Autopsie d'un meurtre inéluctable

peter-oroy

 

AUTOPSIE D'UN MEURTRE INELUCTABLE

I

        

La gueule du Glock1 fumait encore au bout de son bras pendant maintenant le long de son corps. L'arme qu'il tenait toujours à la main restait crispée entre ses doigts, comme soudée par la mémoire des humiliations subites au cours de sa longue carrière dans l'entreprise.

Il avait suffit d'une seule balle contenant toute sa douleur et sa froide détermination. Elle avait pénétré la chair de Rudolf Hass sans résistance. Il était là étendu sans morgue ni autorité, tout simplement comme un mortel qu'il était redevenu. Son visage porcin était figé dans un rictus accentuant sa disgracieuse physionomie.

Dans son esprit, l'hydre de ses phobies était morte. Ce tyran vénal, irrespectueux du genre humain, méprisant et péjoratif envers ses employés, perdait ce précieux liquide de vie qui fuyait en ruisseaux joyeux, à gros bouillons hors de ce corps, presque heureux de le quitter, presque honteux de l'avoir habité.

Les pensées contradictoires s'emmêlaient dans son cerveau. Son crâne était brûlant et ses tempes palpitaient. Il avait du mal à reprendre son souffle. L'inexorable tremblement de ses mains ne le perturbait même plus. Il avait agi… Etait-ce bien, était-ce mal ? Il n'était plus juge… il avait agi.

Deux semaines auparavant, une séance d'information annoncée à grand fracas de meeting par la classe dirigeante de l'entreprise, avait presque sublimé les résultats de l'exercice de celle-ci. Accablés de remerciements hypocrites on leur avait pourtant signalé leur incapacité latente malgré les surprenants efforts consentis ; merci, mais vous devez, vous pouvez, faire encore plus et mieux… !

Cinq jours plus tard, à peine, des mesures draconiennes d'économie allaient être prises. L'incompréhension fut totale et laissa le personnel hébété de perplexité. Les employés incrédules, une fois de plus floués dans leur intégrité, accusèrent le coup et durent accepter ce nouveau diktat d'une direction faussement paniquée, laissant à chacun la lourde et ingrate tâche de proposer des mesures visant à réduire les dépenses ; méthode dictatoriale tendant à responsabiliser au maximum la masse laborieuse, en la taxant de laxisme si les comptes ne regagnent pas des valeurs positives, tout en les forçant à couper eux-mêmes la branche sur laquelle ils s'accrochent.

Meurtri, acculé, l'avenir aliéné par un sentiment de soumission forcée vu son âge, il pensait au déroulement fatidique qui l'avait poussé vers ce geste libérateur et désespéré.

         « …Et s'il avait absolument fallu ce onze septembre. Seul un acte aussi violent, réprouvé unanimement par tous les pouvoirs politiques mondiaux pouvait justifier une action militaire américaine destinée, enfin, à renverser le régime des Talibans. Qui d'autre même que George W. Bush, maître incontesté de la morale, connu pour son intransigeante application de la justice, pouvait être le grand commandeur de la riposte des Etats-Unis?

La parodie d'élection qui a projeté à la tête de la super puissance mondiale G.W. Bush n'était-elle pas déjà préméditée, le candidat All Gore n'étant manifestement pas le futur homme de la situation? La fin du mandat de Giulliani, maire de New York, conjuguée avec l'attentat du onze septembre, est-elle le fruit du hasard? La bourse elle-même, n'avait-elle pas besoin de ce tremblement de terre pour renaître?

L'entrée de la grotte - coulisse immuable de notre crédulité -, devant laquelle les interviews de Ben Laden furent tournées par une impudente chaîne de télévision qui, comme par hasard, et contre toute attente, fonctionnait sans entraves, ne ressemblait-elle pas plus à ces roches factices de la grande production cinématographique des années soixante?  Du génial Bunker du terroriste milliardaire on ne vit que des plans ; et la fuite à moto de son homme de paille a quelque chose de rocambolesque.

L'opinion publique, une nouvelle fois bernée par les puissants de ce monde, engluée par la divulgation bien orchestrée par les médias de nouveaux scandales, d'explosion mystérieuse dans une usine du sud de la France, s'est très vite lassée des causes véritables de l'attentat et ne focalise plus son attention que sur ce qui se passe aujourd'hui, ou ce qui arrivera demain.

L'histoire continue certes, mais elle n'est que le reflet du passé. Les hommes qui la font ne sont que les fomentateurs d'une trame politique dont ils ne contrôlent plus l'aboutissement.

         La guerre menée en Afghanistan prend la tournure de la décriée guerre d‘Algérie qui servit au monde entier de tremplin de dénégation envers la France pendant les années soixante. L'Amérique fait-elle mieux ?

La phase la plus perverse de cette troublante escalade est l'opportunité mise à profit par Ariel Sharon d'étendre les mouvements d'ingérence d'Israël, plus profondément dans les territoires colonisés. Certes, les attentats contre Israël ont temporairement cessés. Mais l'assouvissement d'un peuple à une loi martiale représente le plus latent des dangers de rébellion et de résistance ultérieure.

Les réactions antisémites et les actes de déprédations d'origines racistes sévissant actuellement en sont les preuves tangibles.

Qu'en est-il aujourd'hui, si l'on tire un bilan de ce drame, de Ben Laden et de ses sbires? La guerre en Afghanistan s'est bel et bien enlisée dans le spectre de l'oubli. L'Amérique de G.W. Bush se tourne maintenant vers l'ennemi juré d'avant. Saddam Hussein pérore dans son fief réduit à l'esclavage pour les plus pauvres, alors qu'une certaine élite continue de prospérer.

Pendant ce temps, Israël écrase dans une action belliciste toute résistance à l'état, quelle qu'elle soit. Ce qui n'empêche pas la richesse de régir effrontément un monde à bout de souffle. Les riches sont encore plus riches et plus nombreux qu'avant. Les acquis sociaux que nos pairs ont, de haute lutte et au prix d'énormes sacrifices, arrachés à la race dirigeante, se sont écroulés, détruits par la force inexpugnable de ces esprits bornés et corrompus, pour qui seule la sauvegarde de leurs privilèges doit être assurée, voire assurément exponentielle et amplifiée au détriment des masses laborieuses.

Et si, non seulement le monde Arabe opprimé, mais le monde des opprimés, se levait un jour pour brandir la bannière de la liberté… rappelez-vous 1789 et tremblez, car le peuple a acquis ce qui représente aujourd'hui la force d'une nation: réfléchissez ! »

         C'était trop pour une âme sensible. Ce retour à la vassalité que lui imposait la caste dirigeante avait épuisé les ressources profondes de son pacifisme. Le rideau d'amertume qui lui brouillait la pensée tomba comme une chape de plomb sur son être individuel, annihilé par tant de doctrine fondée sur l'essentialisme. 

Répondre à cette accumulation d'humiliations par un seul geste, aussi dément soit-il, dogmatisait la sentence appliquée: la mort! Non pas en tant que vengeance, mais surtout dans un esprit de préservation, et aussi pour démontrer le danger d'un autoritarisme outrancier ne laissant aucune place à l'humanisme (vain mot, aujourd'hui vide de sens.) L'issue fatale n'en est que l'aboutissement dans la fulgurante et longue incubation qui fut le froment de la folie paroxystique, insidieusement inoculée par ceux-là même qui croient détenir les lois fondamentales et les préceptes de la vérité absolue et, par corollaire, de la réussite ostentatoire.

         Le silence était pesant. Seul le ronronnement des ventilateurs de l'ordinateur et de l'imprimante crevait  l'atmosphère tendue.

         — Je t'ai trop détesté! , murmura-t-il

Soudain une pensée machiavélique lui traversa l'esprit.

         — Je t'ai trop aimé!, dit-il soudain.

Sur le clavier, il tapa ces quelques mots qu'il mit aussitôt en mémoire. Il ouvrit la cravate de la victime et dégagea sa chemise de son pantalon. De la pince de sa cravate il fit trois entailles sur la joue ronde de l'homme à terre, comme un coup de griffe ou…

         — Belle mise en scène!, pensa-t-il.

         Le couloir était calme, … personne! Il sortit d'un pas feutré, descendit les quelques marches et se retrouva dans le passage intermédiaire. Il savait qu'à cette heure il ne rencontrerait personne. Il longea le long boyau jusque vers l'ascenseur. Il descendit par les escaliers dans les  couloirs inférieurs et se dirigea vers la sortie. Il dut encore traverser une pièce qui menait directement à l'extérieur, sur la place de parking derrière le bâtiment. La copie de la clef lui servit pour la première et la dernière fois. Il referma soigneusement toutes les portes et retrouva l'air du dehors. Il aspira une grande bouffée d'oxygène. Son crâne était prêt à exploser. Lentement il se dirigea vers sa voiture garée non loin de là, prit place au volant et mit le moteur en route. Il quitta le complexe de bâtiments gris et se dirigea dans le sens opposé à sa destination.

Par de petites routes, il rejoignit l'autoroute et jeta la pince de cravate après la première sortie. Puis quelques kilomètres plus loin, la clef voltigea discrètement hors de la voiture. Il quitta le long ruban rectiligne et, par la bretelle d'accès  prit la direction opposée.

La route s'ouvrait devant lui. Avec une froide résolution, il était déterminé à conduire des centaines de kilomètres, ce qu'il fera d'ailleurs!

         Le soleil dispersait ses derniers rayons sur une soirée d'automne pas comme les autres. La sombre voiture avalait les kilomètres avec endurance. Le ronronnement du moteur accompagnait les accents pathétiques de la Messe du Couronnement de Mozart qui apportait une ambiance solennelle au rougeoiement du soleil  enflammant la nature  dans la lumière orange du couchant.

         La frontière était déjà loin derrière. Les montagnes du Jura avaient laissé la place à un paysage légèrement vallonné où se mélangeaient champs et forêts en alternance. A l'ouest il faisait encore jour. En jetant un coup d'œil dans le rétroviseur, il vit la nuit envahir son passé qui diminuait au fur et à mesure de la progression de son véhicule.

         Un sourire cruel avait quelques temps figé son visage. Il roulait maintenant, détendu et, curieusement, sans état d'âme.

Les coteaux de l'Aube disparaissaient dans la nuit croissant à l'horizon de l'est. Imperturbablement la limousine noire absorbait les kilomètres.

Les heures passaient. Les cassettes de musique classique se succédaient à un rythme régulier dans le lecteur du tableau de bord. La jauge d'essence commençait à baisser. Il faudra faire un plein avant de quitter l'A31 pour reprendre la bretelle de l'A19. Le faisceau des phares allumés éclaboussait sporadiquement les panneaux de signalisation d'un éclat de lumière vive et mouvante.

Parfois le système automatique de la radio de bord commutait l'appareil sur une station périphérique ou nationale diffusant des nouvelles. Aucun commentaire ne faisait mention de ce qui s'était passé quelques heures auparavant à quelques cinq cents kilomètres de là.

Il revoyait le maudit rictus de l'homme à terre. « Une gargouille de cathédrale… ! », pensait-il.

         Il revoyait ce faciès grimaçant, figé comme la pierre façonnée de ces épouvantables gueules crachant les eaux de pluie qu'un mystérieux dédale de toitures et de gouttières rejette vers l'angle vertigineux des cimaises de ces édifices.  « Des siècles de pluies ont creusés des cratères aux pieds de ces déversoirs. L'histoire s'est accumulée dans le souvenir du sable affleurant ici ou là. »

         - Aire de Troyes, 3000 mètres -. Il s'arrêtera là pour remplir le réservoir de sa voiture et se désaltérer. L'autoroute était calme en cette saison. Quelques lourds camions remontaient sur Paris avant le Week-end.  La saison des grandes migrations était terminée et, seuls les professionnels de la route circulaient encore.

Il s'engagea dans la grande boucle menant vers les pompes à essence.

L'air du dehors était frais et une odeur de carburant planait autour de la station.

Réservoir plein, il remonta vers le restaurant et gara sa voiture dans le sens nord-sud ; dérisoire mesure de sécurité supplémentaire destinée à brouiller les pistes au cas où son véhicule serait remarqué par quelqu'un.

Il emprunta le passage couvert pour se rendre au restaurant. Il jeta un œil furtif sur les nouvelles présentées en avant première vers le kiosque à journaux. Rien ! Trop tôt d'ailleurs.

Il continua son chemin et choisit un plat et une boisson sans alcool. Discrètement il paya et alla s'asseoir vers une fenêtre. Au passage il bouscula une jeune femme et s'excusa de sa maladresse. Elle lui sourit en lui pardonnant et continua son chemin.

Il s'en voulait de cet accrochage, aussi minime soit-il. Il tenait à passer le plus inaperçu possible. « Enfin, dans trente  secondes elle m'aura oublié! », pensa-t-il.

Il l'observa du coin de l'œil. Elle semblait ne pas prêter attention à lui et buvait tranquillement un café. Elle avait les yeux dans le vague comme ces voyageurs fatigués qui viennent de nulle part et ne vont nulle part. Son costume était classique mais élégant. La jupe courte mettait le galbe de ses jambes en valeur. C'était une jolie femme dans la quarantaine, posée et ayant de bonnes manières. Elle paraissait intelligente et vive d'esprit. Elle tourna soudain la tête et leurs regards se croisèrent une fraction de seconde.

Elle avait les yeux clairs des filles du Nord malgré ses cheveux foncés. Son regard doux et câlin glissait sur les choses et les gens avec tendresse. Elle semblait attendre quelqu'un ou quelque chose… D'elle émanait ce sentiment qu'elle avait rendez-vous avec sa solitude, fidèle compagne des interminables heures sans couleurs. On aurait voulu la prendre contre son cœur, lui caresser la joue, lui murmurer quelques mots à l'oreille, mieux la connaître, parcourir un bout de la vie avec elle… comme ça , pour la rendre heureuse, lui redonner son sourire, éveiller en elle l'arc en ciel de sa vie, illuminer son âme de soleil et lui faire découvrir un autre après.

         Il émergea soudain de ses pensées, s'ébroua, sentit le rouge lui monter aux joues. Tout en laissant libre cours à sa rêverie, il n'avait cessé de l'envelopper de son doux regard et s'apercevait qu'elle le dévisageait à son tour. Gêné, il détourna les yeux. Trop tard, car la belle inconnue semblait déjà s'amuser de son désarroi.

Il rageait de s'être, une fois de plus, fait piéger par son envahissant romantisme. Quel piètre justicier était-il ! Ou peut-être cette douceur passionnée qui l'habitait, moteur de ses pulsions, était-elle le révélateur qui l'avait poussé à accomplir ce geste fou et insensé. Tendre rebelle, possédé par son propre sentiment de la justice, meurtri par la tyrannique violence dirigiste de Rudolf Hass, il n'avait pu freiner l'inéluctable et énigmatique marche du destin. Par occasionnalisme, si l'on se réfère à la théorie de Malbranche1, la fatalité avait inévitablement joué son rôle.

         Combien de meurtres, d'assassinats, de viols sont, chaque jour, perpétrés sous le couvert d'une obscure raison d'état, quand ce n'est pas pour motif religieux, voire même politico-économique, avec la bénédiction de l'opinion publique outrageusement bernée par de fallacieux mensonges, avec l'accord veule des lâches qui ne savent pas dire non, ou qui, par intérêt, ne s'opposent pas? Rapportées dans les médias, colportées sous une vérité tronquée, où la réalité est elliptique sinon radicalement intoxiquée, engluée dans le mensonge, ces exactions-là sont considérées comme nécessaires à la bonne marche de l'humanité. Elles sont le corollaire d'un monde en guerre contre une idéologie, une religion ou simplement un droit de vivre revendiqué par des minorités. Acceptées comme conséquences inévitables d'une lutte à armes inégales contre les démunis et les faibles, elles ne représentent qu'un fait divers dans l'holocauste endémique. Elles sont, pour  le directorat politique ou économique mondial, le ciment du népotisme latent et de la bonne conscience ostentatoire teintée de nihilisme en écho aux aspirations libertaires des humbles.

« Auschwitz, Treblinka, Buchenwald, Sabra et Schatila, Sarajevo, le Liban, l'Algérie, l'Afrique, le Moyen-Orient, Les Twin-Towers…»: fatalité? Rudolf Hass: fatalité ?

         La nuit avait maintenant envahi la campagne autour du Restoroute. Une larme rageuse glissait lentement sur sa joue, laissant la trace luisante et éphémère de son passage.

         La jeune femme ne cessait maintenant de le dévisager. Il but une dernière gorgée de cola et se dit qu'il était temps de reprendre la route. Il s'aperçut alors qu'il portait costume et cravate, ce qui n'était pas dans ses habitudes lorsqu'il voyageait en voiture. La coupe et le tissu étaient très seyants. L'insistance de l'élégante, assise à trois mètres de lui, le mettait mal à l'aise. Il se leva et se dirigea vers la sortie. Au kiosque il chercha une revue de décoration d'intérieur. Il aimait ce biais un peu voyeur lui permettant de s'introduire dans les plus beaux intérieurs ou, trouver des idées qu'il pourrait transposer et exploiter chez lui.

L'odeur opiacée d'un parfum féminin vint agréablement le surprendre. Elle se tenait tout près de lui et attendait, elle aussi, pour s'acquitter de ses achats. Elle quitta soudain la file d'attente et sembla chercher encore quelque chose dans les rayons du haut. Il sentit au passage la délicate pression d'un sein contre son épaule. Elle s'excusa en lui souriant, faillit glisser et, pour finir, se retint à son bras. Confuse elle rougit et s'excusa de nouveau de sa maladresse. Il paya et s'engagea dans le long couloir rejoignant le parking. Le claquement sec de chaussures féminines, imposé par la marche rapide de la jeune femme résonnait dans son dos. Elle était encore là. Que lui voulait-elle ? Il continua  tranquillement son chemin et soudain s'arrêta, fit mine de jeter un regard en direction de l'autoroute luisante de l'humidité de la nuit naissante. Décontenancée, elle ralentit le pas et le dépassa. Il l'observait du coin de l'œil. Quand elle eut disparut au delà des portes automatiques, il reprit son chemin, puis s'arrêta pour allumer une cigarette. Il rejeta la première bouffée et faillit s'étrangler. Pourquoi avait-il acheté ce paquet de cigarettes alors qu'il ne fumait plus depuis des années?

« Changer, … changer de personnage, se dédoubler, user de ses talents mimétiques pour se fondre dans la masse, se créer un passé pour en extrapoler l'avenir, ne plus être lui ne pas encore être l'autre, mais qui? » 

  

Pendant qu'il cogitait, les yeux perdus au loin, quelques passants s'empressaient de rejoindre leurs véhicules perdus dans la nuit percée par la lueur orange des hauts candélabres du parking.

D'un pas décidé il regagna sa voiture garée sur l'aire de stationnement. Le froid de la nuit l'enveloppa soudain de tristesse.

         La marche précipitée de quelqu'un derrière lui le fit sursauter. Vivement il se retourna prêt à intervenir, bien que son subconscient le freinait déjà. Il avait reconnu la précipitation de l'élégante femme. Elle courrait vers lui, laissant son manteau ouvert dévoiler ses jolies jambes gainées de noir. Elle lui souriait de loin et ses cheveux volaient au vent.

Intrigué il la laissa approcher. Légèrement essoufflée, elle s'accrocha à son veston et le retint par le bras comme on aborde un ami de longue date.

