Auriverde

leo

Je venais de débarquer lorsque, soudain, j’aperçus Miguel qui venait à ma rencontre. Il me restait un dernier témoignage à recueillir grâce à ses contacts locaux. Nous gagnâmes sa Gurgel sans échanger un mot. Un silence empreint de gravité : nous nous rendons en plein cœur d’un conflit. Prélever mon témoignage puis rentrer, écrire, publier, pour une prise de conscience un an après la commémoration de l’anniversaire des droits de l’enfant.

La voiture file à vive allure. Défilé de montagne, de dépressions.

Nous pénétrons un autre monde. Une nouvelle dimension où la  route même se dérobe. Il nous faut continuer à pied, sceller de notre pas le déclin de toute humanité.

 La favela tonne son orgueil, celui de n’appartenir à personne. Cette lutte de territoire où se délitent les âmes en peur, un quadrillage mortuaire pour familles en sursis. Je courbe l’échine, ma charge intérieure lestée du lourd soleil de plomb. Ils vivent dans ce cimetière de tôles, dans cette décharge humaine où tout se recycle sauf l’humain. Leur idéal même est rugueux,  ils rêvent tous d’asphalte (1).  La forêt de Tijuca leur insuffle l’air maudit qui les prolonge dans une veille cadavérique. Je repars demain de Rio, ce que je vis dépasse l’entendement. Je suis dans ce bourbier où chaque acte est crotté par la honte. Le moindre mouvement est taxé par les regards inquisiteurs. Chaque être est à la solde de sa survie, de sa famille et fait allégeance au réal.

J’entre chez Pablo qui en sait long sur les difficultés du quotidien. Il accepte de me livrer un témoignage sur ses enfants, moyennant mes euros. Dans ces murs de ruines, trop faibles pour insonoriser les drames permanents, chaque coup, cri ou pleur est l’œuvre de tous, infligé à tous. Résonnance de leur drame commun.

Je salue mon interlocuteur, m’assied  et l’invite à parler :

-          « Tous mes enfants s’en sortent à peu près, mais il faut que je vous parle de Pedro. J’ai du mal avec lui, malgré mes poings qui corrigent sa petite gueule de chouineur. Il s’en fout totalement de notre réalité. Egoïste qu’il est ! Il part chaque jour et n’est  pas foutu de ramener quelques réals. Il préfère  gaspiller 1 500 cruzeiros (2)  à fumer un joint de maconha (3) plutôt que d‘aider sa famille. Mille fois, j’lui dis à Pedro de faire comme tous les autres mômes : sniffer de la colle de chaussure. « Se faire la tête »  comme y disent… sa tête j’vais finir par lui ravaler à ce crevard, s’il continue à fumer des joints. Cette petite merde devrait savoir que la colle, c’est très bien pour quand il a froid, peur ou faim. Il se poserait bien moins de questions pour aller voler, cette feignasse ».

Il me scrute, je lui souris, quoi qu’il m’en coûte, pour obtenir sa confession, mon papier.

-          « Je l’ai déjà fait sniffer de force le bâtard, et voilà qu’il pleurait comme une mauviette, disant que ça lui brûlait les poumons… la chochotte, j’ai bien perdu mes dents moi, en me shootant à la colle de grole… sûrement de la colle qui chaussait du 53 à crampons (il rigole). Qu’est-ce que j’ai fait au bon dieu pour mériter un attardé comme lui ? A 12  ans bordel, je vendais des citrons. Avec mon gang on était déjà de très bons pivetes (4). On était tout aussi bons à faire « cadaver ».  Faire quoi ? qu’il m’a répondu cet idiot de Pedro. Faire ca-da-ver, trouver des clochards ivres, les dépouiller et les laisser nus, après avoir coupé au rasoir ce qui leur servait de vêtement. Mais même en lui expliquant, il n’a pas eu l’air de comprendre ce p’tit con, même en lui en collant une, vous vous rendez compte ?

Mon expression, criblée de toute ma feinte empathie, accentue la sincérité de son témoignage, la débride aux confins du possible.

