Au-delà des apparences
Delphine Mignon
Au-delà des apparences
Je m'en vais. Je pars pour un aller simple, qui sera pourtant un voyage retour. Retour vers moi, retour à ma vie. Cette vie dont je me suis laissée déposséder. Cette vie qui m'a échappé, qui a pris des chemins trop empruntés plutôt que les chemins de traverse, parfois escarpés, que j'escomptais.
Je suis comme tout le monde. A l'aube de l'âge adulte, je combattais l'uniformité et la bien-pensance. Et puis je suis entrée dans le conformisme faute de temps, de courage, d'aspirations ou de détermination.
Faire vite. Surtout faire vite les valises, par peur de ne pas aller jusqu'au bout.
Je vais emporter peu, j'ai besoin de légèreté et de me rattacher aussi peu que possible à ce qui fut et ce qui est.
Je remplis distraitement ma valise. Et j'entends déjà bruisser les murmures des voisins, amis, collègues, qui n'ont à se mettre sous la dent que les vicissitudes et les égarements des autres pour meubler les silences et combler la vacuité de leur propre existence. Oui, je les devine, mi excités mi dégoûtés, s'interroger sur mon départ soudain, inexpliqué et injustifiable : Comment a-t-elle pu abandonner son mari, si prévenant, si amoureux, si…. ? Et surtout, comment une mère peut-elle abandonner ses enfants ?
Ils se délecteront de ce soubresaut. Puis ils le délaisseront rapidement pour un autre rebondissement du feuilleton de leur vie tranquille.
Effectivement ils ne pourront comprendre. Ni même tenter d'imaginer, aller au-delà des apparences et disséquer la forme du fond. Ils me croiront fragile, alors que je suis bien plus forte qu'ils ne le seront et sauront jamais. L'un de ces spectateurs, juste un, aurait-il le courage de dévier de son chemin, par curiosité ou audace ?
Je ne fuis rien. Je ne m'enfuis pas non plus. Je vais vers autre chose.
On dit que l'on doit se contenter – ou non - de ce que l'on a. Mais doit-on se satisfaire de ce que l'on est, ou plutôt de ce que l'on est devenu ?
Je n'ai nul besoin de rechercher ce que je n'ai pas. La possession, la consommation, l'accumulation ne m'intéressent pas. Je veux juste arrêter de me détourner de ce que je suis. Je n'étais plus que l'ombre de moi-même. Je donnais à voir ce que j'exècre, toute la médiocrité la plus communément partagée. Une vie sociale consistant pour l'essentiel à partager de faux problèmes, à montrer que l'on a plus, toujours plus. Tout en n'étant plus rien. Je me suis composée un personnage et j'ai fini par croire que je n'étais que cela.
Une vie de femme, réduite à une vie insignifiante par les contraintes et sollicitations externes. Qui se borne à une course d'obstacles sans fin pour quelques minutes de beauté chaque soir, avec mes enfants.
Je glisse leur photo entre mes vêtements. Elle sera l'objet le plus précieux de mes bagages.
Personne ne comprendra à quel point j'aime mes enfants. D'un amour pur et inconditionnel, qui emplit mes yeux de larmes à leur simple vue chaque soir, lorsqu'ils sont entrés dans le sommeil.
Je sais qu'ils auront une période de révolte, d'incompréhension, et même de haine à mon égard. Mais je caresse l'espoir que les quelques mots laissés à chacun les apaiseront un jour ou l'autre. Quelques mots témoins de notre lien indéfectible, inaltérable, infini. Les enfants les reliront encore et encore, ou les ignoreront. Mais ces quelques mots nous relieront. Et ils finiront par comprendre que ma démarche n'est pas égoïste, qu'elle a pour unique fin de les protéger. Que ma présence les ferait davantage souffrir que mon effacement.
Leur vie est une ébauche, elle ne mérite pas d'être salie par la laideur.
Rester aujourd'hui me conduirait à regretter chaque moment que nous ne partagerons pas du fait de leur absence, leur ignorance ou leur indifférence. Ce ne sera que pure inadvertance de leur part, mais pour moi un coup de poignard à chaque fois.
Je les ai quittés ce matin, debout, le visage serein et apaisé. Confiante en apparence, meurtrie en dedans. Ils ne savent pas que je pars, alors cette image s'est sans doute déjà effacée de leur mémoire. Mais au moins je n'ai pas suscité leur inquiétude lors des derniers regards échangés. Je les ai juste étreints plus fort que d'habitude, en m'enivrant de leur odeur une dernière fois.
Je ferme ma valise sur ma vie comme on referme un livre dont on est déjà nostalgique. Il y a eu des longueurs, des incertitudes, des larmes, des cris, des rires et des immenses bonheurs.
Qu'est-ce qu'une vie finalement ? Une chance ? Une ingratitude ? Une aventure insensée, de façon certaine.
Quelle probabilité avait chacun de nous d'exister ? Une chance infime, qui s'est jouée en quelques secondes. Une probabilité bien plus faible que de gagner au loto !
Pourtant, la grande majorité des gagnants au loto sait profiter de ses gains, mesure sa chance et utilise ses profits à bon escient.
Je ne suis pas sure que la plupart des humains qui naissent dans des pays en paix et des conditions favorables soient en capacité de savourer leur grande victoire à la loterie de la vie. Nous savons que chaque seconde qui s'écoule ne reviendra jamais. Nous savons qu'il n'y aura pas de seconde chance.
Et pourtant, qu'en faisons-nous ?
Que faisons-nous de nos rêves ? Nous les espérons, les reportons, les abandonnons.
Que reste-t-il au soir de nos vies ? Quelques moments de grâce, d'amour ou de poésie suspendus à la surface de la mémoire. Minuscules par rapport au temps écoulé, mais qui éclaireront le lac sombre des moments enfouis ou oubliés.
Quelle part de vie, hormis l'enfance, menons-nous sans égard du qu'en dira-t-on, juste en accord avec nous-mêmes ?
C'est ici que je vais. Je vais éprouver la vie dans toute sa simplicité. Et épargner ceux qui me sont chers.
Je regarde par la fenêtre. Un avion traverse le ciel. Il ne se distingue bientôt plus dans l'azur bleu et infini. Un ciel comme la page blanche que j'ouvre, sans aucune trace pouvant me raccrocher à mon destin terrestre.
Je prends ma valise et ferme doucement la porte. Prête pour mon voyage. Un aller simple vers moi-même, pour ces quelques mois qu'il me reste à vivre avant que la maladie ne m'emporte.
Fort ! Une preuve d’amour par abnégation. « Deux jours à tuer » de François d’Epenoux. 2001.
· Il y a presque 7 ans ·Hervé Lénervé
Très émouvant. Je partage.
· Il y a presque 7 ans ·menestrel75