         — Ah !, dit-elle en respirant la bouche ouverte. Ses paroles se transformaient en vapeur légère. « Excusez-moi de vous aborder de manière aussi cavalière. Je,…cette attitude ne m'est absolument pas coutumière, mais… je,… vous… Je m'appelle Laure Delavallière, je suis journaliste indépendante et, dès que je vous ai vu, j'ai tout de suite subodoré le thème d'un grand reportage, j'ai la ferme conviction que vous avez quelque chose à raconter. Tout mon être vibre au diapason de ma pensée et je suis persuadée de ne pas me tromper. Aurais-je tort ? »

« Vachement perspicace la jolie journaliste », pensa –t-il. Mais je n'aime pas beaucoup cette manière d'ingérence dans ma vie privée ! »

         — Qu'est-ce qui vous fait penser cela ?, demanda-t-il courtoisement.

         — La douceur de votre regard, la blancheur de vos mains, la larme que vous avez laissé échapper tout à l'heure, ce pli qui barre votre front et soulève votre sourcil gauche, votre inquiétude et surtout la grande sensibilité qui émane de vous… Je l'ai bien ressentie lorsque je vous ai frôlé. Pardonnez-moi, je n'ai pas pu résister. Comprenez, je voulais savoir, ressentir votre émoi, analyser votre réaction, surtout ne pas me tromper.

         — Vous avez pris de gros risques. Je ne suis peut-être pas du tout celui que vous pensez ! Vous ne savez rien de moi. Peut-être suis-je un meurtrier en cavale ?

Elle ne répondit pas tout de suite.

         — Non, vous êtes bon ! Je le sens, je le sais ! Sinon je ne vous aurais jamais abordé aussi insolemment, au risque de passer pour une… intrigante, dit-elle en rougissant.  Je rentre d'un long reportage. je regagne ma banlieue parisienne pour m'y reposer et écrire, m'accompagneriez-vous ?

         — Vous en prenez bien à votre aise Laure !…

Elle avait, avec triomphe, remarqué cette forme d'intimité: il l'avait appelée par son prénom.

Elle se fit douce et presque suppliante.

         — Je vous en prie… Monsieur,… Monsieur ?

         — Appelez-moi Nobody, dit-il énigmatiquement.

         — Nobody, mais ce n'est pas un nom, encore moins un prénom ! Je vous en prie, accordez-moi votre confiance. Tenez… ! Elle sortit sa carte professionnelle, ce qui sembla rassurer Nobody

         — Merci, dit-il, mais appelez-moi Nobody, ajouta-t-il.

         — Non !, ce n'est pas juste. Je vous donnerais donc un prénom. La blondeur de vos cheveux, la clarté de votre teint, vos bonnes manières m'inclinent à penser que vous êtes Britannique. D'ailleurs vous avez un joli accent indéfinissable… Alsacien !, vous êtes Alsacien. Vous serez mon Franz !, d'accord, Franz ?

Elle lui tendit une main fine aux ongles bien manucurés.

         — Va pour Franz, s'amusa Nobody

         — Vous voyez, le mystère plane déjà autour de vous. Je ne me suis donc pas trompée !

         Nobody pensait que l'opportunité était unique et qu'il devait saisir ce moyen de faire le sous-marin1.

         — Je vous invite donc chez moi !, dit-elle toute réjouie.

Elle lui indiqua la route à suivre et lui communiqua l'adresse exacte. « Vous viendrez ! », ajouta-t-elle, ayant acquis la conviction qu'elle était à l'aube de son plus beau reportage.

         — A tout à l'heure Franz !, dit-elle en lui donnant un léger baiser sur la joue. Je compte absolument sur vous.

         — Mais tout à l'heure risque de faire tard. Et si je me trompe de route et que je n'arrive que demain dans la matinée ?, ironisa-t-il.

         — Alors pas sans les croissants surtout!, je vous ferai un bon café.

« Mignonne, sensuelle, attractive mais elle m'agace avec ses réponses incisives, pensa-t-il. »

Il la suivit du regard alors qu'elle s'éloignait dans la nuit. Elle se retourna et lui fit un petit signe de la main.

         — A tout à l'heure Franz !, lança-t-elle en disparaissant.

Il n'était pas dupe et savait très bien qu'elle allait rester tapie dans la nuit pour tenter de repérer son véhicule.

Prudemment il rejoignit sa voiture et attendit dans le noir.

Un camion s'ébranla et quitta la place de stationnement.

Nobody alias Franz attendit encore qu'un véhicule léger prenne la route, alors il le suivrait et tenterait d'éviter la curiosité de la belle Laure.

Sa patience fut bientôt récompensée par une voiture immatriculée en Belgique et qui prit la direction de Paris. Il la suivit de loin et s'engagea lui aussi sur la A31 direction nord.

Il se plaça rapidement sur le long tronçon rectiligne et resta à l'affût derrière un gros camion. Il semblait que personne ne le suivait.

         — Etait-elle donc si sûre d'elle, qu'elle ne me suive même pas ?, pensa Franz.

Il appuya sur la pédale de l'accélérateur et dépassa le camion. Au devant brillaient les feux rouges de plusieurs véhicules.

         « Elle est sûrement là-dedans », pensa-t-il, piqué par le jeu qu'elle lui imposait. Pour l'instant je te laisse gagner Laure Delavallière, mais attention à ton jeu… protège tes cartes ! 

         Il garda un grand espace de sécurité pour ne pas trop se rapprocher de l'essaim de  voitures qui fuyaient au loin devant lui. Ils avaient déjà dépassé Villeneuve l'Archevêque et filaient sur Sens. La route indiquée par Laure était simple et semblait rapide. Il faudra tout de même emprunter le périphérique pour contourner Paris par l'ouest. Nobody n'aimait pas beaucoup cette route souvent engorgée et peu agréable.

         — Après tout je n'ai aucune obligation Madame Delavallière !, murmura-t-il, je connais trop bien la région pour me laisser guider par Madame.

A Montereau il eut envie de quitter l'autoroute pour  suivre Fontainebleau.

         — Continuons encore un peu !, pensa-t-il .

Le trafic se réduisait de plus en plus. L'arrivée sur Paris serait calme. On était un jour de semaine et la nuit était tombée depuis longtemps. La radio de bord diffusait un programme de musique classique ponctué des inévitables informations routières. Nobody roulait détendu comme s'il était déjà  un autre.

A l'échangeur de Villepècle il quitta la  A5 et prit la bretelle de jonction de l'A6 remontant sur Paris par la Porte de Gentilly.

La capitale était très proche, on pouvait voir la lueur orangée des innombrables illuminations de la ville. Chilly Mazarin, Orly brillait sur la droite. Le flot de véhicules filant sur Paris s'amplifiait. Il fallait garder sa ligne et ne pas se laisser surprendre par les dépassements par la droite.

A Wissous il roula sur la piste la plus à droite. Si La jolie journaliste le surveillait, elle allait avoir une surprise.

L'échangeur de Fresnes n'était plus qu'à quelques kilomètres. Il ralentit encore et se laissa rattraper par la vague ininterrompue des voitures. Il adapta sa  vitesse pour mieux s'intégrer dans la circulation tout en restant à droite. Un sourire plissa ses lèvres.

Sortie no 6, Dreux. Clignotant, coup de volant, accélération. Déjà il virait dans la grande boucle menant sur la A86 en direction de Saint-Quentin-en-Yvelines.

Il ne remarqua aucun mouvement brusque et intempestif de la part des voitures qui le suivaient.

         — A nous deux Laure!, menaça-t-il cynique.

Cela faisait un bon moment que la lourde voiture fonçait vers Villacoublay. Nobody riait en douce. Il abordait l'entrée sur l'A12 quand son portable sonna.

         — Ah!, tant pis, je ne peux pas le prendre en plein virage!, ragea-t-il.

Il accéléra et s'engagea sur le ruban rectiligne. Peu de temps après, il se retrouva sur l'A13.

         — Le dernier bout!, dit-il.

La forêt de Marly défilait à toute allure. Quand il aborda la descente d'Aigremont la sonnerie de son portable retentit à nouveau. Cette fois il prit la communication.

Tout d'abord, il ne perçut qu'un craquement, puis des parasites, enfin une voix chaude et féminine.

         — Franz?, où êtes-vous, je vous ai perdu.

         — Merde!, elle m'a quand même repéré, pensa-t-il.

         — Franz, je suis en train d'arriver. Ne me décevez pas, je vous en prie, venez!

Nobody était perplexe. La supplique de Laure avait un tel accent de sincérité qu'il ne voulut pas lui mentir.

         — Soyez rassurée Laure, je viens. J'ai simplement pris un peu de retard. J'ai dû emprunter un autre itinéraire. Attendez-moi Laure, j'arrive… je sors à Orgeval.

         — Par où donc êtes-vous passés?, demanda-t-elle soudain surprise.

         — Laure, laissez-moi encore mes secrets, au moins pour quelques temps.

         — OK, pardonnez-moi, répondit-elle. Je vous attends. Venez vite Franz!

Elle raccrocha.

Nobody était troublé par la sincérité de Laure. Elle semblait tenir à lui comme on se raccroche à un ami dans les moments de peine.

« Déconcertante et tellement attachante! », pensa-t-il. « Je ne suis rien pour elle. Il y a quelques heures on ne se connaissait même pas et maintenant elle me prie d'aller la rejoindre. Prudence! »

Il roulait au ralenti dans les sinueuses ruelles de Villennes. La place de la gare était encore illuminée. Il voulut s'arrêter pour acheter des croissants ou des pâtisseries, mais tous les commerces étaient déjà fermés.

Il regarda la montre du tableau de bord qui indiquait vingt-deux point trente et fut étonné de l'heure tardive. Il continua sa route jusqu'au pont de Triel et se retrouva quelques kilomètres plus loin sur les bords de la Seine.

Il dépassa la place du marché et s'engagea sur l'ancien chemin de halage. Les lourdes péniches amarrées semblaient dormir au bord de l'eau tels des monstres mythologiques. La route abîmée par endroits obligeait Nobody à rouler doucement.

Il chercha le numéro qu'elle lui avait indiqué.

         Elle habitait au bord de la rivière, une grande maison XVIIIe siècle de briques rouges, perdue dans un écrin de verdure mordorée par l'automne naissant. La grande grille assombrie par l'allée de marronniers était ouverte. La terrasse qui faisait prolongement du salon baignait dans la lumière douce des lampes éclairant la pièce meublée avec goût. La porte du garage sous la terrasse était ouverte, une vasque lumineuse brillait au fond.

Nobody s'était silencieusement engagé sous le couvert des arbres que la lune éclairait d'une lumière blafarde. Il avait éteint ses phares et laissé le moteur tourner. Il observait cette demeure d'un autre siècle, belle et accueillante comme sa propriétaire.

Son portable le tira de sa rêverie.

         — C'est vous enfin?, demanda-t-elle d'une voix réjouie.

         — C'est moi, lâcha­­-t-il laconiquement.

         — Entrez !, rangez votre voiture dans le garage, la porte se fermera automatiquement et venez me rejoindre à l'étage.

Il avança lentement dans la pièce presque vide. On n'y trouvait pas le fatras entreposé habituellement en de tels lieux. Le garage était presque vide, à part un élégant canot de bois verni, posé contre un des murs. Il immobilisa son véhicule et, en observant autour de lui, ne pressentit aucun danger.

Nobody, pondéré et circonspect de nature était prêt à pallier toute menace. L'étrange de la situation le mettait mal à l'aise. « Pourquoi ai-je suivi cette femme? Quelle est son influence sur moi?, car elle me manipule depuis le début, c'est indéniable.»

 Le mystère, la curiosité, la singularité des événements le poussaient à s'obstiner à jouer le jeu.

— Nous verrons bien!, soliloqua-t-il.

Le lourd battant de bois fermant le garage glissait automatiquement sur son rail. Il verrouilla les portes de sa voiture et gravit les marches de bois ciré montant à l'étage. Elle l'attendait en haut de l'escalier, la tête penchée, laissant ses cheveux retomber en cascade sur son épaule dénudée par le corsage sans manche qu'elle portait admirablement bien. Elle avait posé sa main sur la balustrade de vieux bois ciselé. Elle lui souriait et paraissait encore plus belle que lors de leur  première rencontre qui pourtant remontait à peine à deux heures.

Elle tenait un verre où miroitait un liquide ambré. D'un geste presque intime elle glissa sa main sur sa poitrine en le fixant dans les yeux.

         — Merci d'être venu, dit-elle dans un souffle. Sa voix était chaude et caressante.

Ils traversèrent ensemble l'entrée.

Les talons aiguilles de Laure claquaient sur le sol pavé de carrelage à damier noir et blanc.

Elle le fit entrer dans le salon s'ouvrant sur une porte de bois sombre à double battants. La pièce était généreuse et meublée avec un raffinement très féminin. Les meubles de style Louis XV paraissaient de grande facture.

La lueur du feu dans l'âtre dansait sur les hauts miroirs, les moulures du plafond prenaient une teinte fauve et chatoyante. Une douce musique que Nobody reconnut comme étant une symphonie de Salieri se propageait des haut-parleurs dissimulés derrière les hauts et lourds rideaux de la porte-fenêtre donnant sur la terrasse.

Elle perçut le regard admirateur de Nobody et fut surprise de sa question inattendue.

         — Laure pourquoi faites-vous tout cela? Je vous trouve bien audacieuse, vous ne me connaissez ni d'Adam ni d'Eve et vous me conviez en toute confiance dans votre maison. J'avoue ne pas comprendre…

Elle se rapprocha de lui, le verre à la main, charmeuse et sensuelle.

         — Voulez-vous un whisky?, demanda-t-elle câline.

         — Je ne pense pas que cela en soit l'unique raison ! Vous n'avez pas répondu à ma question Laure.

         — Asseyez-vous Franz! Je vais tout vous expliquer.

Il prit place dans un des fauteuils pendant qu'elle lui préparait un whisky.

Elle semblait réfléchir. Il l'observait à la dérobée. Il était impatient de connaître  sa motivation. Elle ne donnait pas l'impression de n'être qu'une simple intrigante. Il percevait sa grande intelligence au travers de son charme et de sa personnalité.

         — Enfin, elle lui fit face. Une larme avait coulé de ses yeux soudain tristes. Elle le regarda avec insistance, presque avec amour, pensa-t-il.

Elle avança de quelques pas et lui tendit un verre à demi plein de liquide ambré. Il ne lui posa aucune question quant à sa soudaine mélancolie. Elle se reprit d'ailleurs très vite.

         — Voyez-vous, j'ai beaucoup bourlingué. Mon métier m'a fait découvrir des pays et des gens inoubliables. J'ai vécu les plus merveilleuses et les pires des situations. J'ai vibré et tremblé, connu la joie et la peur, l'amour aussi parfois. Le doute m'a souvent assaillie, mais jamais je ne me suis trompée sur quelqu'un. Mon intuition a toujours guidé mes pas vers la raison et le discernement. Dès que je vous ai vu, je me suis sentie proche de vous, prête à partager quelque chose… un bout de chemin, un secret, une histoire… ? en tout cas le mystère, et c'est cela qui m'enthousiasme en vous. Je sens comme une ombre planer sur votre bonté, obscurcissant votre âme. J'en veux pour preuve votre attention et votre calme: vous êtes là à écouter mes élucubrations avec un sourire tellement désarmant… Saurai-je un jour? Me direz-vous…?

         Le bois craquait dans la cheminée répandant une bonne odeur de sapin brûlé.  Laure s'excusa et se dirigea vers le couloir. Elle revint au bout de quelques minutes, les mains chargées d'un plateau de charcuterie fine, de chips et d'une bouteille d'un grand cru.

         — Pardonnez-moi, dit-elle, votre visite n'était pas prévue et je n'ai pas grand chose. Nous irons demain à la petite supérette faire quelques provisions.

         — Vous voyez, Laure, je vous cause du dérangement et …

         — Non!, non!, surtout ne dites pas cela, votre présence en ces lieux à quelque chose de magique. Considérez-vous comme mon invité, laissez-vous choyer Franz! Mais, dites-moi j'ai vu la plaque minéralogique de votre voiture, vous êtes Suisse? De là votre pointe d'accent. Pourtant vous semblez très bien connaître la région. Les péniches amarrées ne vous ont même pas étonné. Vous avez traversé Villennes et trouvé facilement la route pour venir jusqu'ici. Vous êtes arrivés rapidement depuis la sortie d'Orgeval, donc vous n'avez pas cherché votre route. Vous voyez, vous êtes un mystère.

         — Et vous Madame Soleil! Comment construisez-vous vos déductions? Sont-elles fortuites ou basées sur une étude comportementale! Permettez-moi de garder mon secret jusqu'à demain. Laissons cette nuit s'assoupir dans l'alchimie d'une énigme que votre perspicacité aura certainement élucidé demain matin. La perspective de participer à vos emplettes de demain me ravit; banale occupation qui fait partie des infimes plaisirs d'une vie. C'est si peu de chose, une bagatelle, une broutille et pourtant, vous ne pouvez pas savoir combien il me tarde d'être demain.

         Franz  sut alors qu'il avait marqué un point.

Elle se figea et le fixa de son regard limpide. Une bouffée de bonheur monta de sa poitrine, un sourire divin illumina son beau visage, enfin, un éclat de rire cristallin acheva  de la rendre sublime.

         — Franz, vous êtes un homme désarçonnant et si plein de charme. Adoptez-vous toujours le même comportement avec les femmes?

         — Cela dépend, … cela dépend de tellement de choses.

         — Mais encore, Franz !

Franz se sentit piégé comme un enfant à qui l'on tente de soutirer un secret juvénile et innocent avec l'insistance de l'adulte ignorant et blessant. Les petits chagrins indélébiles de la plus tendre enfance laissent un sillon d'amertume au cœur de chacun. Certains, les plus hardis, par abolition naturelle, parviennent à juguler ce sentimentalisme qui asservit la personnalité et fourbissent par déduction les armes futures de la contradiction. Franz n'était pas de ceux-là et il préféra polémiquer sur ce sujet.

         — Au fil de ma vie ce sont ces bonheurs simples qui ont alimenté mon existence. Un rien me ravit, tenez… la vigne mordorée grimpant en vrille le long de la grille d'entrée, cette maison romantique et pleine de charme, le feu dans la cheminée, votre présence, ma présence en ces lieux… cette histoire étrange que nous vivons. Tous ces petits rien font que je me sente bien, à plus forte raison auprès d'une charmante personne telle que vous, un peu inquisitrice ma foi… mais une femme intriguée par un mystère se fait chatte… pour savoir, pour apprendre,… pour aimer peut-être? Cela me fascine. J'ai vendu mon âme au romantisme et à l'irrationalisme: voilà l'explication.

         Elle lui sourit simplement, la tête penchée, le regard plongé dans ses yeux, sans dire un mot, puis elle s'anima et, d'une voix douce où perçaient parfois des accents pathétiques, elle s'exprima sans retenue.

         — Il m'a rarement été donné de rencontrer un romantique dans ma vie. Mon métier fut jusqu'à présent antinomique à ce que l'on pourrait appeler un long fleuve tranquille. Mes pas m'ont guidés vers ce qu'il y a de plus sordide. J'ai vu la guerre, la misère, la douleur muette des peuples opprimés, le désespoir devant l'étatisme tout-puissant. J'ai vécu l'omnipotence et la tyrannie des dictateurs qu'ils soient politiques, militaires ou issus des grandes écoles où l'on apprend la puissance et la pratique jouissive de la domination des humbles. J'ai vécu avec ceux que l'on assouvi, j'ai eu peur avec eux, j'ai partagé leur maigre pitance et dormi sur leurs couches de misère, protégé leurs enfants, menti et trahi pour ma survie ou la leur. J'ai connu des amours violentes et sans lendemain, je me suis réveillée parfois avec l'amertume et la douleur au fond de mon corps. J'ai éprouvé les humiliations d'être une femme et… et vous… vous êtes passés par hasard en marge de ma vie, comme un satellite perdu dans l'univers des hommes. Je vous ai reconnu sans même vous connaître. J'ai lu la bonté dans vos yeux, j'ai vu la douceur en filigrane au fond de votre cœur. J'ai décelé à la lisière de votre âme les nuées de douleurs et de souffrances qui vous assombrissent. Qui êtes-vous Franz? D'où venez-vous Franz? Non… ne répondez  pas tout de suite, le charme serait rompu. Laissez-nous le temps de nous connaître, laissez le temps avouer l'histoire, … je…

         Franz s'était approché d'elle, il lui tendit les bras et emprisonna les mains tremblantes de Laure dans les siennes.