-         « C‘est qu’il a la caboche dur, le fumier. Remarquez, c’est qu’il ne doit pas avoir tant faim que ça cette saloperie, sinon il gagnerait de l’argent avec son cul. On le faisait bien nous.  Il n’est tellement pas futé qu’il se serait fait prendre à tous les coups par la Febem (5). M’en souviens de la Febem, des brûlures de cigarettes sur mon torse, des bagarres et autant de fois où on aurait bien voulu me crever la paillasse. C’est d’ailleurs là que j’ai appris que mon cul pouvait servir à autre chose qu’à chier, ils ont été plusieurs à m’avoir fait rentrer la leçon dans mes fesses … Mais il ne risque pas d’y aller lui, Saint dégénéré ! C’est dommage, ça lui aurait fait du bien. Il se serait un peu endurci. Je ne sais pas ce que je vais foutre de ce môme ! A l’époque des escadrons de la mort, une bastos dans la gueule qu’ils leur foutaient pendant qu’ils dormaient les parasites ! Moi, ils ne m’ont pas eu… mais comme je n’ai pas de chance plus que ça, ce n’est pas lui qui l’aura non plus… Heureusement qu’il m’a, même si moi je ne veux pas de lui ! ».

Ses propos émétiques ont raison de mon bunker émotionnel. Pablo poursuit sans y prêter la moindre attention.

-         « Quand on s’est fait jeter des grands domaines avec les vieux, j’ai bien dû apprendre à survivre. Lui, il a la chance d’être né ici. Il ne peut pas avoir de regret, les enfants sont égoïstes. J’aurais mieux fait d’adopter un de ces bébés que les poubelles ou les terrains vagues accouchent en secret, plutôt que d’engrosser ma conasse… le mauvais numéro qu’on a tiré avec lui. Les autres, ils se démerdent. Ils ne font pas tout ce que je faisais, mais au moins ils essayent. Mais alors pour lui, il n’y a pas d’espoir… »

Il se lève, regarde par ce qui lui sert de fenêtre, puis se rassoit impassible.

- « Ne vous inquiétez pas, ça canarde toujours par ici, la police essaye de nettoyer notre favela des narcotrafiquants. Ils viennent souvent nous faire chier pour rien, parce que tout va continuer pareil. L’AK 47 : ça fait danser la Samba… »

Il s’esclaffe de plus belle, mimant la danse et poursuit :

-  « Ça dure parfois des heures… Policiers ou narcos, c’est pareil ! Certains font les deux jobs et ils se foutent sur la gueule, qu’ils soient ensemble ou face à face, sauf qu’ils ne le savent même pas… Les narcos, ils vont bientôt foutre le feu aux pneus pour créer un écran de fumier (il rigole, plus fort encore, très satisfait de son jeu de mot). Le Comando Vermelho (6), ils ne sont pas prêts de les avoir, à chaque fois ils s’enfuient par les égouts… ».

Il hausse les épaules, me fixe de nouveau.

-         « Pour en finir avec Pedro, il est à côté de la plaque le gamin ! Il me parle de l’école, qu’il aimerait lire pour avoir un beau travail, comme si nous, on était merdeux. Il préfère jouer au foot, croyant qu’il sera un jour Auriverde (7). Faut le voir, regarder chaque matin le Cristo Redentor (8), en pensant qu’il répondra à ses prières. Tout le monde dit que la statue a les bras écartés comme sur la croix. Moi je vous dis que ses bras écartés, c’est comme les ailes d’un bombardier, qui nous lâche des bombes d’emmerdes sur la gueule… ça oui ! Le Cristo Redentor bénit ses guerilleros et il n’y a pas la place pour le rêve ici ! Vous savez que la favela porte le nom d’une plante ? Avec des baies et de la sève toxique. Ce n’est pas un signe ça, que tout est pourri ?… Si vous voulez, vous pouvez  questionner Pedro, si vous me payez encore ! Cette crevure rentre toujours plus tôt que les autres, pour une fois qu’il peut m’apporter autre chose que des soucis…

Il se lève impatient. Je comprends qu’il n’a plus rien à me dire et arrête mon dictaphone. Mon sourire reste encastré puis prend vie à l’idée d’échanger avec Pedro, ses rêves, ses espoirs mais aussi ses difficultés. Je vais payer d’avantage pour que son géniteur ne soit pas là. Que Pedro me livre sans crainte tous ses bonheurs convoités… Je me dis, qu’avec les autres enfants, il ne devrait pas habiter la favela. Ils doivent être celle-ci : des matériaux légers qui se soutiennent les uns les autres…

- « Qu’est-ce que je vous disais, venez… »

Je le rejoins à sa meurtrière et vois cet enfant dans l’œillère de son paternel, traîner le pas, tête baissée…

Venu de nulle part, un sifflement, l’impact, son corps inanimé.

Son père crie aussi fort que ma fascination. Il hurle dans mon oreille « Filez moi tout ce que vous avez… et faites une putain de photo, ça vaut de l’or ! ». Il s’agrippe à mon bras et redouble de décibels : « Vite putain, ils ne vont pas tarder à arriver pour l’emporter ! ».

