pâtée pour le chienchien. J’esquisse un « bon Dieu », mais je me ravise vite : pas de parole ostentatoire d’appartenance à une quelconque religion, c’est écrit entre les lignes du règlement intérieur. Vite, vite, chasser ses vilaines pensées de mon ciboulot. Il y a encore deux ou trois choses que je n’ai pas passées en revue sur ce plateau. Elles sont facilement reconnaissables, heureusement. Je peux reconnaitre une boule de pain blanc, toute jolie et craquante, un morceau de fromage, du Roquefort, je crois. Dommage, je n’aime pas le fromage, mon palais n’a pas la culture de ce genre de met. Et, pour finir, un peu de fantaisie, soyons fous : une crème dessert au lait, saveur vanille. Dommage, le lait ne m’aime pas. A chaque fois que je décide d’en boire une lichette, il fait des loopings dans mon estomac et me donne le mal de mer. Pour résumer : il est 18 heures, et je suis sensée avaler ces choses, en faisant semblant d’aimer ça. Sinon, il faudra attendre le repas suivant, mais je doute qu’il soit plus appétissant. Beurk, je crois que ça ne va pas être possible. Je me retourne vers lui, avec un regard de chien battu. Il compatit.
Avec dégoût, le nez retroussé et la mine déconfite, je m’aventure à ouvrir la soupe. Première difficulté : à force de tirer sur la pellicule plastique, elle finit par céder, mais j’en renverse une partie sur le plateau. Ça commence bien. C’est difficile de manger couché sans en renverser une goutte. Et tant que ce n’est pas sur les vêtements, ou dans le lit, le pire est évité. J’extirpe les couverts du sachet plastique. Décidément, tout est plastifié, en ce qui concerne la nourriture, même les gobelets sont en plastique. L’hygiène irréprochable fait sans doute partie de ce qui est écrit entre les lignes du règlement intérieur. Mais il stipule aussi, placardé sur la porte du placard, en caractères gras : tu ne fumeras point, tu n’auras point de téléphone portable, tu laisseras les objets de valeur dans le monde civilisé, tes visiteurs ne t’apporteront point de fleurs, et, pour finir, mais ce commandement est écrit entre les lignes : tu ne forniqueras point avec ton voisin de chambrée. Ce qui signifie que ce lieu de retraite est mixte. Moi qui croyais que l’on ne mélangeait pas les sexes dans de tels endroits. Mais où est donc le rapport avec l’hygiène locale ? Ces commandements étranges ne me disent rien qui vaille. Et pourquoi les fleurs sont-elles interdites, est-ce une signe ostentatoire de gaieté ? J’aurai tout le temps d’y songer cette nuit, lorsque, éclairée par la lune, je compterai les étoiles, non, plutôt les moutons.
Bref, je m’aventure à goûter cette fabuleuse soupe « saveur potiron, salée ». Une petite cuillère pour papa…Allez allez, un peu de courage. L’improbable et épais liquide envahit mon palais. Et, malgré les apparences, ce n’est pas trop mauvais. La saveur potiron existe bien, lointaine, certes, mais bien présente. La saveur salée est bien au rendez vous. Ce n’est donc pas de la publicité mensongère. Malgré les 18heures passées, et la faim qui ne me tenaille pas, une cuillère pour maman, une cuillère pour papa, de cuillerée en cuillerée, je finis par arriver à bout de ma première gamelle. Passons à la deuxième. Je tords vraiment du nez à ce stade du repas. Il me regarde et ne m’encourage pas. Sombre présage. Après être venue à bout de l’opercule, je plante ma fourchette plastique dans la plâtrée de tortillons qui fait office de pâte. Et là, impossible d’aller plus loin, elles restent bloquées dans ma bouche. Malgré toute ma bonne volonté, et la faim qui ne me tenaille toujours pas, impossible de les faire dévaler mon gosier. Résignée, je repose la fourchette sur le plateau et repousse le plat. Il m’observe, amusé et m’encourage timidement à pousser un peu plus loin cette investigation culinaire, pensant peut-être que j’exagère quant à la saveur du plat. Alors je lui propose de goûter à ce somptueux met. Il s’exécute. Il porte la fourchette pleine de pâtes à la bouche, avec bravoure, comme quand il avait mangé des insectes grillés en Thaïlande. Ça ne peut pas être pire après tout, pense-t-il sans doute. Son regard doré s’assombrit. Il mastique la bouchée lentement, très lentement. Il a du mal à déglutir. J’observe son manège, il se tortille sur le fauteuil pour se donner une contenance. Une cuillère pour maman, avec un peu de courage, la bouchée finit par faire une boule dans sa gorge. Elle commence à descendre vers son gosier. Il finit par conclure que ce plat est pire que les sauterelles de Thaïlande.
Découragée, je me résigne à ne plus rien toucher de ce qui se promène sur ce maudit plateau. Mais j’ai peur de me faire rabrouer par une dame en neutre. Le règlement stipule peut-être que l’on est obligé de manger tout ce qui est proposé, avec une pensée profonde pour tout ceux qui n’ont pas la joie d’avoir un repas chaud devant eux. Cela fait peut être partie des actes moraux qui permettent de laver nos âmes entachée d’actes néfastes pour nos karmas. Je promets donc, d’un silence solennellement sentencieux, de manger tout ce qui se trouvera sur le plateau neutre, au prochain repas. Ce qui me laisse une nuit complète pour m’y préparer psychologiquement.
De nouveau un « toctoc » retentit et me sort de ma méditation. La grande porte s’ouvre dans la foulée. Je n’avais pas encore remarqué la taille démesurée de ces ouvertures. La dame en neutre débarrasse le plateau et me décoche un sourire malicieux. Peut-être que c’est une façon de m’encourager pour le prochain repas. Pourvu qu’il soit meilleur, en tout cas, le service est irréprochable. On est bien traité dans cet endroit pour retraités.