         — Laure, dit-il, nous avons le temps d'apprendre à nous connaître, de nous raconter, de nous confier nos secrets et nos blessures enfouis au fond de nous-mêmes. Laure nous écrirons nos vies pour en faire notre vie. Ne brûlons pas les étapes. Laure, j'ai soudain le sentiment de vous avoir toujours connue. Laure vous êtes quelqu'un de bien.  Moi, j'ai peu voyagé, je n'ai pas connu la misère des autres parce qu'elle n'était pas mienne. Comme chacun je l'ai côtoyée en la croyant apocryphe. Dans le bien-être béat d'un standing vacillant mais bien ancré dans la civilisation européenne nantie, je ne me suis jamais colleté avec les dictateurs de la planète, petits ou grands. Puis un jour, il y a longtemps, las de trébucher dans la caillasse de l'existence aride et fade,  épuisé de trop de luttes intestines, je me suis remis en question. Entre le monde interstellaire dans lequel mon individualisme romanesque vogue et la réalité décharnée de l'existence, je n'ai pas trouvé la paix de l'âme. Alors acculé aux confins de la folie j'ai gravi les degrés de la déraison. Mon esprit en déportation n'était plus maître de mes actes. J'ai signé le pacte du diable. C'est là, Laure, que vous êtes intervenue. Et voilà que je me trouve là désarmé, devant vous, à vous admirer et, dans cette situation déphasée, vous dire combien déjà vous m'êtes chère. Laure vous avez gravé votre  nom en lettres de feu dans le fond de mon cœur. Nous sommes si éloignés et pourtant si proches l'un de l'autre. Notre rencontre fut le fruit du choc de deux mondes. Je sens que nous allons vivre quelque chose de fort dans la fusion du magma de nos existences.

         Laure ne répondit pas. Elle persistait à plonger son regard transparent dans celui de Franz, comme si elle eut voulu percer la carapace de son secret.

         — Franz, allons nous reposer, dit-elle soudain, je suis épuisée par la route. Venez, je vous montre vos appartements.

Elle glissa sa main dans celle de Franz et l'entraîna dans l'aile ouest de la demeure. Ils traversèrent au passage un salon de miroirs et de faïences illuminé par un lustre de cristal pendu à la rosace décorée de moulures en relief du plafond.

         Une vaste volée d'escaliers de bois grimpait à l'étage où se trouvaient les chambres. Laure ouvrit une porte qui grinça en bout de course.

Le lourd battant s'ouvrait sur une vaste pièce aux murs tendus de velours pourpre. Les rideaux encadraient une banquette nichée dans une alcôve dans l'épaisseur du mur ouvrant sur la fenêtre, créant une atmosphère propice aux rêveries et conversations intimes. Une petite commode et un fauteuil venaient compléter ce décor très féminin. L'énorme lit aux pieds galbés était accueillant. Le magnifique tapis afghan conduisait sur une salle de bain aux tons mordorés des murs ocres, aux bois blonds de l'ensemble lavabo encastré dans une pierre jaune et brillante.

         Franz se tenait debout au milieu de la pièce et regardait avec attendrissement ce décor intimiste, féminin jusqu'au dernier détail comme ce tube nacré de rouge à lèvres oublié par quelque délicieuse beauté sur la commode.

         Laure s'en aperçut et, s'excusant, crut devoir expliquer qu'une amie de passage l'avait certainement oublié là.

         Franz se retourna et, souriant à Laure, lui fit remarquer l'étonnante féminité se dégageant du décor de cette pièce. Elle s'était rapprochée de lui.

         — La chambre ne vous plaît pas?, demanda-t-elle avec une pointe de déception dans la voix.

         — Bien au contraire!, rectifia-t-il. Ce décor m'émeut et me rassure, c'est un peu un cocon de douceur. Je m'y sens bien Laure. Merci!, dit-il encore en lui effleurant la joue d'un furtif baiser.

         Elle rougit et son sourire s'éclaira.

         — Je vous fais visiter le reste de la maison ordonna-t-elle soudain en lui prenant la main. Elle le conduisit dans toutes les pièces meublées et décorées avec le même bon goût, un peu désuet  mais tellement charmant.

         Elle insista ensuite pour l'aider à remonter ses bagages. Plus par curiosité que par solidarité, pensa-t-il. Pourtant elle était sincère, et ça il le sentait car, bien qu'il n'ait pas voyagé comme elle et connu des peuples différents, il avait ce don de reconnaître la valeur des gens qu'il côtoyait et ne s'était jamais trompé dans son jugement.

         Il n'avait que deux sacs de voyage et une grosse valise de pilote.

Elle repéra du coin de l'oeil la lourde mallette et l'inévitable question fusa.

         — Franz, vous êtes pilote?

         — Non, Laure je suis désolé, je ne suis pas pilote, répondit-il sur un ton trop sec.

         — Pardonnez-moi, je vous embête avec mes questions, s'excusa-t-elle. Allons plutôt nous reposer. Demain nous aurons le temps de parler de nous.

         Ils regagnèrent l'intérieur de la villa.

         — Bien, je crois que vous ne manquerez de rien cette nuit. Si toutefois vous avez besoin de quelque chose n'hésitez pas à m'appeler, vous savez où est ma chambre, ajouta-t-elle avec un sourire câlin.

         — Franz était perplexe. Le ton qu'elle avait employé pour cette dernière phrase était si chaleureux et avait l'apparence d'une invite. Pourtant il ne réagit pas. Comme à son habitude, il était complètement ballot en de telles circonstances. C'était un de ses plus gros défauts d'être désarmé devant une énigme qui, pour d'autres serait une évidence. Il scruta son regard dans l'attente d'un truisme qui lui apporterait la lumière.

         Il se rapprocha d'elle et, tenant encore ses bagages à bout de bras, lui donna deux petits baisers sur les joues en lui souhaitant bonne nuit. L'avait-il déçue? Avait-il été trop affligeant par sa trop grande obséquiosité? Qu'importe, il était épuisé et elle aussi. D'ailleurs elle ne lui montra aucun ressentiment lorsqu'elle lui rendit ses baisers en le remerciant d'être là et surtout d'être aussi gentilhomme et gentil tout simplement.

         — Bonne nuit mon Franz, lança-t-elle. Il me tarde d'être demain.

         — Moi aussi, répondit-il, en lui décochant un de ses sourires désarmant de candeur.

        

II

         La nuit pour Franz fut peuplée d'hydres grimaçantes et de gargouilles de cathédrales qui le menaçaient en vomissant le feu. Il se réveillait parfois en sueur en entendant le sourd grondement, allant en s'amplifiant, de mystérieuses bêtes préhistoriques qui peuplaient les abords de la Seine. Puis, il se rendormait dans le vortex de ses souvenirs en reconnaissant le vrombissement caractéristique des moteurs de péniches que l'on met en route au petit matin. Il avait vécu assez longtemps au bord du fleuve pour ne pas avoir oublié ce bruit si rassurant. Il était chez lui, en France, et le jour commençait à s'infiltrer au travers de la barrière végétale du parc de la villa de Laure.

« Laure ! Il était chez une femme,… magnifique, douce et intelligente. Ah!, oui  journaliste… »

Les détails lui revenaient, décousus et flous, comme après une longue amnésie. Il lui semblait qu'il retrouvait la vie après le purgatoire. Etait-il mort ou vivait-il une aventure fantastique ? Que s'était-il vraiment passé hier? Dans son cerveau il y avait comme un trou noir, béant devant l'univers de sa vie antérieure. Il avait mal au crâne et le passé lui laissait une empreinte mystérieusement brumeuse devant les yeux.

         Il reprit pied dans le présent en humant l'arôme suave du café montant en volutes imperceptibles jusqu'à l'étage.

         Il se dirigea vers la salle de bain auréolée de la couleur mordorée du soleil tamisé par les rideaux dessinant de délicates arabesques sur le sol blond du carrelage. Tout était charmant de romantisme dans cette pièce où la lumière arrivait au travers des grilles en fer forgé protégeant la porte-fenêtre. Les tons jaunes d'Orient dominants baignaient l'ensemble dans une demi clarté tamisée, tout en dégradés de jaunes et d'ocres.

         Il revêtit un élégant costume gris foncé de tissu anglais à fine rayures et descendit les escaliers de bois poli.

         La maison était délicatement parfumée par cette odeur poivrée de grand arabica. Franz se fia à son odorat et pénétra dans la grande salle à manger jouxtant les cuisines. Laure, surprise en train de tremper son croissant dans un grand bol fumant sourit à l'intrus.    

— Bonjour!, lança-t-elle joyeusement la bouche pleine.

Elle était divine ainsi, rencontrée au saut du lit, dans une chemise de nuit découvrant ses magnifiques jambes jusqu'en haut des cuisses, ses longs cheveux bruns décoiffés et ramassés de côté en un geste ample, un sein impudent saillant de la dentelle blanche du déshabillé. Elle lisait des notes qu'elle semblait corriger.

         — Bonjour Laure, répondit-il de sa voix chaude et grave.

Alors elle s'aperçut de l'élégance de son invité. A demi-couchée au dessus de son bol de café, elle le regarda de haut en bas et lança un sifflement évocateur.

         — Vous devez avoir des origines britanniques quand-même!, dit-elle admirative. Que vous êtes beau ainsi vêtu, et si votre ramage se rapporte à votre plumage…

Elle partit d'un éclat de rire juvénile en rejetant ses cheveux de côté.

         — Venez, installez-vous,  je vous sers un café.

Il prit place en face d'elle. Sa chaussure effleura le pied nu de Laure. Il s'excusa, elle lui sourit et imperceptiblement frôla à son tour le pied de Franz puis replongea dans ses corrections.

         — Je viens d'écrire les premières pages de notre histoire, dit-elle en se levant. Vous lirez et vous me donnerez votre avis, je vais prendre une douche ajouta-t-elle en levant les bras derrière la tête, ce qui eut pour effet de dénuder complètement son sein gauche. De sa démarche chaloupée, elle parcourut quelques mètres, se retourna et lui proposa un peu de musique.

         Elle introduisit un disque dans le lecteur. La Symphonie no 3 de Brahms envahit la pièce.

         — Pourquoi cette soudaine mélancolie?, demanda-t-il.

         — Parce que je trouve que les accents de ce morceau correspondent à la douceur du moment. Le réveil en bonne compagnie n'est-il pas un instant de rêve où le temps suspend son vol, où les heures semblent marcher au ralenti ?

         — Je ne vous savais pas romantique à ce point, Laure. Vous me charmez Princesse.

         — A plus tard, donc mon Prince, dit-elle en penchant la tête sur le côté, le regard mutin tourné vers lui.

Elle quitta la pièce en chantonnant, fluide et gracieuse, féminine et attachante.

         Son insouciance, son manque de défiance, son charisme mêlé de candeur  et de fermeté enthousiasmaient Franz.

         Le bruissement de l'eau de la douche s'incrusta en son cyclique à peine audible pendant l'adagio.

         Franz pensa en lui même: « Est-il possible qu'elle se douche en laissant la porte ouverte? N'a-t-elle jamais vu le film Psychose? »

         Au bout d'un moment, elle lui proposa depuis le premier étage de l'attendre au salon jaune, le plus confortable, « …celui qui est very cocooning!… à droite de la salle à manger,…vous trouvez ? »

Il débarrassa la table et rangea la vaisselle dans le lave-vaisselle puis alla s'installer dans le large canapé pourpre du salon. La vue depuis la baie vitrée à petits carreaux était magnifique. Les saules flamboyants des berges se miraient dans l'eau calme des bords de la rivière. Dans la trouée de verdure brillaient les coques noires de deux grosses péniches amarrées là.

Au-delà de l'île, les puissants automoteurs, que les mariniers appellent Poussah du fait de leur forme trapue et massive, conduisaient les barges pleines à ras-bord en direction de l'écluse régulant le bassin de la Seine vers la Normandie. Franz  se leva pour jouir du paysage idyllique qui s'offrait ainsi à lui. Une bouffée de jeunesse lui noua la gorge: il avait vécu vingt ans au bord de l'eau. Il revenait comme une bête malade vers son dernier point d'eau, épancher sa soif de souvenirs. Son mimétisme était à son comble. Sa vie passée s'évanouissait dans les abysses de l'oubli. Il était décidé à renaître, pourquoi pas auprès de Laure ! Il lui fallait à tout prix se créer un passé aussi fictif fût-il.

Noyé dans ses pensées, il n'entendit pas Laure entrer à pas feutrés dans la pièce baignée maintenant par le soleil matinal miroitant sur le plan d'eau. Sa fichue sensibilité perlait au coin de ses yeux, limpide et transparente comme une perle de cristal.

Un bruit derrière lui le fit se retourner.

         — Mon Dieu, vous étiez là. Pardonnez-moi je vous tournais le dos!, dit-il en parfait gentleman.

         — Ne vous excusez pas, je vous épiais, avoua-t-elle malicieuse. Avez-vous lu mes notes?

         — Non, je me suis laissé séduire par le merveilleux paysage et c'est là, en pleine rêverie, que vous m'avez surpris.

         — Vous avez les yeux sensibles, Franz, ajouta l'espiègle jeune femme.

« Bon sang, elle remarque tout! », pensa Franz.

         — Venez, sortons! Profitons des premières heures de la journée. Habillez-vous chaudement, la nuit a été fraîche.

         Ils traversèrent le jardin peuplé de buissons et d'arbustes aux inflorescences multicolores. La grille soutenue par deux pilastres à chapiteaux surmontés de vasques pleines de lierre grimpant, grinça sur ses gonds rouillés. Il faisait frais mais l'air avait cette douceur d'Ile de France, unique et inexplicable.

L'allée bordée de marronniers bas bruissait du pépiement des moineaux se réchauffant au soleil. Les cailloux crissaient sous leurs pas. Laure était divine dans ses jeans moulant. Elle avait protégé son cou par une large écharpe qu'elle avait étalé sur ses épaules. Elle paraissait avoir quinze ans.  Elle était heureuse, cela se voyait à l'éclat de son regard. Elle marchait devant lui en dansant, tout en racontant le premier chapitre du reportage qu'elle avait décidé d'écrire. Elle fut stupéfaite lorsque Franz continua une phrase à laquelle il lui manquait l'épilogue.

         — Continuez!, dit-elle soudain. C'est merveilleux comme vous décrivez les choses. Attendez, attendez …  je dois absolument noter cela!

Elle s'empara du calepin qui ne la quittait jamais et commença à écrire  en lignes serrées les phrases que Franz lui dictait. Elle s'émerveillait comme une petite fille de la faculté de Franz de lui parler de leur rencontre, d'y introduire avec sincérité le fondement de sa propre pensée, d'y faire vibrer sa sensibilité exacerbée par l'admirable bonheur qui était le sien de se trouver là, en compagnie d'une sylphide voltigeant dans l'air vif du matin sous la couronne flamboyante des arbres du bord de l'eau.

         — Un poète, j'ai découvert un poète ! Elle s'approcha de lui et effleura sa bouche de ses lèvres humides.

         — Merci pour ces instants prodigieux!

Chemin faisant, ils arrivèrent au bout de l'allée d'arbres bas. Ils s'arrêtèrent pour admirer l'éclat du soleil brillant comme le diamant sur les flots calmes  du bras de Seine.

         — Venez, je vais vous faire découvrir le village. La supérette se trouve dans un ensemble de magasins vers l'antique gare qui n'existe plus depuis des lustres, un peu en retrait d'où nous nous trouvons. Vous voyez, toutes ces maisons ont abrité au siècle dernier des  poètes, des artistes ou des comédiens. Là, de grands noms de l'armée napoléonienne ont construit de magnifiques demeures et ont donné aux rues des noms de victoires prestigieuses: Wagram, Valmy, Eylau. Mais, vous ne semblez pas étonné. D'où tenez-vous ce flegme britannique? Ou bien est-ce par  subtilité que vous feignez de connaître ces lieux? A moins que vous ne les connaissiez  déjà vraiment ? Franz quel mystère vous habite? Qui êtes-vous? Vous me faites parfois peur.

         — Rassurez-vous Laure, je connais cet endroit pour y avoir vécu… disons dans une vie antérieure.

         — Que voulez-vous dire? Etes-vous la réincarnation de Lepic, de Schweissgut ou de Galliéni, ce qui nous ramènerait sur la Marne en 1914.

         — Beaucoup plus prosaïque que cela, mais ne cherchez pas. Cela fait partie de notre pacte. Un jour  vous saurez.

         Ils arrivèrent au petit magasin général par une de ces rues calmes et riches. Franz acheta le Parisien des Yvelines1 .

         Laure fit quelques emplettes en vue d'un siège de plusieurs jours.

         — Nous ne devrons acheter que les légumes frais au jour le jour, expliqua-t-elle.

La compagnie de Franz ne passa pas inaperçue. Laure était peu connue, mais les regards inquisiteurs étaient encore très présents dans ce lointain faubourg de la capitale.

         Le retour à la villa se fit par des voies plus rapides, dans des rues en enfilade, baignées de soleil troublant la vue. Des ombres dansaient en contre-jour devant les yeux meurtris par la clarté trop intense. La Seine apparaissait au fond du décor dans une luminosité floue, comme au travers d'un voile éclatant. De légères volutes de brume se dégageaient du miroir incandescent de l'eau calme. Les arbres disparaissaient dans le fondu ouaté de la vapeur.

         — Laure, Laure, arrêtez-vous !, regardez  ! Si je devais peindre ce paysage, je l'intitulerais: Naissance d'un nouveau Monde. Il y a quelque chose  de factuel dans cette coulisse figée où seuls sont presque palpables les frémissements de la vie, le parfum douceâtre du diesel de marine et le sourd murmure de la vie. Laure, c'est divinement beau !

Il avait posé  son sac plein de commissions et, les yeux fermés, les bras écartés levés au ciel en offrande, il peignait une image virtuelle avec toute la déraison de sa passion.

         Laure s'était arrêtée et l'observait, un doux sourire aux lèvres. Elle admirait cet inconnu qui savait si bien la faire frémir, qui savait si bien la transporter dans l'imaginaire.

         Il se figea, se tut. Un sourire éclaira son visage, il regarda Laure et soudain leurs rires emplirent le silence de la rue.

         — Allons, Laure, allons lire vos notes !

Il embarqua son lourd cabas et, d'un pas allègre se rua vers la villa.

Laure, tombée sous le charme de ce poète fou, le regardait s'éloigner, les mains aux hanches, en hochant la tête de gauche à droite, un sourire attendri aux lèvres.

         Le portail grinça et il s'effaça pour la laisser passer. Au passage elle déposa un léger baiser sur sa joue.

         — Merci mon poète fou, dit-elle amusée.

Le bruit d'un aspirateur résonnait dans la maison. Au regard interrogateur de Franz, Laure répondit: « C'est Josiane, la jeune fille qui s'occupe de tenir la maison en bon état pour moi. »

Franz la suivit à l'intérieur. Ils déposèrent leurs sacs à provisions dans la cuisine. Laure présenta Franz à Josiane. « Mon ami Franz, un poète Alsacien », dit-elle en pouffant de rire.