Il faut prendre cette photo. Pedro devient martyr et je sais que cette image peut faire la une des tabloïds. Je braque hagard, mon objectif, la mort de cet enfant repasse en boucle. J’ai l’impression d’être un sniper embusqué. Je vais le tuer une seconde fois. Je ravale mes scrupules et appuie sur ma détente. Et sa tête explose en bouillon de couleurs…

 FIN

1-       Au Brésil, l'asphalte désigne les quartiers aisés ou de classes moyennes

2-        1500 cruzeiros =  60 cts d’euros

3-        Maconha : herbe locale

4-        Pivetes : Voleurs à la tire

5-        Febem : Fundação Estadual do Bem-Estar do Menor : centre de rétention ou sont envoyés les mineurs. De nombreux actes de torture y ont été pratiqués et dénoncés.

6-        le Comando Vermelho : Commando rouge, un des plus anciens et plus puissants gangs de narcotrafiquants

7-        Auriverde : Or et vert, couleur du maillot de la sélection nationale de football.

8-       Cristo redentor : Célèbre statue qui domine la baie de Rio de Janeiro.

  • Un texte très prenant. Très instructif aussi. Merci de nous faire partager cette incursion au coeur du désespoir, où la nécessité de survivre mène à des atrocités à peine concevables.

    · Il y a plus de 12 ans ·
    027 orig

    Chris Toffans

  • chapeau bas aussi, à chaque fois je reste sans voix, cette fois ci peut être plus que les autres ...

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Flottins orig

    sophie-dulac

  • Merci beaucoup de vos retours, c'est toujours délicat de retoucher un texte brut.
    Oui, Marco, parfois je pense aussi que l'humain est pire que des bêtes...même sauvages.

    Vous dire quand même, concernant la Febem, que les premières condamnations commencent à tomber. Il y a même un centre qui avec nécessairement l'aide des gardiens, à vu tous ses "pensionnaires" s'évader, afin de "perdre" les témoignages de torture, de descendre peut être même certains fugitifs. Voilà... Merci encore de vous être penché sur la question.

    · Il y a plus de 12 ans ·
     14i3722 orig

    leo

  • Paradoxal ! Cruauté du monde et beauté de l'écriture.

    · Il y a plus de 12 ans ·
    100 1297 orig

    itsu08

  • Que voilà de la belle prose dévoilant les épouvantables choses ! Je devine ici ton expérience loin des bureaux ;b

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Images

    hugues-stephane

  • Chez les animaux la tendresse n'existe pas...la cruauté non plus...

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Pict0112

    nawyecky

  • personnages qui s'animent et qui me rétractent le coeur au fur et à mesure. je ne veux pas savoir la vérité et pourtant l'immersion semble parfaite! ca m'étouffe et me tord, ca m'insupporte terriblement les enfants qui meurent d'injustice et puis les photographes de ces moments là. ca me tire les cheveux dans le passé, je revois la petite indienne accrochée à un tronc, mort en quasi direct, je ne m'en suis jamais remise...excuse moi bravo... j'étais dans le dictaphone et c'était tellement horrible d'y être.
    l'animelle

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Lanimelle 465

    lanimelle

  • personnages qui s'animent et qui me rétractent le coeur au fur et à mesure. je ne veux pas savoir la vérité et pourtant l'immersion semble parfaite! ca m'étouffe et me tord, ca m'insupporte terriblement les enfants qui meurent d'injustice et puis les photographes de ces moments là. ca me tire les cheveux dans le passé, je revois la petite indienne accrochée à un tronc, mort en quasi direct, je ne m'en suis jamais remise...excuse moi bravo... j'étais dans le dictaphone et c'était tellement horrible d'y être.
    l'animelle

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Lanimelle 465

    lanimelle

  • C'est pour le concours de cette année ? J'y participe et je te souhaite bonne chance ! la nouvelle que j'ai envoyé est Vampire-bonbon ... pas le même genre du tout ! Dans ton texte, il y a des passages qui manquent ? ... de la page 5 à 6 ( la 6 commence avec Pédro ???) et aussi page 6 à 7 ( de cet enfant repasse en boucle ? ).

    · Il y a plus de 12 ans ·
    1624124869 500

    Françoise Grenier Droesch

  • Merci, Léo !!!

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Pascal 3 300

    Pascal Germanaud

  • Plaisir de relire

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Kitty 54

    meo

  • ça sonne!

    · Il y a plus de 12 ans ·
    101 0061 500

    saki

  • Texte découvert au hasard...mais qui mérite vraiment le détour ! Coup de coeur !