         — Pourquoi riez-vous Laure?, s'enquit Josiane. Les Alsaciens sont des gens très biens et très gentils.

         — Z'est drès chantil té fotre bard, Fräulein1 , plaisanta Franz.

Josiane le regarda, les yeux exorbités, un sourire gêné plissant ses lèvres. Elle tendit la main en interrogeant Laure du regard.

Voyant son trouble Franz crut bon de mettre fin à cette plaisanterie.

         — Vous me voyez ravi Josiane, Je peux vous appeler par votre prénom n'est ce pas? Appelez-moi Franz, et pardonnez-moi pour cette fumisterie, je suis parfois plaisantin.

Au terme fumisterie, Josiane lança un appel du regard à Laure qui, derrière Franz, tentait de lui expliquer la signification de ce mot barbare en faisant des grimaces comme un poisson dans un aquarium, les deux mains en porte-voix sur le côté de la bouche: plai-san-te-rie, soufflait-elle comme on le fait à un écolier qui a oublié sa leçon.

         Laissant les provisions aux bons soins de Josiane, Laure et Franz se rendirent au salon ou la jeune fille avait préparé deux cafés dans des tasses à bords dorés. La porte-fenêtre restée ouverte laissait s'infiltrer un filet très agréable d'air frais du dehors. Laure et Franz s'installèrent dans le profond canapé pourpre. Laure avait remonté ses jambes sous elle et confortablement posé sur les coussins, son bras tenant les feuillets manuscrits. Elle faisait face à Franz. Elle resplendissait dans la lumière blanche de l'automne.

         — Vous savez Franz, dit-elle en tendant ses notes, ma prose est loin d'être aussi lyrique que la vôtre… peut-être pourriez-vous y apporter votre romantisme?

         Franz se pénétra du récit de Laure. La journaliste était vraiment douée et Franz ne pouvait que souligner son grand professionnalisme. Elle savait bien camper les faits et donner vie aux personnages. Bien sûr le romantisme de Franz aurait quelque peu détourné le récit, mais valait-il la peine de romancer cette aventure? Il en fit part à Laure qui trouva la solution:

         — Ecrivons le récit de notre histoire chacun à notre manière: vous romancée et moi journalistique. L'expérience peut être enrichissante! Franz… je… vous n'êtes pas marié, vous ne portez pas d'alliance?

         — Non, Laure. Mes crapahutages1 en haute montagne, mon métier et mes loisirs ne m'ont pas laissés le choix. J'ai par contre vécu des amitiés profondes, Des passions fulgurantes et parfois interdites…

         — Interdites? Que voulez-vous dire Franz?

Un rire doux-amer vint répondre à l'interrogation de Laure.

         — Elle était déjà mariée, dit-il, sans espoir qu'elle ne m'aime un jour. Pourtant elle était dévouée et bonne. Elle s'occupait beaucoup d'enfants d'un orphelinat. J'étais tombé amoureux d'elle, et je crois, sans flagornerie, pouvoir affirmer que je ne la laissais pas indifférente. Je devrais d'ailleurs en écrire un nouveau roman ! Elle était douce et tendre. Ses yeux de biche me faisaient fondre de bonheur lorsque je la voyais accompagnée de tous ses enfants.

         Laure écoutait le récit plein d'émotions de Franz. Au passage, elle avait noté qu'il avait dit : «…écrire un nouveau roman. » Etait-il donc romancier comme elle l'avait subodoré? Son attention s'était relâchée un instant. Elle sursauta en entendant la fin de la phrase de Franz.

         —… Dieu est un époux que l'on ne quitte pas pour un mortel ! Quelle souffrance de la voir ainsi, si proche et si lointaine. Je l'aimais Laure, je l'aimais d'amour.

         — Elle … elle était religieuse?

         — Oui Laure ! Que Dieu me pardonne: la plus belle, la plus douce qu'il m'ait été donné de rencontrer.

         — Mon pauvre Franz ! Cela a dû être une expérience douloureuse, j'imagine. Vous devriez en effet écrire un nouveau roman à son sujet, glissa-t-elle subtilement.

         — Un … un nouveau roman? ! Aïe, Il était pris au piège !

Dans la passion du souvenir, il avait baissé sa garde et s'était révélé à Laure qui, en grande professionnelle avait aussitôt récupéré l'information au vol. Rarement dans sa vie il n'avait manqué à ce point de perspicacité. Laure le mettait donc tant en confiance? « Après tout, pensa-t-il, il faut qu'elle l'apprenne un jour ou l'autre ! »

         — Oui, Laure, je suis romancier. Et vous me tentez par l'idée de ce nouveau roman. Je vois… je vois le couvent baigné de la douce clarté d'un soleil de printemps. Elle est là, gracieuse, belle et transparente, auréolée de cette indéfinissable lumière, les mains jointes, les yeux baissés… Non, non, c'est trop dur, Laure. Non, je ne pourrais pas ! La blessure est encore béante.

Vous en savez déjà beaucoup sur moi. Après tout, l'amour peut être alimenté par ce sublime sentiment de vénération chaste envers une femme que l'inaccessibilité rend plus belle encore. Ne tentez pas de me psychanalyser au travers de cette confession. Vous devez me trouver odieux?

         — Non pas du tout. Vous êtes un passionné. Merci Franz. Merci de m'accorder toute votre confiance. Merci de cet aveu qui vous grandit à mes yeux.

Elle prit sa main dans la sienne, si fine aux longs doigts manucurés, et caressant sa peau d'abord du bout de son index, puis de ses phalanges blanches, elle l'emprisonna dans ce refuge tiède et délicat. Elle gardait les yeux baissés sans prononcer une parole. Nerveusement elle rejeta d'un geste de la tête une mèche de cheveux rebelles, puis lentement elle leva son regard embué de larmes vers lui et se coula contre son épaule.

         — Vous êtes incorrigible! Vous êtes encore arrivés à m'émouvoir. Puis le silence revint.

Elle resta ainsi lovée  contre lui, sans un mot, cherchant encore à se rapprocher par de petits gestes affectueux, éparpillant ses longs cheveux bruns sur son épaule. Franz avait passé un bras autour de sa taille et percevait le gonflement de sa poitrine soulevée par ses lentes inspirations.

Son cœur battait si fort qu'il en ressentait dans le creux de sa main le rythme effaré. Elle paraissait dormir mais on la sentait très présente. Quand il bougea, elle se raccrocha à lui comme l'on étreint une bouée pour ne pas couler.

         — Oh!, restons encore ainsi, Franz. Tout est si paisible. Laissons encore ces secondes se figer dans notre mémoire. Ecoutez!,… entendez-vous ? Ce sont les cloches qui sonnent au village. Et là, ce grattement régulier… le chat qui fait ses griffes contre le tronc du vieux marronnier dans le jardin.

         — Laure, vous aurais-je inoculé ma fièvre lyrique?

         — Peut-être Franz, peut-être?, susurra-t-elle en glissant ses bras autour de la taille de Franz, enfouissant son visage dans les plis de sa veste.

         Avait-elle à ce point besoin d'affection?, pensa Franz transporté de tendresse envers la jeune femme. « Elle est fascinante de douceur et de charme, envoûtante et sensuelle ». Il sentait la chaleur de son corps contre sa poitrine et son cœur s'emballait. Il la serra un peu plus fort contre lui.

L'entrée intempestive de Josiane dans le salon tempéra les émois de Laure et de Franz qui restèrent malgré tout soudés l'un à l'autre.

         Laure tourna la tête vers la jeune fille.

         — Oui, Josiane?, dit-elle lascive.

         — Laure, je vous ai préparé le déjeuner vous le prendrez sur la terrasse? Il fait un magnifique temps d'automne.

         — Merci ma Josiane. Laissez donc ! nous allons nous en occuper avec Monsieur. Vous êtes adorable. Pendant que je flirte avec Franz vous nous préparez tout comme chez les bourges. Filez plutôt chez vous, vous en avez assez fait pour aujourd'hui. A mardi donc et bon week-end!

         La jeune fille enfila son chandail de laine épaisse et, attendrie par la scène, sourit à Laure et à Franz. « Au revoir ! », lança-t-elle à Laure sur un ton de complicité féminine et sauta les marches de la terrasse en rotonde. Elle fit encore un petit signe de la main en refermant la grille avant de se hâter de rentrer. On entendit son pas rapide dans la rue calme.

         — Laure leva la tête vers Franz et, se libérant de son étreinte, se leva en lui tendant la main.

         — Venez !, dit-elle je vous invite.

Elle lui désigna la porte du cellier en le priant de choisir un bon vin.

— Caviar et saumon au menu !, dit-elle cérémonieuse.

         — Le champagne s'impose! entendit-elle des profondeurs odorantes de la cave. Elle perçut encore le sifflement admiratif de Franz, ébahi devant la richesse de la réserve de Laure.

D'abord, il ne trouva pas les bouteilles caractéristiques de cette région dont il gardait un souvenir émerveillé. Il se souvint d'un voyage… à Epernay et sur les coteaux de la Marne, témoins d'âpres combats pendant la première guerre, voyage effectué des dizaines d'années auparavant grâce à l'organisation efficace d'un comité de professeur de C.E.S - comme l'on disait à l'époque -.

         Au fond des pièces de terre battue, il découvrit un meuble surélevé d'au moins un mètre cinquante au-dessus du niveau du sol. Un large escalier de bois menait à une porte ressemblant à une porte de réfrigérateur. Il s'agissait bien en fait d'une armoire frigorifique destinée à contenir le champagne et protégée des éventuelles crues du fleuve. Bien que depuis des dizaines d'années la masse d'eau bien régulée n'avait causé aucun désagrément aux riverains, néanmoins le souvenir de 1910 et de 1955 restaient dans toutes les mémoires. Il choisit un grand cru d'Epernay qu'il glissa dans un seau d'argent frappé aux armes des De Lavallière, écrit en respectant la particule. « Tiens, tiens, noble quand même ! », murmura-t-il.

         Il remonta avec son trophée.

         — Oh!, vous avez retrouvé le vieux  seau à glace de papa, dit-elle réjouie de remettre la main sur ce joyaux oublié.

         — Il avait glissé derrière les claies et le vieux tonneau. J'ai aussi retrouvé les avirons du canot qui est dans le garage. Nous pourrions aller naviguer vers les îles du bras mort cette après-midi, là où la Seine forme un lac.

         — D'accord!, dit-elle tout enjouée. Il y a une petite plage de sable en pente douce devant la villa. Les rouleaux de mouillage sont encore en service. Des gens de Paris viennent parfois passer une après-midi sur la Seine. Nous attacherons le chariot à ma voiture, j'ai un crochet de remorque. Ah !, Franz, comme au bon vieux temps ! J'étais alors encore un petite fille, nous allions tous les dimanches sur l'eau avec mon papa. Il m'a initiée à la navigation, à la pêche et j'ai ainsi découvert la vie lacustre, le calme des berges, la douce chanson  de l'eau qui clapote entre les roseaux. Je me souviens encore… pour l'occasion il revêtait un pantalon clair et un blazer pied­­-de-poule brun clair. Il se coiffait toujours de son canotier et aimait fumer la pipe. Je sens encore les doux effluves au goût de miel du Prince Albert, un tabac qu'il faisait venir spécialement de Belgique par les mariniers. Il était affréteur. Je revois ces fines torsades blondes qu'il bourrait dans sa pipe avec une mimique gourmande, son rire amusé lorsque les cygnes aventureux  venaient mordre les bords du canot.

         Elle en parlait avec émotion, avec amour, comme si les liens qu'elle entretenait avec un père trop tôt disparu avaient laissé une nostalgie indélébile et meurtrie au fond de son cœur.

         Franz la prit dans ses bras et tout en lui caressant les cheveux lui murmura à l'oreille:

— Pardonnez-moi Laure, pardonnez-moi d'avoir réveillé des souvenirs douloureux.

         — Non, non !, ce sont de beaux souvenirs Franz. J'aimais beaucoup mon papa. Il était le plus charmant des hommes… un peu comme vous d'ailleurs. Allons !, il fait beau, c'est une journée magnifique ! Mettons-nous à table.

         Elle avait préparé la collation sur la terrasse protégée du soleil encore chaud de l'automne par un store à bandes rouges et blanches. Les grands arbres du jardin faisaient écran aux regards indiscrets.

         — Franz, dites-moi comment allez-vous intituler  votre roman? Mon article s'appellera: Investigations au cœur de la destiné.

         — Je ne sais pas encore, dit-il indécis. Je ne peux encore révéler l'intégralité du titre. Je pencherais pour quelques chose comme: Autopsie, avec un complément dont je n'ai pas encore la révélation.

         — Autopsie? Comme c'est étrange… J'avoue ne pas bien comprendre. Mais gardez votre secret Franz. Je ne veux aucunement déflorer la confidentialité de votre récit.

         — Voyez-vous Laure, notre pacte est bien la recherche de la vérité de l'autre, sans lui extorquer des aveux immédiats. Nous nous sommes donnés du temps pour écrire notre vie. Alors je ne dirai pas: prenons-le, mais: laissons-le venir à nous, si vous le voulez bien. Mon histoire commence en-deçà de notre rencontre, il y a bien des années de cela.

         — J'accepte dit-elle en lui offrant ses mains fines et galbées par-dessus la table.

Il prit délicatement ses phalanges du bout de ses doigts et y déposa un léger baiser.

Il versa le champagne débordant des hautes flûtes de cristal.

         Le repas fut chaleureux et animé. S'étaient-ils rencontrés dans leur jeunesse? Bien sûr ils n'eurent pas les mêmes souvenirs. Un peu décalés dans le temps, leurs routes n'avaient pas pris la même orientation. Mais qui sait ! « Nourrissons cette hypothèse », décida Laure. « Nous nous connaissons depuis longtemps, nous sommes des amis d'enfance. »

         A la fin du repas, Franz proposa de changer de tenue et s'employa à sortir l'élégant canot d'acajou.

         La remorque fut attelée, l'embarcation renversée sur les supports en gomme. Laure apparut vêtue d'un pantalon pattes d'éléphants de toile claire, marinière bleue et blanche et chapeau d'élégante du dix-neuvième siècle. Elle tenait à la main un  canotier qu'elle tendit à Franz.

         — Il sort de sa boîte, lui dit-elle. Mon père ne l'a jamais porté. Il vous est destiné!

         — Grand Dieu ! Pourquoi justement moi?, interrogea Franz. Je ne peux accepter, … c'est trop, je…

         — Vous me vexeriez Franz ! Acceptez !

         — C'est trop d'honneur Laure ! Merci, vous êtes une femme admirable, divine !

Elle avait déjà mis le moteur en route et reculait en direction de la plage. Par petits bonds le chariot butta contre les rouleaux d'acier. Franz dégagea le bateau et commença la mise à l'eau.

Porté par les flots ondoyants, le canot paraissait encore plus beau, plus racé. Franz sauta à la proue et engagea les avirons dans les supports pendant que Laure rangeait la voiture.

         La scène bucolique n'échappa point à un homme qui, la casquette sur le front, la cigarette au coin de la bouche, les mains dans les poches les regardait préparer le bateau.

         — Trop sec !, lança-t-il à l'adresse de Franz.

         — Pardon? demanda Franz  surpris. Que dites-vous?

         — J'dis qu'il est trop sec vot'bachot, c'est dommage, ajouta l'homme à casquette.

         — Trop sec ? Que dois-je faire alors ?, s'enquit Franz.

         — Ben, mets-y d'leau d'dans, just'el fond ça ira!, ordonna le marinier.

         — Merci monsieur, dit Franz.

         — De rien mon gars !, répondit l'homme impassible sur la berge. « Et bonne après-midi les amoureux ! », ajouta-t-il avec le sourire en posant le doigt à sa casquette.

         Laure arrivait et l'homme l'aida à grimper sur le canot mouvant.

         — Soyez prudents les p'tits amoureux, renchérit le brave homme. Et il leur fit un signe en guise d'au revoir.

Il jugea la façon de souquer de Franz assez compétente car il leva le pouce en signe d'approbation.

         Le frêle esquif coupa les flots de son étrave pointue et déjà prenait de la vitesse. Laure laissait sa main frôler le miroir de l'eau et, de temps en temps, aspergeait son rameur qui lui souriait.

         — Laure, dit-il, ne trouvez-vous pas que nous faisons très dix-neuvième, un peu cul-cul la praline?

         Le rire cristallin de Laure lui répondit: « Comment avez-vous dit?, cul-cul… »

         —… la praline, compléta-t-il. Vous ne connaissez pas cette expression?

         — Si, si, mais il y a des années que je ne l'ai plus entendue. C'est tellement charmant: cul-cul la praline. Ah !… Franz…

         Les cygnes glissant sur les flots s'étaient rapprochés du canot et semblaient s'engager dans une course inégale.

         Coupant le faible courant, ils arrivèrent rapidement sur une petite île couverte d'herbe fraîche et odorante. Les roseaux du bord courbaient la tête et s'entrechoquaient dans un claquement sec. Le bateau se fraya un passage au milieu d'un dédale de plantes aquatiques odoriférantes. Bientôt la proue vint butter sur la berge meuble. Franz sauta à terre et amarra le canot, puis il aida Laure à descendre. Il la réceptionna tout contre lui. Leurs lèvres se soudèrent soudain en un fougueux baiser. Il la tenait prisonnière de ses bras qu'elle ne voulait d'ailleurs pas quitter. Au bout d'un long moment, ils se séparèrent et, émus l'un et l'autre se caressèrent le visage, les yeux noyés dans le regard de l'autre.

         — Hm !… Franz, articula-t-elle cependant que lui avait la gorge nouée de l'émotion causée par leur étreinte si soudaine.

         Il la prit par la taille et dans un souffle lui demanda de lui faire visiter l'île, son île.

         — Ce n'était pas au contrat, chuchota-t-elle essoufflée.

         — Laure…dit-il en la serrant contre lui, Laure…

         — Venez, je vous fais découvrir ce paradis ajouta-t-elle en se dégageant et en le tirant par la main.

         — Auparavant, il y avait des cabanes de pêcheurs faites de roseaux. On y trouvait des nasses à écrevisses. La rivière en était riche. Il y avait même une guinguette ouverte le dimanche. Allons voir s'il ne reste pas encore quelques  vestiges de cette époque.

Au-delà de la barrière végétale passaient d'énormes chalands tractées ou poussés par de puissants automoteurs bruyants. L'écluse n'était pas loin.

Dans le souffle du vent on en percevait la rumeur hachée sous la forme de conversations nasillardes des VHF de marine1 . Un yacht belge était amarré non loin de là. Les occupants avaient déjeuné sur l'herbe où une grande nappe exhibait les reflets d'un repas bien arrosé. Deux personnes âgées se reposaient dans des transats de toile. Des enfants saluèrent Laure et Franz au passage.

Ils s'engagèrent sous le couvert des arbres aux feuilles cramoisies par l'automne. Un petit chemin menait à une clairière. De là on pouvait voir le village dans toute sa désuète splendeur: le château abritant l'hôtel de ville caché au fond du parc aux arbres plus que centenaires. Plus à gauche s'élevait le clocher  trapus de l'église flanquée de sa tour bizarre: un pigeonnier expliqua Laure… pendant la guerre pour les messages. Plus loin derrière, en arrière plan  se découpaient les maisons colorés grimpant la petite colline boisée jusqu'à l'horizon. Tout devant, juste à un jet de pierre de l'île, la route longeant la berge s'effaçait sous une allée de marronniers couvrant aussi en partie la place du marché qui s'étendait jusqu'au monument aux morts, en face de la bibliothèque communale. Au-delà, la Seine disparaissait dans la ramure ambrée des saules-pleureurs du bord.

         Poussant plus loin leurs investigations, ils atteignirent une petite maison à terrasse. Des tables protégées par des parasols d'une marque de limonade étaient disposées en rond comme des éléments d'un manège.

         — La guinguette !, s'écria Laure. Venez, payez-moi une limonade.

Ils prirent place et, aussitôt une toute jeune fille disparaissant derrière un long tablier de serveur de brasserie vint prendre la commande.

L'air de l'après-midi était tiède et chargé du parfum des feuilles mortes jonchant le sol. Main dans la main, ils jouissaient du paysage que Franz décrivait en des termes délicats et poétiques, comme s'il récitait un conte de Perrault.

         Laure se revoyait petite fille, alors que son père lui racontait des histoires ou des fables qu'il inventait au gré des situations. Depuis son enfance elle avait connu beaucoup d'hommes mais jamais elle n'avait retrouvé son âme de gamine auprès de l'un d'eux. Franz avait ce don de l'émerveiller, de la faire frémir, de suspendre le temps pour le faire planer comme une plume sous la brise légère d'automne. Et pendant qu'il parlait elle se laissait bercer par les mots, elle écoutait le son de sa voix, ce timbre chaleureux et agréable.

         — Laure, Laure… vous êtes perdue dans vos pensée.

         — Pardonnez-moi, dit-elle en s'agrippant à son bras, vous me faisiez planer… continuez, je vous en prie, c'était divin.

Des consommateurs s'étaient rapprochés et écoutaient à leur tour la passion de Franz pour ce coin d'Ile de France si cher à son cœur.

Quand la source de son inspiration se fut tarie, ils regagnèrent leurs places un peu frustrés de ne pas avoir suivi depuis le début. « Qu'importe, c'était beau quand même ! », dit l'un d'eux à ses enfants qui s'intéressaient plus aux canards et autres sarcelles du bord de l'eau qu'à la poésie.

         Ils restèrent jusqu'à la fraîche, quand le soleil glisse bas sur l'eau et que les ombres des arbres dessinent les premiers contours de la nuit proche. Alors, main dans la main, ils repartirent en direction de la petite plage en se volant des baisers.

Franz dégagea le canot de la berge et attrapa les avirons. Bientôt il cingla vers la rive opposée. Laure ne parlait pas, elle couvait Franz d'un regard amoureux. Jamais elle n'aurait pensé sur ce parking d'autoroute que sa curiosité envers cet inconnu se révélerait en amour si brutalement et de façon si intense. Il y a deux  jours à peine elle ne le connaissait pas et déjà elle ne pouvait plus se passer de lui. Elle, si matérialiste et pragmatique avait retrouvé ses émois de jeune fille.

         De retour à la villa, Laure positionna la radio sur France-Musique. Silencieusement elle alluma quelques bougies et vint s'installer sur le canapé tout contre Franz. Maintenant rien ne les séparait. Elle l'aimait et lui l'aimait. Elle lui offrit sa bouche, sa gorge, ses seins, son ventre, son corps qu'il dégusta parfois par petites touches subtiles, parfois passionnément, presque avec gourmandise. A ses je t'aime répondaient ses je t'aime étouffés de caresses. Dans la chaleur de leur amour elle se blottit, dans le cocon de ses bras, elle s'endormit. Ce ne fut que lorsque le froid pénétrant par la porte-fenêtre de la terrasse restée ouverte vint lui lécher le corps qu'elle se réveilla les cheveux en bataille, la bouche gourmande, les sens en émoi.

         Elle se vêtit du veston de Franz oublié sur le bras du canapé et revint se blottir entre ses bras comme une chatte réclamant son lot de caresses.

         — Ne me laisse pas seule cette nuit  !, supplia-t-elle.

         — Non. ma douce !, glissa un Franz ému par cette supplique. Non, je t'aime trop.

III

         — Non, je t'aime trop.

Cette phrase insignifiante n'avait cessé de tournoyer dans sa tête.

Laure était étendue sur le côté, nue près de lui. Sa beauté, sa douceur, sa propension à l'amour l'avaient fasciné. Naturelle, tendre, passionnée avec démesure, elle l'avait ébloui par son charme sincère.

         Il fallait absolument qu'il écrive. Il commença par chercher du papier, mais il n'aimait pas écrire au stylo, il trouvait la méthode lente et fastidieuse. Il quitta la chambre, simplement vêtu d'un slip boxer, en quête d'un ordinateur. Laure doit bien en posséder un,

« Ma chère journaliste. » murmura-t-il inconsciemmen­t.

         Une pièce n'avait pas encore eu l­'honneur des investigations de Franz. Il poussa la porte qui grinça sournoisement. Il découvrit un charmant bureau totalement désuet dans le style des années 30. Décoré dans des tons chauds d'argile et de brique, ce cabinet de travail était propice à la réflexion Un tapis mongol recouvrait le sombre parquet à chevrons, juste devant la table de bois précieux, il reconnut de la loupe d'Amboine1 .

Deux fauteuils recouverts de velours couleur brique étaient tournés vers le secrétaire où trônait un chevalet de table portant une photo de Laure enfant. Les murs ocre derrière la table étaient garnis d'une bibliothèque croulant sous les livres bien ordonnés. Au plafond pendait d'une rosace de stuc un adorable lustre en fer forgé imitant des branches de lierre recourbées. L'éblouissement de Franz était à son comble. Amoureux de ces choses vieillottes, il s'émerveillait devant tant de grâce. Les angles des murs étaient décorés de moulures en stuc. Les fenêtres protégées par un ensemble de rideaux de couleurs dégradées d'ocre et de brique encadraient un secrétaire droit surmonté d'un portrait de jeune femme exécuté à l'huile. Elle ressemblait étrangement à Laure. Ce devait être sa maman. Une cage d'oiseau de style indonésien servait de petit jardin où croissaient des lierres à fines feuilles très découpées. Au-dessus, un autre tableau représentait Fès. On y voyait dans le prolongement de la porte ouvragée les minarets de la Médersa Bou Inanyia et la mosquée Sidi Lezzaz.

Franz fit un pas dans ce sanctuaire. L'atmosphère y était feutrée et silencieuse. Une bonne odeur de cire caressait les narines. En s'approchant de la fenêtre, il vit en filigrane à travers le rideau, un petit bouvreuil à la gorge rouge feu qui lançait sa sérénade dans l'air frais du matin. Le petit passereau gris et noir s'était posé dans un rayon de soleil glissant sur la barre de bois de l'appui de fenêtre en ferronnerie, et sa gorge flamboyante frémissait sous les triolets de son chant matinal.

A pas feutrés, Franz entra. Dans un angle de la pièce resplendissait un magnifique ordinateur de la dernière génération.

         — Voilà ce qu'il me faut !, dit-il. Il s'assit devant l'appareil qu'il mit promptement en marche. Le ronflement caractéristique de la machine se fit entendre.

         — Pourvu qu'elle n'ait pas de mot de passe pour entrer, pensa-t-il, sinon je travaillerai off-line1.

         Comme elle n'était pas reliée à un réseau de service externe, sauf Internet, elle n'avait pas besoin de code d'accès. Franz commença par ouvrir une page vide pour y créer sa page titre, puis il mit le volume en mémoire sous le titre de l'Assassinée. En fait, son récit allait être bicéphale. Il voyait la phase évolutive juste avant le meurtre ce jour d'automne, puis la suite de l'histoire ou le deuxième épisode s'intitulera Autopsie. Il construisit sa trame et commença son récit. Il écrivit ainsi longtemps, dévoré par la soif de raconter mais aussi de créer. On entendait le cliquetis régulier du clavier jusque dans la chambre. Laure se réveilla et, cherchant la présence rassurante de Franz ne trouva que des draps froids.

         — Où es-tu mon ami Franz?, appela-t-elle. Franz, wo bist Du Liebling?2 , dit-elle en un allemand parfait.

Il entendit son appel, mit en mémoire les lignes qu'il venait de composer et se dirigea vers la chambre.

         — Je suis là ma douce amie!

Il vint se glisser sous les draps de la belle qui hurla au contact glacé de la peau de Franz qui , par jeu, profitant de la situation, se glissa sur elle, la forçant à écarter ses jambes irradiant une douce tiédeur. Elle se cramponna à lui en lui mordant l'épaule. Il enfouit son visage dans le voile de ses cheveux et leurs corps se fondirent en une harmonie parfaite. Les soupirs de Laure se faisaient de plus en plus rapprochés jusqu'à l'apothéose finale où ils perdirent un instant la notion du temps. Ils restèrent encore soudés l'un dans l'autre jusqu'au premier rayon du soleil avançant dans la chambre.

         — Petit déjeuner !, lança-t-elle soudain tout enjouée.

Ils s'installèrent dans la salle à manger devant une cafetière odorante et les croissants que Franz avait fait dorer dans le four. Laure, à peine protégée par  une longue chemise de nuit de dentelle laissait entrevoir les formes ondoyantes de son corps. Espiègle, elle jouait en riant avec son pied sous la table.

         — As-tu écrit?, demanda-t-elle à Franz.

         — Oui j'ai commencé, comme "ils" ont commencé à écrire la bible, démuni et presque nu ma belle Laure.

         — Prétentieux!, ironisa-t-elle en touchant du pied le haut de la cuisse de Franz.

Il lui sourit en l'admirant.

         — Tu es délicieuse!, dit-il tout simplement.

Il l'aida à débarrasser et ils allèrent prendre une douche qui dura longtemps, Les rires de Laure retentirent dans la grande maison vide, puis un apparent silence s'installa ponctué du souffle des amants.

         Pendant que Franz  s'habillait, Laure se précipita dans le bureau. Dans la demi pénombre matinale de la grande pièce, l'écran lumineux  jetait une lueur bleutée sur les murs. Elle s'installa en rejetant ses cheveux  sur le côté. Fiévreusement elle appuya sur une touche. Aussitôt sur l'écran apparut le début du roman de Franz.

         — Enfin mon chéri, tu  te dévoiles, dit-elle doucement. Et elle commença la lecture en activant le bouton Page down1 . Elle glissa ses mains jointes entre ses cuisses serrées en un geste machinal et leva la tête pour visionner toute la surface de l'écran.

         Le récit commençait sur un ton badin, assez impersonnel, à la troisième personne du pluriel. Elle souriait, parfois s'indignait aussi de certains passages. Elle s'imaginait Franz  dans sa jeunesse. Elle le voyait évoluer dans la constellation d'un passé de douleur et parfois d'humiliations. Il avait dû lutter dans sa vie. Il avait beaucoup souffert. Etait-ce là le secret de son altruisme, de sa grande bonté et de son romantisme exacerbé?

L'assassinée 

 

Chronique d'une entreprise qu'on assassine

 

 

Je dédie ce livre à tous ces requins de la société qui, sous le couvert d'une

pseudo intelligence supérieure ou d'un esprit qui, sans répondre à des critères de vraie référence, sont  jugés dans la panique analytiquement au-dessus de la moyenne.

Bernesheim Janvier 1999

 

Depuis près de soixante dix ans œuvrait cette entreprise saine et enviée, bien que gérée par quelques Mathusalems, résurgences d'une époque sentant encore la poudre et la trahison latente d'une élite de dirigeants patronaux politiquement impliqués; patriarches d'un temps révolu depuis longtemps dans le reste de l'Europe.

         Certains décidaient du renvoi d'un employé qui n'avait pas daigné se baisser pour ramasser un trousseau de clefs échappé des mains blanches et soignées d'un despote tenant lieu de chef de service, flanqué par un frère craintif idolâtrant cet aîné qu'il appelait l'antiquaire dans toute l'expression du plus haut respect qu'humblement, presque veule, il lui vouait.

         Et puis il y avait ce graphiste sorti d'une académie d'art de Berlin. Fantoche grimaçant et haïssant son chef mais qui n'oubliait pas de lancer des Monsieur le directeur ou „Herr Doktor“ quand l'un de ces Messieurs arrivait.

         Sans oublier  Winkelried1 ou monsieur muscle - je ne parle que des bras, pas de la tête - ceinture noire de judo, licencié es-magouilles qui déjà investissait dans le paiement du carburant de la voiture de service, que presque tous les soirs il utilisait pour son usage personnel, les subventions de déplacements alors allouées à tout collaborateur usager des transports publics. Celui-là même qui, fort de son insolence après sa sieste de midi à ...heures derrière son bureau, se permettait de restaurer de vieux buffets ou armoires paysannes au frais de l'employeur.

         Il ira même plus tard jusqu'à effrontément maquiller une facture de réparation concernant sa tondeuse à gazon en la légalisant, après le refus du responsable administratif, en émoluments destinés à couvrir les frais de construction d'une maquette de support d'antenne satellite. Le supérieur hiérarchique de l'époque, faible et laxiste, ferma les yeux.

         Sporadiquement apparaissait aussi celui que l'on désignait sous le nom de Pitsch ou Pesche. C'était un personnage trapu à la barbe hirsute cachant sous une moustache de hussard les manques de sa dentition en partie disparue depuis que l'alcool faisait ses ravages sur ce pauvre hère, qui le matin à 5h00 se lavait les dents ou ce qu'il en restait au Beaujolais, et avait déjà fumé ses dix premières gauloises.

        

         Ainsi allait la vie dans l'équipe de décoration. Les ordres de missions envoyaient l'équipe parfois dés 5h00 du matin sur les routes de Suisse. La première étape se situait en Suisse orientale où ils décoraient les vitrines et la surface de vente  des succursales. Leur tâche finie ils repartaient, soit le soir même, soit le lendemain pour le Tessin, pays magnifique où les filles sont belles.

         Au Tessin, le soir, leur Winkelried judoka, bafouant les statuts concernant les frais généraux en cas de déplacement, les emmenait dans des restaurants où ils faisaient ripaille. Ils profitaient alors de sa fourberie en lui laissant le soin de s'occuper de la facture. Puis, fourbus et légèrement anesthésiés par les deux bières qu'ils buvaient comme Night cup2, ils allaient se reposer jusqu'au lendemain matin de très bonne heure, en prévision d'une après-midi libre qu'ils mettraient à profit pour visiter la région et repérer les bonnes adresses gastronomiques.

         C'est d'ailleurs au retour d'une de ces missions où, seul avec Winkelried au volant de leur Opel Kadett que la radio les informa par le biais du journal parlé de 21h00 que leur entreprise avait été vendue par les américains d'ITT - leurs chaperons de l'époque - à une grande coopérative populaire Suisse. Alléluia ! Que la presse soit louée ! Personne ne les avait mis au courant. Rien n'allait changer pour eux, disait-on déjà alors.

         Ils vécurent encore quelques moments épiques: le démontage de vieux panneaux métalliques d'une réclame rouillant depuis des années sur la toiture des anciens ateliers de réparation sis au-dessus de la fosse aux ours - emblème de la capitale médiévale-, la surcharge du porte-bagages de leur véhicule de service qui, à bout de force, laissa choir le chargement sur le toit de la voiture.

Là, s'arrêtait momentanément la narration de Franz. Laure était plongée dans la contemplation des lignes tremblantes sur l'écran de l'ordinateur. Elle s'imaginait son Franz juché sur les tuiles fissurées de la vieille baraque. Elle tentait de deviner ce qu'elle faisait à cet instant même… Peut-être se rendait-elle à la Fac de Lettres, la Sorbonne? Ou bien était-elle avec des amis étudiants, belle et insouciante dans le jardin du Luxembourg tout proche? Comment deux destins aussi distants l'un de l'autre avaient-ils pu se rejoindre en ce soir d'octobre dans un anonyme restaurant d'autoroute?

Elle entendit le pas de Franz froisser le tapis du pallier. Il frappa discrètement à la porte du bureau. Il trouva Laure en pleine contemplation. Elle lisait et relisait ces lignes spontanément écrites par l'homme qu'elle chérissait maintenant autant qu'elle avait pu aimer et admirer son père pour son érudition et sa grande sagesse.

         — Franz, quand continues-tu?, demanda-t-elle, les yeux toujours rivés sur la tache lumineuse de l'écran.

         Il vint derrière elle, enveloppa ses épaules de ses bras et la couvrit de baisers ardents, d'abord sur les joues, le cou et, trouvant sa bouche, sur ses lèvres avides d'amour.

         — Oh!, comme je t'aime dit-elle en se levant pour se glisser tout contre lui. Dans la cage de ses bras noués dans son dos elle se laissa dorloter pendant de longues minutes sans plus prononcer une parole, parce qu'elle se sentait bien ainsi et que cela lui suffisait.

         — C'est bien, ta chronique ! J'aime ta façon de décrire tes personnages. Même si tu les écorches un peu, on sent de la tendresse dans leurs portraits. Ils ont fait partie de ta vie et ta vie est honnête et sans méchanceté.

         — Crois-tu, ma douce !

         — Tu ne serais pas aussi bon si tu étais foncièrement méchant. Belle Lapalissade  n'est-ce pas !

         — Landru était un charmeur, lui aussi.

         — Barbe bleue !, s'écria-t-elle en lui échappant, féline comme une chatte.

Telle une ombre spectrale et vaporeuse, elle disparut dans le long couloir, foulant le tapis de haute laine de ses pieds nus. On ne percevait que le froissement de sa longue chemise de nuit contre ses jambes. Dans la lumière limpide du soleil illuminant la fenêtre du fond, son corps apparut en contre-jour dans le flou de la dentelle. Ses cheveux volaient sur ses épaules. Elle riait comme une enfant fuyant quelqu'un en savourant d'avance le délicieux  moment où des bras se refermeront sur elle. Elle n'eut que le temps de se réfugier sur son lit, déjà Franz était sur elle et la maîtrisait avec passion. Elle lutta quelques secondes avant de se laisser aimer.

         La matinée était déjà bien avancée lorsqu'ils furent prêts. Prêts pour quoi au fait ? Franz s'était emparé du journal qu'il avait acheté la veille et se plongea dans les nouvelles maintenant plus tellement fraîches.

         … Alors que les rumeurs de guerre contre l'Iraq se propageaient dans la presse, on apprenait qu'un pétrolier français venait de se faire éperonner par un mystérieux bateau au large du Yémen…

L'enquête accrédite la thèse d'un attentat. Qu'en est-il exactement ? Réseau Al-Kaïda ou… intimidation cachée de la CIA, intimidation destinée à réveiller les ardeurs guerrières d'une France et d'une Europe peu enclines à mener une action punitive contre l'ennemi numéro 1 de G.W. Bush?

         Ecœuré par tant d'hypocrisie, Franz laissa choir le journal et se rendit sur la terrasse où glissait un air frais mêlé des odeurs de la Seine et des bateaux. Il se rappelait le parfum du râpeux cordage de marine de sa jeunesse. Il gardait encore au fond de la mémoire la trace suave et doucereuse du fioul de bateau. Il se souvenait comme si c'était hier du ronronnement des gros moteurs des péniches passant le confluent, poussées par de puissants propulseurs faisant parfois jaillir des gerbes d'eau brassée à la poupe des barges à moitié pleines.

 Au loin, sur le pont du chemin de fer, un interminable convoi de marchandise défilait à faible allure. On entendait parfois le choc sourd et métallique des roues martelant les rails par intervalle au passage d'un aiguillage. Une douce brise faisait s'envoler quelques feuilles cramoisies par l'automne. Elles virevoltaient dans l'air léger, se figeaient et reprenaient leur lent ballet incertain avant d'aller s'amonceler sur le tas jonchant le sol au pied des arbres. Un magnifique bateau blanc fendait les eaux miroitantes.