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Ciel %c3%a9toiles2

    bella-leff

  • Toujours trés bien

    · Il y a plus de 12 ans ·
    30ansagathe orig

    yl5

  • Je n'ai pas grand chose à rajouter ... C'est juste horrible de triste réalité !
    Bravo Léo, encore une fois, un texte qui remue les tripes.

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Tourbillon 150

    minou-stex

  • Merci de me faire partager ce chef-d'oeuvre de réalisme, Léo...j'en garde une vision d'horreur ! Quant au style, à ta maîtrise de la langue, je te tire mon chapeau ! J'écris ce commentaire avant de lire les précédents donc, s'il y a des similitudes, elles ne sont que pures coïncidences -) Merci, bravo et à bientôt !!!

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Pascal 3 300

    Pascal Germanaud

  • C'est hors de tout ! concours, critiques... je ne trouve pas les mots... ça m'a "cognée" très fort !... comme tu sais !... et c'est ton texte qui explose à la fin.

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Camelia top orig

    Edwige Devillebichot

  • La photo aussi si parlante...

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Et  2011 264 orig

    mlpla

  • Bravo Léo ton écrit revit dans des descriptions qui sonnent, des images qui vibrent, des sentiments qui animent...Quelle belle pugnacité pour nous livrer là une grande preuve de talent dans le travail et l'émoi, Merci à toi

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Et  2011 264 orig

    mlpla

  • Je trouve que tu es très fort pour ce genre d'exercice et j'admire la façon dont tu domptes ton écriture pour la faire entrer dans le format. Belle démonstration parce qu'on oublie la consigne principale pour se la voir rappeler au point final. Entre deux, on est embarqué, baladé dans les pensées, les visions et le dialogue des personnages. C'est journalistique et romancé à la fois. J'aime beaucoup l'équilibre maintenu entre le réalisme trash affleurant et la rapidité du style qui abrase un peu le pathos comme si on était à côté de la misère mais pas tout à fait dedans. Encore un grand plaisir de te lire, mon Léo.

    · Il y a presque 13 ans ·
    Dsc00245 orig

    jones

  • Ça y est, j'ai vu!!!bravo Léo...!!!

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Burton 1 orig

    inta

  • J'aimerai qu'on m'explique parce que je suis une grande paresseuse...Tu as gagné quelque chose Léo? C'est quoi ces ateliers? Et je lis à travers les lignes un langage qui ressemble plus à celui des entreprises qu'à celui de l'écriture, mais je n'ai sans doute rien compris... Sinon, je ne sais pas ce que tu as gagné, mais tu as en tout cas toute mon attention et mon admiration pour ce texte que je viens de relire.

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Burton 1 orig

    inta

  • Ca cartonne dur.

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Photo chat marcel

    Marcel Alalof

  • Alors, Léo... tu te vois en Ribery à présent??? je lis et relis ton Auriverde...en attendant ;--)

    · Il y a plus de 13 ans ·
    15592326 141051769716160 1919602287 n

    thelma

  • C'est terrifiant l'humanité...

    · Il y a plus de 13 ans ·
    E amoureuxdeparis vi orig

    interlude

  • Thierry Marie je ne pense pas que ne plus faire de texte sur les sujets posés soit la solution , en tout cas pas une qui me plaise beaucoup, ni à Sophie ... De plus, le véritable respect entre auteurs n'est pas que de se lire ou de se commenter , c est aussi de se challenger ! Quand au respect pour nous, le meilleur est celui d'apprécier notre travail et de nous rendre la pareille en y répondant ! Alors Thierry, je pense qu'il serait utile de regarder un ou deux téléfoot par respect pour nous, et de vous transformer en Franck RIbéry ( mais pas trop longtemps !) par respect pour les autres ...

    · Il y a plus de 13 ans ·
    10717 1223136733533 1082428138 699165 1338660 n orig

    abeline

  • ça picole encore ici ?! ça devient une habitude sur les tableaux d'honneurs ^^
    Pour ce qui est de ton texte : terrible ! dans tous les sens du terme. Magnifique aussi.

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Photo 979  orig

    lya

  • Avec ou sans lecteurs, avec ou sans reconnaissance la qualité de ton texte demeure. Nous avons été nombreux et nombreuses à saluer la naissance d'Auriverde mais le talent vient de toi et de toi seul.

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Avatar orig

    Jiwelle

  • Magnifique Léo. Bravo.

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Mcs btndown orig

    .

  • Gisèle, bienvenue au club des houblon's boys and girls!

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Mn 35 orig

    lapoisse

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