Franz n'arrivait pas à lire le nom du yacht. Il glissait, lourd et élégant à la fois, en direction de l'estuaire de la Seine. « Probablement un Anglais qui rentre chez lui », pensait Franz lorsqu'il sentit glisser deux mains autour de sa taille, puis des bras, la poitrine de Laure s'écrasant contre son dos, enfin les cheveux de Laure caressant sa joue. Un chaud baiser laissa la trace d'un délicat rouge à lèvres au coin de sa bouche. Puis elle glissa son visage tout contre lui, l'inondant de sa longue chevelure odorante.

         — Pensif et ténébreux ?, dit-elle.

—    Nostalgique!, avoua-t-il. « Tout simplement nostalgique », répéta-t-il.

Elle pressa son corps contre lui avec encore plus de passion.

         — Regarde Laure !, regarde !, dit-il soudain avec enthousiasme. C'est comme si le premier matin du monde se levait. La lumière n'est pas encore souillée par les hommes. La terre respire libre et sereine. La nature vibre au gré du temps. Tout n'est que douceur et bonté. Il n'y a pas de couleurs sombres, seules des nuances, des camaïeux, des teintes lumineuses ou profondes… Le poète est fou. Le romantique s'égare dans le labyrinthe de la connaissance humaine. Il s'émeut des choses qu'il est le seul à voir et à croire immuables. Il se raccroche au vent, se retient à un rayon de soleil et veut emprisonner l'eau entre ses doigts. Utopie ou folie?  On ne bâtit pas de cathédrale avec du sable, et pourtant ! Tout est éphémère sur cette terre. Tout se fait et se défait, l'histoire se répète et nous emprisonne dans la seule existence qui est la nôtre. Notre destin nous colle à la peau. Ah !, s'évader à la poursuite de son ombre !, rejoindre celui qui n'est pas nous et que pourtant nous connaissons si bien. Se projeter de l'autre côté du miroir. Voir la vie, la nôtre, par l'envers du décor. N'as-tu jamais rêvé de faire partie de ta vie en spectateur? N'as-tu jamais éprouvé le besoin de te plonger dans les limbes de la connaissance, celle que seuls les humiliés atteignent par trop d'humilité? Ah !, Laure comme le monde et les hommes sont petits. Il n'y a d'infini que l'amour. « Laure », murmura-t-il en emprisonnant la taille de la jeune femme tout en l'attirant contre lui, puis il resta figé et silencieux. Seules ses mains caressaient tendrement les cheveux de Laure.

         Du fond de la pièce la Valse Triste de Sibélius leur parvenait par vagues successives. Ils étaient soudés dans cette symbiose parfaite où l'amour les avait projetés.

 

La sirène d'une péniche qui passait sur la Seine miroitante fit s'envoler quelques oiseaux perturbés. La surface tranquille de l'eau se rida quelques instants, de petites vaguelettes se formèrent, on entendit leurs clapotis contre les berges puis le miroir de l'eau engloutit les ondes du passage du bateau et tout redevint calme. Les passereaux affolés revinrent se cacher sur les branches aux feuilles jaunies en piaillant gaiement. Le chat roux vint se frotter contre les jambes de Franz en glissant sa tête penchée vers le bas de ses pantalons, puis il miaula et, la queue en l'air, s'enfuit soudain dans la profondeur du jardin.

Les accents mélancoliques du concerto pour piano de Johann Nepomuk Hummel leur parvinrent par petites touches subtiles et aériennes. Laure et Franz restèrent ainsi longtemps, immobiles et silencieux, soudés l'un à l'autre sans éprouver le besoin de parler. Puis, lentement, elle leva les yeux vers lui, noya son regard dans le sien, renversa la tête en arrière, lui offrit la douceur de ses lèvres et l'embrassa avec toute sa douceur féminine.

 La rue était calme et de temps en temps on percevait au loin le passage sur le pont de Seine d'un RER de la ligne de Paris.

Curieusement, Franz avait ce désagréable sentiment de dérober à la vie ces instants de bonheur. « Pourquoi dérober pensait-il ? N'y ai-je pas droit, après tout ? Le plus long de mon parcours est derrière moi. Personne ne me les offre ces instants ; pas un politique, pas un ecclésiastique, pas un ami, personne… Seule la destinée est là, présente et insaisissable, incompréhensible et fatale… alors, oublie ton nom, oublie ta vie, ton passé, tes bonheurs et tes malheurs, brûle ce qui fut toi sur le bûcher de cet amour qui t'est donné !… profond, éphémère ou éternel soit-il. Demain sera… demain, mais surtout … ce que tu en feras. »

Il enlaça Laure avec encore plus de déraison et l'enveloppa de ses bras pendant qu'elle se blottit tout contre lui pour mieux profiter de son étreinte. La poitrine de la jeune femme lovée tout contre lui se gonflait au rythme de sa respiration et de ses pulsions qui s'alimentaient dans ses soupirs. Elle s'accrochait littéralement à lui.

— Viens !, lui dit-elle doucement tout en se dégageant, allons nous promener au bord de l'eau, j'ai besoin de marcher, de vivre, de partager mes pas et mes émois avec toi. Les berges sont tellement romantiques sous les couleurs de l'automne. Viens !, je vais te faire découvrir mon coin de France.

 

Ils empruntèrent l'allée caillouteuse sous les marronniers à la ramure ambrée. L'air était plus vif au bord de l'eau. Les grosses péniches amarrées le long des berges paraissaient abandonnées. Leurs coques brillaient sous les flammèches de soleil que l'eau réverbérait en se ridant sous la caresse du vent. De temps en temps une voiture passait en sautillant sur les nids de poules et les irrégularités de la route bosselée, uniquement destinée aux riverains. Leurs bras passés autour de la taille, ils cheminaient lentement en observant, admirant, se délectant du spectacle des cygnes voguant majestueusement sur l'eau chatoyante.

Franz avait caché ses yeux derrière des lunettes de soleil ce qui donnait au paysage cette indéfinissable couleur chaleureuse et brillante.

Laure parlait doucement, presque à voix basse, comme si elle eût peur de troubler la quiétude de ces instants divins. Quelques feuilles se détachaient des branches et venaient mourir au sol, portées un instant par un souffle d'air après avoir dansé un dernier ballet. Au bout  de l'allée, ils longèrent la route remontant vers le bourg. Au passage, ils admirèrent le magnifique manoir servant d'Hôtel de ville. Laure fut surprise lorsque Franz demanda d'aller voir les lions gardant l'entrée du parc. Stupéfaite, elle lui demanda comment il connaissait l'existence de ces statues cachées dans l'ombre des arbres et couvertes de feuilles mortes. « Mon secret ! », avait-il alors répondu.

Ils longèrent le marché couvert, presque vide en ce début d'après-midi. Seuls quelques forains finissaient de ranger les invendus dans les camionnettes. Devant la bibliothèque, ils lurent les noms des habitants morts pour la France pendant la grande guerre de 14; gravés pour la mémoire de chacun dans la pierre grise du monument. Dans un petit bistrot aux volets verts, ils se délectèrent d'un café bu en amoureux, les yeux dans les yeux. Puis leurs pas les menèrent sur l'étroit chemin serpentant le long des berges calmes, longeant les portes dérobées ou oubliées des parcs d'anciennes demeures patriciennes de cette admirable région d'Ile de France.

 

Il ne passait plus aucun bateau dans ce bras de la Seine depuis que le barrage s'était doté d'écluses à grands gabarits de l'autre côté de l'île. On y voyait, en été, quelques touristes égarés venant mouiller ici quelques jours avant de repartir en direction de Paris ou de la Belgique. Certains même y passaient plusieurs mois, séduits par la douceur de l'endroit.

— Poussons jusqu'aux anciennes écluses !, s'exclama Franz.

Laure se figea sur place et observa son ami d'un œil inquisiteur.

         — Je te l'ai déjà dit ma Laure, je connais la région, alors ne t'étonnes de rien.

         — Peut-être, mais… c'est troublant, avoua-t-elle.

Il la prit tout contre lui et l'embrassa dans le cou en guise de pardon pour la stupeur qu'il avait fait naître en elle, puis ils reprirent leur chemin, serrés l'un contre l'autre.

         Des petits canards défilaient en serpentant sur la nappe d'eau calme du bras mort. Laure et Franz s'attendrirent du manège de la maman surveillant plus particulièrement un spécimen plus frondeur que les autres et qui avait tendance à s'éloigner du groupe. Au loin, le clocher de la vénérable église sonnait quinze heures. Franz s'arrêtait de temps en temps pour admirer le miroir de l'eau qu'aucun remous ne venait troubler. De vieilles barques de bois, oubliées depuis des années au bord de l'eau finissaient de pourrir, posées sur la vase du fond. De ces berges assoupies dans la torpeur de l'oubli émanait un sentiment bucolique et irréel. La course effrénée du monde semblait ne pas avoir d'emprise sur cette vénérable végétation aux branchages tourmentés, noyés dans l'eau limoneuse de la rive.

      L'air embaumait le parfum âcre des vieilles brindilles et feuilles mortes que quelque jardinier avait enflammées en les réunissant en tas au fond du jardin, où elles se consumaient dans un brasier odorant, dégageant, par intermittence de gros panaches de fumée blanche.

Avides et curieux, ils plongeaient parfois leurs regards dans la profondeur des buissons odorants des parcs des grandes et luxueuses propriétés des bords de l'eau.

Aux manoirs normands se succédaient les anciennes demeures de l'époque napoléonienne, trônant sur leur promontoire dominant les berges, pas uniquement par ostentation mais surtout dans un soucis de les protéger des grandes crues de la rivière.

Au fur et à mesure de leur progression la route se rétrécissait; elle n'était en fait que le vestige de l'ancien chemin de halage réaménagé en route des berges et partiellement entretenu par les services de voirie.

Les feuilles cramoisies jonchant le sol craquaient sous leurs pas. Franz était parfois assailli par des pensées coupables et contradictoires qui le laissaient songeur, ce qui n'échappait pas à la belle Laure. Lorsque son intuition féminine la rendait soudain attentive à sa douleur, elle se rapprochait alors sans un mot et se resserrait tout contre lui, caressant sa joue de son abondante chevelure. Elle décelait alors en lui, un sursaut imperceptible, une arythmie soudaine de son cœur qui s'emballait sous sa main glissée sur sa poitrine, le soupir douloureux qui après lui avoir broyé l'âme, s'échappait de son corps en souffrance.

         — Qu'elle est donc la source de son malheur ?, pensait-elle alors. Le souvenir de cet impossible amour aura laissé sa blessure encore béante. Il souffre et ne dit mot. Quel est son véritable secret ? J'aimerais tant le partager pour l'aider à oublier. Mais pourquoi cet attachement, cette attirance sont-ils si forts ? Au fond de moi, je l'aime follement sans le connaître… mon Franz. Il est doux, charmeur, poète et sensuel, mais aussi pragmatique et mystérieux, allant parfois jusqu'à un certain mysticisme latent. Quel homme est-il donc ? Ma propension de recherche de la vérité ne me conduira-t-elle pas vers une déception ? Je percerai son mystère, dussè-je en souffrir !

         Il s'était arrêté et, de ses mains en visière au-dessus de ses yeux, il scrutait la surface de l'eau. « Que voyait-il donc qui l'attirait à ce point ? », pensait Laure.

         — Qu'observes-tu ainsi ?, demanda-t-elle enfin.

         — Regarde, répondit-il sans bouger, regarde ce léger frémissement de la rivière en aval, là sur la gauche vers ce coude ombragé… Le bassin se termine par une chute d'eau. La rivière est coupée par les aiguilles d'un barrage et retombe plus loin quelques mètres plus bas en bruissant comme une cascade.

         — Et…, tenta de continuer Laure en se glissant contre lui.

         — Rien, enchaîna-t-il, c'est un infime détail dans l'univers, un détail qui n'intéresse personne… et pourtant il me ravit, me comble parce que peut-être suis-je le seul à en ressentir du bonheur… Je ne sais pas pourquoi, c'est tellement bête et insignifiant, mais… cela me fait chaud au cœur… ce frémissement de l'onde, cette myriade de paillettes d'argent scintillant sous le soleil d'automne, là au bord de Ma Seine, ta main sur mon cœur et ton corps vibrant contre moi.

         Jamais Laure n'avait rencontré un homme ayant l'humilité d'être à l'écoute de ces merveilles du monde. Il s'émouvait de si peu, comme s'il se trouvait à l'aube de la naissance du monde, comme il aimait le dire, et qu'il puisait sa force à la source de la connaissance universelle. Il lui faisait penser à ces romantiques du 18e siècle. Nihiliste, il l'était jusqu'au plus profond de son âme, matérialiste du bout des doigts et, malgré tout épouvantablement réaliste. « Mon Dieu, il me faudra trois vies pour le comprendre ! », pensait Laure. Mais là où beaucoup aurait abandonné, elle, était prête à lutter, à percer ce mystère, à découvrir tous les recoins de son âme, abîme de connaissance et de romantisme. Il la troublait définitivement et c'est cela qui faisait son charme attirant. Plus elle allait au devant de lui, plus elle s'exaltait.

         Elle frissonna.

         — Tu as froid, dit-il soudain, viens rentrons !

Ils regagnèrent le village alors que le soleil jetait ses derniers reflets dorés en petites touches subtiles et colorées sur la cime des arbres de l'île. Les ombres des maisons et des marronniers envahissaient la ruelle, plongeant au passage Laure et Franz dans un même frisson de fraîcheur. Ils hâtèrent le pas et se retrouvèrent bientôt derrière l'ancienne poste. Les commerces étaient maintenant presque tous fermés et le calme régnait dans la rue de l'Eglise. Ils remontèrent par les vieilles ruelles pittoresques du village où les maisons se serrent les unes contre les autres autour du vénérable édifice  de la fin de l'époque romane. Laure fit visiter son village à Franz soudain émerveillé de remarquer ici un détail architectural, là une particularité dans ce décor rural ou bien encore, évoquant un souvenir qui laissait Laure pantoise de surprise, tel le nom de La Rosalie, ancienne voiture des pompiers de la commune.

         Laure avait acquis la conviction que Franz avait vécu sur les bords de la Seine, dans ce village même, alors qu'il laissait croire que tout lui était étranger. Il se dirigeait dans le dédale des vieilles ruelles comme un chat de gouttière sur ses toits. Il vouait un amour indéfectible à ces berges de Seine, à ces saules pleureurs enflammés de couleurs automnales, à cette église qu'il avait, disait-il, maintes fois peinte sur la toile. Il parlait des artistes et des poètes ayant vécu dans la région. Il savait redonner, en quelques mots, l'aspect sauvage d'avant à des chemins maintenant bordés de maisons neuves. Comme dans un rêve, il restituait à la colline boisée cette âme sauvage, résurgence d'un lointain souvenir, d'un temps que même Laure n'avait pas connu, où les arbres s'avançaient en une longue langue boisée jusqu'aux confins de la commune. Il énonçait des noms pittoresques emprunts de nostalgie et odorants le printemps, tels : La Sente des Favrils, la rue des Robaresses, la Bellevue. Il connaissait tout et se dévoilait petit à petit, comme par jeu, à la manière d'un fauve tendant une embuscade et guettant la réaction de sa proie. Il distillait tous ses souvenirs avec subtilité et habileté. A l'opposé de la mégarde apparente dont il faisait preuve, c'est à dessein qu'il authentifiait ses affirmations. Cela faisait partie du jeu. En fin stratège, il respectait les termes du pacte de vérité que, tacitement, ils avaient conclu.

         Ils redescendirent vers les berges par une petite ruelle étroite et torturée de virages, puis empruntèrent une rue tranquille bordée de châteaux et de demeures luxueuses. La voûte des arbres leur offrait un ciel artificiel d'où tombait un souffle de fraîcheur et d'ombres mystérieuses.

Franz s'arrêta un instant et regarda avec désolation l'arrière d'une maison où couraient d'énormes lézardes et dont les pilastres et entablements de fenêtres finissaient par se désagréger comme rongés par la lèpre. Le squelette d'une vigne vierge courait comme un tissu arachnéen le long de la façade grise et morne de cette demeure qui avait dû être somptueuse à la grande époque napoléonienne.

         Ce bouleversant spectacle martyrisait son âme artistique. Il qualifia la masure de maison hantée et reprit son chemin en passant le bras autour de la taille de Laure qui soudain le retrouvait comme au sortir d'une léthargie momentanée.

         Au hasard des chemins et de leurs hésitations, ils se retrouvèrent dans la rue où habitait Laure. Le froid de la nuit naissante avait envahi la voûte des arbres et ils furent heureux de pouvoir se réchauffer dans le grand salon donnant sur la terrasse.

         Laure prépara deux whisky et vint s'installer tout près de Franz pour se réchauffer à son corps. Au travers des baies vitrées à petits carreaux on pouvait voir la Seine s'assoupir et s'illuminer des reflets follets et dansants des lumières des bateaux et des éclairages publics. Le parc de la villa était maintenant plongé dans la pénombre. Les feuilles collées par l'humidité aux dalles de la terrasse luisaient sous la lumière diffuse du salon. La cheminée rougeoyait et parfumait la pièce de senteurs de bois brûlé. Un léger brouillard naissait sur l'eau étale.

         — Laure, permets-moi de te quitter… non !…, pour un instant seulement, je dois écrire la suite de mon feuilleton.

Après un long baiser, il gravit les marches menant à l'étage. Il activa l'ordinateur et continua son récit :

 

            …« Il était de coutume que, l'automne venu, ils aillent emballer les meubles de jardin de l'un de leurs directeurs.

Un froid matin d'hiver, après un appel au secours, ils durent aller pelleter la neige pour déblayer la descente du garage de la Villa de leur directeur de marketing d'alors.

Le printemps ils se retrouvaient au fond de la piscine de celui-ci pour en déblayer les feuilles mortes et laver le revêtement de faïence. C'était un ordre. En récompense ils recevaient un verre de bon vin blanc; « vous savez, comme on en offrait au temps jadis dans la campagne au facteur effectuant sa tournée.» Une paternelle claque dans le dos les invitait à prendre le chemin du retour.

 

         L'hiver, ils montaient la garniture lumineuse de Noël sur le grand sapin vert, croulant de neige pour la circonstance, dans le jardin de la villa du successeur de leur directeur de marketing. Par la même occasion et pour leur permettre de se réchauffer ils avaient l'honneur de décorer l'intérieur de la maison dans le plus pur style Noël américain. Là aussi: petit coup de blanc, mais en prime parfois, invitation au restaurant du village.

 

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         Les chiffres d'affaires étaient à cette époque bien meilleurs que les affirmations dramatiques que leurs directeurs laissaient entendre lorsqu'ils se permettaient de leur rappeler leurs promesses d'augmentation de salaire. Ce n'est que bien plus tard que l'on fut mis au courant de la bonne santé de l'entreprise pendant ces années là. Trop tard ! Leurs salaires stagnaient déjà. Je m'imagine le sourire goguenard de ceux-là même qui leur promettaient de faire un effort dès que la situation le permettrait.

 

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         Un soir de Noël bien après les adieux et vœux d'usage, les sirènes des pompiers vinrent mettre un terme à la carrière de leur directeur général. La destruction en quelques heures des entrepôts  leur coûtait environ 14 millions de francs suisses et la tête de leur directeur. Le bâtiment n'était équipé d'aucun système d'alerte en cas d'incendie. Les portes pare-feu n'avaient pas joué leur rôle et s'étaient ouvertes au lieu d'opposer leurs centaines de kilo de blindage aux flammes.

         Confrontant les lénifiantes affirmations de la direction et les sous-entendus d'un voisin fonctionnaire de police concernant les causes de l'incendie, certains firent le désolant constat que là aussi on leur mentait avec une politicienne arrogance.                                    

 

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         La charrette se remplissait au fur et à mesure des investigations pressées de la société mère. Des coordinateurs arrivaient de Belgique, d'éminents directeurs des finances, diplômés d'universités américaines étaient accueillis avec déférence pour, enfin être oubliés comme soudain atteints de peste ou de choléra, à la lumière de leur indélicatesse à l'encontre de l'entreprise. Les détails ne furent bien évidemment pas communiqués.

 Leurs constants déplacements professionnels les amenaient à vivre des hasards qui après recoupement avec les maladroites explications de leurs maîtres se transformaient en de cocasses intrigues. Seules quelques indiscrétions leur permettaient de reconstituer le puzzle. Les affaires n'étaient déjà plus aussi réjouissantes qu'auparavant. Le choc pétrolier des années soixante dix, la chute des prix des appareils permettaient de ne pas mettre en cause une mauvaise gestion de l'entreprise.

 

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         Vint un jour glorieux, lumineux et salvateur après toutes ces années de trahison. Celui à qui ils attribueront plus tard le titre de gourou arriva, et comme Napoléon se donna cent jours pour faire la preuve de la combativité de la société et de ses énormes connaissances personnelles comme homme de terrain.

         A cause de lui, la descente aux enfers devint irrémédiable. Plus féru d'ésotérisme que de gestion d'entreprise, il s'efforça de leur inculquer sa philosophie toute personnelle de la vie professionnelle influant le destin personnel de chacun par imbrication, jusqu'à faire éditer une infâme cassette audio destinée à tout le personnel de vente; tissu d'ânerie vomi par un institut affilié à la société néo-intellectuelle que sa nouvelle compagne dirigeait et dont il devint, après sa destitution, gérant de fortune. 

 

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         L'aubaine était trop belle pour le major qui, de loin, tirait toutes les ficelles vers lui. Son premier geste fut d'éliminer le directeur de marketing et de le forcer à l'exil vers le pays d'origine de son épouse gravement malade. Le règne de la lutte fratricide commença. Tout ce qui se trouvait sur le chemin du major devait plier ou rompre.

         Il subsiste encore le souvenir de la flagornerie de certains qui, piétinant leur amour propre, saluaient chaque initiative du major avec allégeance tout en invoquant le diable et sa malédiction sur ce dictateur geôlier de leurs esprits serviles »

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         Comme si le souvenir de ces années d'humiliation le tuait à petit feu, Franz arrêta là son récit. Par trop d'abnégation, il avait alimenté la source de son ressentiment envers ces despotes infatués et plus imprégnés de gloire  personnelle que de fidélité ou d'investissement professionnel envers l'entreprise.

Son cœur s'était usé, durci, aigri à cette meule de misanthropie de classe. Conscient d'asservir sa propre destinée en restant dans cette barque percée, il était aussi victime de sa confiance. Sa carrière avait été échafaudée pierre par pierre sur la base d'un édifice alors solide. Il lui était matériellement impossible, dans la conjoncture dépressionnaire et endémique d'un marché du travail occulté par les dirigeants de l'époque, de retrouver un niveau équivalent au poste qu'il occupait. Il aimait son métier et l'exerçait avec zèle et engagement.

… De ces jours il reste au narrateur - appelons-le Monsieur Nobody -, la prémonition de cette société fondée il y a presque cent ans, s'enfonçant dans les abysses de la ruine. Les prophéties apocalyptiques de Nobody furent toujours accueillies par des rires de mépris et d'apaisantes paroles destinées, avec grand ménagement, à l'enjoindre  de tenter de retrouver, tout au moins, un sain équilibre pathologique, dès lors que sa guérison semblait hypothétique après avoir eu la déraison de proférer de telles inepties.

 

 

         Venant du salon, il entendait la voix de Laure tenant une conversation téléphonique animée, entrecoupée de rires et de soupirs. Désarçonné, désemparé, il se raccrochait à l'amour que semblait lui vouer la journaliste. Il avait besoin d'exulter, de se sentir aimé charnellement, de partager ce désir sans limites. L'absurde de sa situation le mettait en transe. Déjà il accédait au mimétisme presque parfait – il ne s'agissait pas là de schizophrénie - . Loin de refléter une déviance quelconque, cette faculté de se mouler dans un autre personnage était pour Franz l'interprétation d'un individualisme et d'une sensibilité exacerbés.

         Il mit en mémoire les dernières lignes qu'il avait écrites et commença la procédure de mise en veille de l'ordinateur. En bas, Laure fredonnait un air de Chopin. On pouvait suivre ses allées et venues dans la maison au son de sa voix tantôt claire et proche, tantôt éloignée et presque inaudible. Il attendit que l'écran ne soit plus qu'une tache bleue et que la mise hors ligne soit effectuée. Machinalement, il lança un regard circulaire dans la pièce. Il trouva totalement anachronique la présence de cette machine d'un autre siècle au milieu de ce décor classique. « On se croirait dans un ministère », pensa-t-il amusé. Les lueurs de l'éclairage publique filtrant à travers le fin voilage des rideaux dessinaient d'étranges formes allongées allant se perdre dans l'ombre des moulures du plafond. Franz avait quelque scrupule à troubler la sereine torpeur qui régnait en ces lieux par ses écrits pleins de fiel et d'amertume. Son récit n'était en fait qu'un anonyme fait divers ! 

« Anonyme, sans intérêt, trop personnel, voire anodin… » Et pourtant, pour lui chaque mot avait son importance, pour lui chaque phrase était une page de sa vie, parfois une plaie ouverte, chaque paragraphe un bond vers l'issue fatale…  Ce meurtre. L'avait-il commis ? N'était-ce pas un reflet de son imagination fertile d'écrivain ? Le mot meurtre était-il en l'occurrence justifié ? N'aurait-on pas dû plutôt parler de désintégration, d'élimination voire de nécessité inéluctable. Un air de Chopin le tira de ses cogitations; il reprit pied dans la réalité. Il ferma la porte du bureau et longea le long couloir feutré pour aller rejoindre Laure.

 

         Il la retrouva au salon, plongée dans la lecture d'un document qu'elle tenait incliné sous la clarté de la lampe proche du canapé. Sur la table, une théière ventrue fumait et, l'on sentait l'odeur raffinée du jasmin s'évader du bec verseur. Laure était assise, ses jambes repliées sur le côté, le bras gauche passé au-dessus de l'accoudoir du canapé.

Le vent s'était levé, et les ombres de la rue se mouvaient sur les murs  illuminés par la lumière du dehors.

         Elle leva les yeux vers lui et, posant ses feuillets, lui versa une tasse de thé.

         — Viens t'asseoir vers moi, lui dit-elle simplement. Je suis en train de lire les dépêches des différentes agences internationales de presse. C'est très instructif. On y parle de la Suisse, entre autre, des scandales financiers de la Swissair entraînant dans son naufrage des dizaines d'entreprises affiliées ou partenaires… Un dirigeant d'une grande société a négocié son départ plusieurs millions de francs suisses… Des entreprises licencient : 500 personnes se retrouvent sans revenu, aucun plan social,… Tiens ! un meurtre : le directeur d'un grand distributeur d'électronique d'agrément a été retrouvé sans vie dans son bureau. Selon la police, tout porte à croire que l'agresseur pourrait être une femme. L'enquête se poursuit dans les milieux de la prostitution de luxe. L'expo 2002 aurait coûté beaucoup plus que les prévisions les plus pessimistes, néanmoins les anciens cadres  continueront à percevoir leurs indemnités pendant une année encore après la clôture des manifestations… Tout va bien dans ton petit pays calme et sans histoires !, railla-t-elle en souriant.

         — Fais voir, dit-il, amusé par le ton faussement critique de Laure.

         — Au fait, où allais-tu lorsque je t'ai rencontré sur l'autoroute ?, demanda subitement Laure.

         Pourquoi cette soudaine question pensa Franz ? Prudence !

         — Je rentrais en Suisse après un séjour à Paris, mentit-il à la belle Laure qui lui prit la main et glissa ses doigts fins entre les doigts de Franz qu'elle emprisonna. Etait-elle dupe ?

         — Et dire que l'on aurait pu ne pas se rencontrer !, ajouta-t-elle mélancolique. Pourquoi m'as tu suivie ? N'as-tu pas alors pensé que je pouvais être une demi-mondaine.

         — A vrai dire, je n'ai pas réfléchi. Je n'avais pas l'intention de t'écouter, mais lorsque tu m'as donné ton adresse, tu m'as été étrangement très proche et  je me suis senti attiré par toi et ton mystère.

         — Et toi ma douce, d'où venais-tu ?

         — Un long périple slave sur la reconstruction de la Yougoslavie m'a fait découvrir des gens et des paysages inédits. Je rentrais fatiguée et vaincue par ce que j'avais vu et que l'on nous tait sur le martyre des populations de ce pays. Rien n'est fini. Les guerres intestines sont partout latentes et perverses au fond des cœurs. J'avais besoin d'humanité et de luxe. De calme et surtout de ne pas être seule. Je ne cherchais pas n'importe qui à tout prix. Je voulais retrouver de la tendresse sincère, de la gentillesse, toi…

         — Moi, pourquoi moi ? Que diable !, je suis l'anonyme par excellence, réservé et sauvage. D'entre tous les hommes que tu aies pu rencontrer tu m'as choisi, moi !… je ne comprends pas.

         — Franz, un homme un peu maladroit, timide, qui cache une larme est un être humain, voilà tout ! Pourquoi nous poser toutes ces questions, cela s'est fait par hasard. In cha allah !

         — Tiens, tu me piques mes expressions exotiques maintenant !

         — Cela tient au fait qu'il y a une éternité que nous nous connaissons, murmura-t-elle en se lovant contre lui. Tiens, dit-elle en lui tendant les pages imprimées.

         Il parcourut les dépêches : aucun détail supplémentaire quant au meurtre en Suisse. Il lâcha les documents et glissa son bras autour des épaules de Laure. Il ferma les yeux et posa sa tête contre le dossier du fauteuil. Il avait l'air soudain fatigué et triste. Laure l'observait ; il lui souriait derrière le rempart de ses paupières closes. Elle froissa sa chemise et, cherchant sa bouche, referma ses doigts dans l'épaisseur de ses cheveux blonds.

         Pour la soirée, elle avait revêtu une robe courte et très décolletée. Elle voulait mettre toute sa féminité en valeur, le séduire comme s'ils ne se connaissaient pas encore, user de tout son charme et de sa sensualité. Pour elle une femme devait, en certaines circonstances, transgresser les interdits des barrières morales. Elle avait follement envie de lui et mettrait tout en œuvre pour sublimer leur échange charnel. Elle percevait les battements forts et réguliers de son cœur. Sa poitrine se soulevait et se gonflait au rythme de ses propres fantasmes. Ses joues rosissaient et son cou se couvrait de perles de sueur que les lèvres de Franz venaient avidement voler. La robe remontait haut sur ses cuisses que chaque mouvement dégageait un peu plus. La chaleur des mains de Franz la faisait frémir à chaque attouchement. Le lacet retenant la robe glissa, libérant la douceur de ses épaules. La fine dentelle noire ne faisait plus rempart et sa poitrine aux jolis seins blancs se révélait à chaque glissement du tissu. Son cou était la proie des lèvres de Franz. Ses mains glissaient, allaient et revenaient, un peu plus audacieuses à l'unisson de son désir. Déjà elle ne maîtrisait plus son ardeur de s'unir à lui. Elle lui vola son bonheur, en usant et abusant de toute sa fougue pour atteindre soudain le frémissement sublime qui la saisit dans le souffle d'un tendre gémissement de plaisir où se mêlait le nom de Franz qui la couvrait de baisers et de caresses évocatrices.

         Jamais elle n'avait connu cet abandon total de son corps à l'autre. Elle se donnait sans restriction telle une esclave, non pas par soumission, mais dans un état de confiance extrême. La douceur de son partenaire révélait à ses yeux une personnalité forgée à coups de raisonnements humains et sensibles, de longs épisodes de réflexion, de remise en cause permanente et de tendresse infinie et retenue, dans un monde où l'homme se doit de représenter la force ostentatoire et la maîtrise totale d'un caractère de gagneur et de battant. Qui n'est pas gagnant est perdant. Cet axiome, Franz ne l'avait jamais accepté, ni de la part de la vie, ni de la part de ses supérieurs ; supérieurs par rapport à quoi ?, se plaisait-il à dire; les hommes ne sont-ils pas tous égaux comme on nous l'a appris ? Ni loi, ni maître ; seule la raison et la conscience semblaient guider ses pas. Passionné et esthète, il aimait tout ce qui le faisait vibrer. L'indiscernable était à ses yeux grandiose et universel. Son sens exacerbé du beau et du juste faisait de lui un être d'exception. « Comment pouvait-on ne pas l'aimer et se faire aimer par lui? », pensait Laure en reprenant conscience.

         Laure s'attachait à Franz. Il comptait déjà beaucoup dans sa vie. Elle aurait voulu tout savoir sur lui ; son passé, sa vie, ses souvenirs. Elle aurait aimé percer le voile de son univers caché. Elle dut se faire violence pour ne pas transgresser le pacte qu'ils avaient conclu, de ne pas forcer l'autre à se dévoiler. Tout devait arriver avec le temps.

Pendant ce temps, en Suisse, l'enquête piétinait. Les recherches s'orientaient vers d'anciennes employées licenciées ou démissionnaires. La rumeur faisait état de propositions étranges faites à de jeunes et jolies secrétaires.

La victime devait posséder la connaissance universelle car cet homme,  grand gestionnaire par effet axiomatique, s'immisçait dans toutes les branches de l'entreprise, donnait un jugement sans appel sur tout. Sa parole n'était jamais mise en doute.

Il régnait, sans état d'âme sur l'univers que la direction générale lui avait confié, en manager hautement qualifié, gradé dans l'armée. Il fit preuve, aux yeux des ces hauts dignitaires, de courage et de maîtrise de la situation lorsque, pour relancer une affaire en perdition, mal gérée, mal comprise et plus encline à accorder des privilèges en nature à ses cadres plutôt qu'à motiver ses employés. Il relança les chiffres dans le noir en décidant  des vagues d'évictions sporadiques de plusieurs dizaines d'employés, échelonnées sur plusieurs mois de manière à ne pas déclencher les foudres des syndicats et de l'office du travail, cela dans une conjoncture déjà extrêmement défavorable. Dégraissage, disait-on alors. Terme vulgaire s'identifiant aux basses manœuvres de délestage de leurs ballasts résiduels des pétroliers en haute mer.

Evidemment toutes ces tentatives éphémères et fictives, décrites comme éminemment nécessaires à la survie de l'entreprise et surtout  à la sauvegarde des postes restants n'avaient plus d'impacts sur des employés que la résignation dans l'attente du couperet rendait méfiants et révoltés. Personne n'était dupe parmi le petit peuple laborieux, abreuvé de paroles toutes faites, saoulés de lieux communs à faire vomir. On faisait le poing dans la poche.

Et puis vint le jour où les cadres durent à leur tour trembler. Pour éliminer les plus populistes, on leur attribuait soudain le titre ronflant de chef de projet pour les limoger d'un jour à l'autre, sans fracas, ni note de service, laissant lieu à des spéculations les plus audacieuses.

Pour remédier au surplus de personnel on avait instauré la fouille personnelle par des cadres de la propre hiérarchie de l'entreprise, à la sortie du travail. Un crayon, un briquet, un nom, un appel paraissant étrange, mémorisé sur le registre du portable personnel, et l'on était suspect. Et tant pis pour le train raté à cause de la file d'attente devant la table de fouille où chaque voleur potentiel, employé modèle ou pas, devait déposer le contenu de ses poches pour accéder enfin à SA présomption d'innocence, jusqu'au prochain contrôle dans trois jours, une semaine ou un mois. Le but, disaient les communiqués du service de sécurité, n'était pas d'asservir ou d'humilier mais, de bien faire prendre conscience que la survie de l'entreprise dépendait du consentement de chacun, la délation était d'ailleurs la bienvenue et certains ne s'en privaient pas.

Cette abominable situation sapait le moral d'une certaine élite d'intellectuels à laquelle Nobody appartenait. Emmurés dans un marasme économique engendré par une désastreuse gestion des entreprises du pays, ils ne percevaient aucune possibilité de changement valable à leur situation selon leurs perceptions d'éthique et de morale, certes justifiées mais d'un autre temps. Sensibles et farouches, ils refusaient l'amalgame et l'appartenance à cette autre élite dont ils n'épousaient pas les aspirations de puissance et d'asservissement. Le schisme était leur seule, unique et dérisoire arme à opposer à l'hégémonie dirigiste des dignitaires de la grande entreprise.

         Au-delà de la révolte, on percevait chez Nobody la blessure profonde et éternelle qui avait fait de lui ce justicier fou de douleur humaine.

        

Un long soupir gonfla la poitrine de Franz.

         — Qu'y a-t-il mon Franz ?, demanda Laure d'une voix enfantine.

         — Rien ma douce !, rien que des fantômes qui me poursuivent.

Elle se pelotonna tout contre lui, glissant sa main chaude sur son cou. Lentement, elle s'assoupissait sous les douces caresses de Franz, jouissant du bonheur simple qu'il lui donnait, ne pensant plus à rien. Dans son demi- sommeil elle sursautait parfois et se raccrochait à lui, resserrant son étreinte. Elle murmura : « Ne me quitte pas ! », avant de se réveiller sous les baisers de Franz. Alors, elle glissa son doux regard vers celui qu'elle aimait et, avec souplesse, s'étira comme une chatte. Elle remit de l'ordre dans sa tenue et proposa un léger dîner en amoureux pendant que la musique classique les bercerait. Franz ne put se retenir de la maintenir contre lui. Elle se laissa chavirer par la douce étreinte qu'il lui imposait.

         La pendule sur la cheminée de marbre battait vingt heures lorsque Laure, à regrets, quitta la prison des bras de Franz pour, de son pas léger et chaloupé, rejoindre la cuisine. Il vint aussitôt l'y rejoindre et commença la préparation d'une salade agrémentée de magret de canard dont il avait le secret.

         A la lueur des bougies, enchantés par Verdi et Berlioz, ils dînèrent en échafaudant des projets pour le lendemain. Laure rêvait d'une croisière sur la Seine. Il y avait encore une vedette qui devait quitter le port en aval vers les neuf heures du matin demain matin en direction de La Roche Guyon. Une visite sur Internet les informera. Pour l'heure, ils s'amusaient comme des adolescents à se séduire par de subtiles frôlements de pieds sous la table, les yeux brillants et le regard pétillant de joie.

        

         Ils profitèrent de la douceur de cette soirée d'automne pour une dernière fois, aller se promener le long de la rivière. Ils cheminèrent enlacés et heureux avant de regagner, d'un commun accord, la douce chaleur du foyer de Laure. Ils passèrent le reste de la soirée à étudier leur escapade du lendemain. Ils compulsèrent aussi les nouvelles des agences mondiales, puis correspondirent avec des amis et collègues de Laure. L'un d'eux se trouvait au Koweit et tentait de couvrir l'événement imminent qui se préparait à la frontière des lointains émirats. La rumeur de guerre était de plus en plus actuelle et faisait trembler la planète. Entre Washington et Paris on en était au statu quo; les uns voulaient la guerre, les autres la réfutaient. La folie réciproque des dirigeants montrait bien l'impossibilité des puissants à vivre en paix sur cette terre.

         Dans la douce pénombre du salon, à la vacillante lueur rouge du feu de bois crépitant dans l'âtre, ils s'endormirent, laissant les tourterelles roucouler leurs dernières ritournelles avant la nuit. La Seine s'était glissée dans sa robe à paillettes, scintillante sous les lumières colorées de la nuit. Les grosses péniches étaient silencieuses. Berlioz, encore Berlioz donnait l'aubade sur les ondes de la radio classique. La nuit enveloppait une partie du monde.

IV

         Les cheveux de Laure caressaient le visage de Franz. Il ouvrit les yeux sur l'adorable vision de la jeune femme le taquinant avec une mèche de ses cheveux. Il lui rendit son sourire. Elle se glissa sur lui en fermant les yeux.

         — Petit déjeuner, mon Prince, dit-elle.

         — Allons-y Princesse, le bateau nous attend ; un des derniers de la saison !

         Vers neuf heures, Laure gara sa voiture sur le quai de la République. Comme ils étaient en avance, ils prirent place à une table ensoleillée de la terrasse du café du quai. Franz, facétieux, commanda un Whisky, aussitôt imité par Laure qui le défiait d'un regard amusé. La journée s'annonçait belle et encore chaude pour la saison. Laure était joyeuse et resplendissante. Les cloches sonnaient au lointain. De lourdes péniches glissaient sur les flots calmes. De temps à autre une sirène retentissait sur la Seine. Franz était heureux et regardait l'eau et les bateaux sous le regard amoureux de Laure. Elle lui frôla la main et dans son regard pétillant il devinait tout le bonheur qui l'envahissait. Un peu grisés par le délicieux breuvage écossais, ils se rendirent sur le lieu d'embarquement. La vedette était à quai, le moteur ronronnant. Ils gravirent les quelques marches menant à la passerelle et montèrent sur le pont, aussitôt accueillis par une charmante hôtesse qui leur proposa des places à l'avant. Franz marchanda le privilège de se rendre dans la cabine de pilotage, « Comme ça, par curiosité et parce qu'il était fou de bateaux ».

         — Accordé, annonça l'hôtesse après s'être entretenue avec le capitaine.

Franz monta les degrés abruptes de l'échelle menant au poste de pilotage et s'entretint avec le capitaine. Il posa mille questions et s'enthousiasma de la modernité des appareils. Il posa ses mains sur la barre et caressa le bois luisant, son regard se porta au lointain vers le confluent et l'ouest. Laure restée à l'écart, observait Franz. Sa connaissance de la marine et de la Seine la laissait pensive. « Qui est-il vraiment ? », songeait-elle.

         Devant son insistance, le capitaine lui laissa la barre, déjà ils étaient amis. Laure admirait ce personnage doux et sensible qui savait si bien faire vibrer le cœur des gens.

         L'heure du départ était imminente. Les membrures de la vedette tremblèrent. Le sourd vrombissement du moteur emplit l'azur de cette belle matinée. On largua les amarres, la marche arrière enclenchée, le lourd bateau de croisière se dégagea du quai de bois. Franz était à la barre. Laure souriait en hochant la tête. « Comment avait-il pu en arriver là ?, à convaincre le seul maître à bord de lui confier les commandes d'un tel bateau.»

         Il fallut reconnaître que Franz s'acquittait de sa mission avec brio. Sans heurt, le long yacht quitta le port pour cingler plein ouest en direction des longs méandres de la Seine menant à la mer. Laure était presque jalouse de la complicité s'installant entre le capitaine du vaisseau et Franz. Elle remonta l'échelle menant à la passerelle pour rejoindre Franz qui, remit avec soulagement au capitaine Broutin les commandes à l'approche de la grande écluse.

         Depuis le pont avant, ils reconnurent la demeure de Laure, le chemin bordé d'arbres bruissants, les berges où se miraient les saules pleureurs tout enflammés de leurs couleurs d'automne. Déjà, la vedette entamait l'approche vers les parois moussues du passage vers la Basse-Seine.

         Les lourdes portes de l'écluse s'ouvrirent pour laisser passer le bateau, puis la longue descente commença, accompagnée du bip-bip de contrôle des vannes.

         Plus de deux mètres plus bas, la vedette embraya au sortir du sas en direction de Rouen. Sur la droite, l'île boisée éclatait de splendeur sous les couleurs de l'automne. Une légère brume tremblait au-dessus de l'eau calme. Le bastingage sur lequel s'appuyait Laure commençait à chauffer sous l'effet des rayons du soleil. On croisait de grosses barges pleines de sable. La vedette fendait les flots de son étrave pointue. Un pianiste égayait l'assemblée de ses accords élégants. Au loin derrière s'étalait la beauté mordorée de la forêt, dernière coulisse avant la capitale. Les îles se succédaient, on abordait une grande boucle de la Seine. Le soleil glissait d'un bord à l'autre du bateau. Quelques barques de pêcheurs dansaient sur les flots soudain animés par les vagues se formant dans le sillage du gros bateau de plaisance. Franz, accoudé au bastingage de proue semblait humer cet air vif et empreint d'exhalations fluviales, si chères à son souvenir. Il paraissait renaître à la vie après une longue absence. Laure vint glisser ses bras autour de sa taille et posa son visage sur son épaule. Elle se colla contre lui et ferma les yeux. L'étrave coupait les vagues en un long chuintement se terminant en clapotis le long de la coque. Au bout d'un moment, il lui demanda :

— Ta vie ne te manque pas ?

— Quelle vie ?, s'enquit Laure

— La baroudeuse de journaliste ne s'ennuie-t-elle pas avec moi?

— Oh, non !, répondit-elle en le serrant encore plus tendrement. J'aime ta force tranquille, ton équilibre, ton calme, ton mystère aussi, et puis… toi, Franz, tout simplement toi.

Une petite fille accompagnée de sa maman les observait depuis un moment et, n'y tenant plus, passant sa langue sur sa sucette, posa avec candeur sa question.

— Tu l'aimes ?

— Oh !, oui je l'aime, répondit la journaliste avec un merveilleux sourire. Et toi tu as un amoureux ?, demanda Laure.

— Oui, et je l'aime parce qu'il me donne des bonbons à la récréation.

La maman vint interrompre ce dialogue de femmes amoureuses en s'excusant du dérangement.

         La petite repartit en tenant la main de sa maman, elle se retourna et fit un signe complice à Laure attendrie par ce petit bout de chou.

         — Laure pourquoi n'as-tu pas d'enfant ?, demanda Franz.

         — Pas trouvé le bon papa !, trop tard maintenant, répondit-elle, une pointe de regret dans la voix.

          — Viens !, allons prendre un rafraîchissement, dit-il en l'entraînant vers le salon du bateau. Assis devant la fenêtre ouverte, ils jouissaient de la douceur de l'air parfois chargé des odeurs de la rivière.

 

         Après une grande boucle, le bateau cingla vers le nord. A droite les coteaux de la Seine s'étendaient presque jusque sur les berges. De magnifiques voiliers et vedettes privées s'apprêtaient à prendre le cours de la rivière à hauteur de la base de loisirs. Ils firent une courte halte pour prendre des passagers et le vrombissement des propulseurs remplit de nouveau l'air frais de l'automne.

         Aux alentours de midi le ronronnement du  moteur baissa de régime et la grosse vedette glissa en silence jusque vers le débarcadère rive gauche. Il avaient déjà dépassé la grande ville de Mantes et une auberge pimpante au bord de l'eau attendait les passagers. Comme ils étaient peu nombreux en cette fin d'automne, la terrasse leur était réservée. Franz annonça à Laure qu'ils étaient à Rolleboise. Elle fut, une nouvelle fois, surprise lorsque le capitaine confirma l'information.

         — Franz, j'ai hâte de tout savoir, lui dit-elle en s'appuyant sur son bras avant de s'engager sur la passerelle.

         — Tout savoir ?, questionna-t-il, taquin. Un jour tu sauras tout, ajouta-t-il. Seras-tu alors heureuse de tout savoir ? La transparence n'est pas toujours la vérité des âmes. Pour l'instant, « Carpe Diem », ma douce. Viens sous la tonnelle, comme l'on disait au temps des peintres qui ont rendus les berges de la Seine si célèbres. Viens, prends place et ne pense plus à rien.

         Après le dîner, ils montèrent au point de vue dominant la vallée de la Seine. La vue portait loin vers le nord et l'ouest. Dans une boucle boisée du Vexin apparaissait Vétheuil et les crêtes calcaires de Vienne-en-Arthies. Laure s'appuyait contre un arbre et son regard voguait au-delà de la barrière végétale du promontoire. Elle sentait la chaleur des mains de Franz autour de sa taille. Elle ferma les yeux et huma les parfums de l'automne. La poussière des feuilles mortes et du bois sec la fit éternuer. Bien vite, elle se replongea dans son rêve, la tête renversée, la poitrine gonflée par l'air odorant de la forêt, les joues rosies par la tendresse de Franz.

         Quand un jour on a aimé, on passe sa vie à rechercher ces sensations, qu'elles soient auditives, olfactives ou gustatives. Il en reste toujours un souvenir que les ans passés ne nous ont pas fait oublier, même si la mémoire s'est émoussée. On aimerait paradoxalement être seul à ce moment là, pour mieux jouir de l'instant des retrouvailles, pour mieux encore sublimer ses sensations, les faire rejaillir du néant de notre oubli. L'on s'efforce alors de les conjuguer au présent dans un nuage de nostalgie.

         Laure soupira sous le baiser de Franz. Le regard enlacé vers un même horizon, ils laissaient le temps s'écouler vers l'éternité. Ils retrouvèrent la petite fille du bateau accompagnée de sa jeune maman. Franz lui montra la Seine, les péniches, lui expliqua le dur passé de ces hommes attachés à leur métier, évoqua un temps révolu où la misère était leur compagne, la détresse morale leur ombre. Attentive au récit de Franz, la petite tentait de reconstruire en son esprit un semblant de réalité qu'elle n'arrivait pas à appliquer à sa version actuelle de la vie. Franz ne tarissait pas d'explications sur la batellerie et les bateaux. Il vibrait de sa propre narration, s'enflammait de son propre enthousiasme en composant pour la petite une histoire d'amour qui naquit près de là, un soir d'hiver à Vétheuil pour une jeune marinière qui rencontra l'amour par hasard. Puis la voix grave se tarit, laissant place à la réflexion,… au souvenir ? Il tendit le doigt vers la grande boucle de la Seine et doucement dit à la petite : « c‘est là, tu vois, après ce rideau d'arbres, tu vois le clocher… c'est là », puis il se tut de nouveau et sembla réfléchir. La maman rappela sa fille, elle remercia Franz pour ses belles histoires et elles redescendirent le chemin raide et caillouteux en chantonnant.

         — Comme il est facile de donner du bonheur !, s'exclama Laure. Tu es un magicien Franz. Regarde-les, elles étaient esseulées, un peu tristes pour une raison qui m'échappe. Tu les a rendues heureuses en quelques mots, comment fais-tu magicien ?

         — C'est la révolte qui sommeille au fond de mon cœur qui donne une vraie valeur à ma vie. Je suis un incurable romantique, déchiré et écorché par l'existence. La plus grande sagesse n'est-elle point d'écouter parler son cœur ? Trop longtemps conformiste, matérialiste, j'ai, des années durant, par pusillanimité, occulté mon romantisme sur l'autel d'un arrivisme que l'on m'imposait. La délivrance vint le jour où je décidai de ne plus parler mais d'écrire. Ce mutisme apparent m'a rendu au monde de la pensée et de la philosophie. Las de mimer la vie, j'ai cessé de mettre une appréciation morale ou immorale sur ma pensée et sur mes actes. Je ne puis concevoir un monde sans amour. Mais amour et haine ne sont-ils pas liés par un même sceau d'abnégation de soi… ? Je vis à l'écoute de mes vibrations et de mes folies.

         Laure n'osait pas l'interrompre. Elle vivait avec intensité ce moment de révélation où l'homme devient ascète et trouve un sens à sa vie. Il mit fin à son monologue et se tourna vers elle.

         — Je t'ennuies avec mes fadaises, n'est-ce pas ?

         — Non, tu me fascines, au contraire !, répondit-elle, troublée. Tu es l'être le plus mystérieux qu'il m'ait été donné de rencontrer. Les multiples facettes de ton âme te révèlent peu à peu comme les pièces d'un puzzle, ne laissant découvrir l'image qu'à la dernière figure. Qui es-tu donc Franz ?

         — Peu avant sa mort, Saint-Exupéry écrivait, « Je hais mon époque ». A certains moments de ma vie, j'ai été tenté moi aussi de tout détester, de me détourner de la réalité du monde, de l'enfouir sous un bâillon de désespoir. Mais on ne s'échappe pas de l'époque qui est la nôtre. Même si les circonstances politiques et économiques ne sont pas les mêmes que celles de la vie de Saint-Exupéry,  ce n'est que par trop de népotisme que les peuples se déchirent. Le plus absurde dans la vie, c'est de la subir et non de la vivre. On ne naît pas maître ou esclave, on devient martyre. Je veux vivre !, Laure, je veux vivre, vivre pour aimer !

         — Hédoniste !, lui lança-t-elle en l'enveloppant de ses bras. Aujourd'hui, je n'ai pas envie de philosopher. Viens, retournons au bateau !

         Ils redescendirent le chemin, glissant parfois sur les cailloux qui roulaient sous les chaussures. Les premiers coups de sirène appelaient les retardataires. On les attendait accoudé au bastingage. La petite fille faisant de grands moulinets de ses bras blancs, les moteurs tournaient déjà. La passerelle fut promptement refoulée sur le quai et la vedette, dans un gargouillis d'eau brassée quitta lentement l'appontement.

        

         Il accostèrent en début d'après-midi à La Roche-Guyon, visitèrent le château et la ville, passèrent un bon moment à flâner.

La vedette les ramena dans le crépuscule naissant, tendrement enlacés, vers leur point de départ.

         Les lumières de la ville s'allumaient déjà lorsqu'ils abordèrent le débarcadère de Conflans. Cette promenade avait jeté un voile de romantisme sur la liaison de Laure et Franz. Ils quittèrent la petite fille qui venait de se réveiller et regagnèrent la maison des bords de Seine. Ils s'endormirent sur le canapé enlacés dans la même tendresse tandis que Rosamunde de Franz Schubert apportait la note mélancolique à cette fin de soirée.

         Tard dans la nuit, Franz se réveilla en sursaut. Il fallait qu'il écrive. Comme une nausée, qui lentement, inexorablement s'impose et transforme la dernière éructation en spasme, il se sentait investi d'une douloureuse tâche dont il se faisait un défi personnel. Continuer ce roman qui en fait n'était qu'un cri de douleur avait quelque chose de vital pour la suite de sa vie, et par respect envers Laure, même s'il devait la perdre. Il reprit donc le cours de son histoire. Laure, enroulée dans sa couverture, dormait, tranquille au salon.    

            …L'agonie dura longtemps. En fait, tout s'accéléra le jour ou leur ennemi, dénigré depuis toujours, devint leur partenaire à raison de 33% de capital d'actions, par le bon vouloir de quelques élus décidés à donner à leur carrière un virage aussi décisif qu'éphémère vers la gloire qu'ils croyaient éternelle.

         Partant d'une théorie qui n'a pas toujours fait ses preuves, ils étaient convaincus que l'union fait la force; encore faut-il bien choisir son allié.

         Le calcul fut mauvais. Aucun d'eux ne se retrouva à un poste clé de cette alliance. Les dés étaient jetés alors que la partie n'avait pas encore commencé.

         Quant à leurs alliés, déjà au bout de quelques années d'actionnariat ils devaient déposer le bilan de faillite suite à une très mauvaise gestion expansionniste et aberrante en France.

         Il est des peuples et des civilisations proches de la Suisse qui ne se gèrent pas selon les sacro-saints principes de management inhérents à cette Suisse universelle qui, elle, refuse toute ingérence avec la véhémence tintée de l'arrogance de l'Helvétie, imbue d'elle-même, en partie pro-nazi, enrichie pendant les guerres et suffisante au regard des autres nations.  

 

         C'est là que l'erreur prit toute son ampleur. Forts de leur certitude, ils se lancèrent à corps perdu dans une lutte qu'ils croyaient gagnée d'avance et qui leur fut fatale. Beaucoup ne sont plus là pour apporter un témoignage à ces faits. Quand le navire coule...

Napoléon disait que la fuite est parfois la meilleure défense. Il ne resta donc à nos ( héros ) que cette seule issue pour leur éviter la chute vertigineuse dans les abîmes de la défaite, non sans se moquer éperdument du sort de l'entreprise qu'ils avaient ainsi menée à la ruine.

 

Mais dans cette insouciante recherche de gloire diaphane, dans le seul but d'assouvir un désir schizophrène du pouvoir sans condition, combien des leurs devront, par leur faute sacrifier leur propre carrière? Combien d'entre eux devront, par la force des événements et par la pression psychologique exercée par ces nouveaux dictateurs des temps modernes, faire connaissance avec les affres de l'humiliation, de la perte d'un emploi et au pire, du chômage? Tous d'ailleurs, s'ils ne sortent pas de la même école de « management », ces             « leaders » en ont au moins pris les allures débiles et décadentes. Dans les cours prodigués dans ces instituts, ou par des illuminés qui déjà sont irrécupérables, on les fait dialoguer avec les murs dans le but d'affermir leur force de persuasion. Combien d'entre vous n'ont pas frémi lors d'un séminaire où chaque participant doit étaler sa vie privée, ses ambitions, ses peurs, ses pensées profondes dans le seul objectif de se voir détruit psychologiquement par un Maître à penser, gourou de vos inhibitions, qui par quelques phrases ronflantes et mégalo-maniaques vous parle de votre essentialisme et en même temps vous convainc de votre inexistence ? La rébellion y est sévèrement réprimée. Le prosélytisme est de rigueur. Je n'ai pas prononcé le mot secte, nous parlons là d'ascèse.

Je ne ferai pas mention de ces séances de néo-remotivation où l'on vous assène à coup de théorèmes, martelés d'un poing fermé, de gluantes paroles sur vos incommensurables capacités qui risquent de se transformer en courant d'air le jour où vous ne passerez plus dans le filtre des employés modèles et malléables à souhait.

 

Avez-vous aussi remarqué que mus par un élan d'élitisme, les dignitaires de l'entreprise, dans la peur de s'abêtir, ne sont jamais présents à ce genre de séminaires ?

 

Leurs habitudes sont de participer à d'éternels colloques, meeting, séances, conférences, et brainstorming; de parler de problèmes qui, croient-ils, les concernent et qu'ils s'empressent  de déléguer, à l'issue d'une séance mal vécue, à leurs collaborateurs fétiches déjà surchargés des tâches attribuées lors de séances précédentes, et dont l'aboutissement incertain n'est même plus prioritaire, dès-lors qu'un employé subalterne en assure la responsabilité avec comme mission de donner les conclusions de son travail inutile dans les plus brefs délais. Ainsi, les projets à longue échéance sont voués à l'oubli car de toute façon votre supérieur hiérarchique aura démissionné ou sera limogé avant le délai de remise du dossier, ou bien au mieux un autre collègue aura été chargé lui aussi de la même tâche.

 

         Le but inavoué de ces Managers est de créer et surtout de maintenir le gouffre qui sert de garde fou du statut social entre cadre ou tout personnel dirigeant et les employés subalternes qui eux ne bénéficient d'aucun privilège ou facilité dans leur tâche quotidienne. Diviser et asservir pour mieux régner.

         Persuader l'employé qu'il est un rouage essentiel ( jusqu'à son éviction pour cause de rationalisation, de restructuration ou de compression ), ce que son salaire étonnement bas ne justifie pourtant pas, mais qui est considéré et glorifié comme plafonnant vers les plus hautes normes de possibilités qu'offre le poste qu'il occupe (élargi au fil des évictions et démissions à deux ou trois postes supplémentaires – on parle alors de Job enlargement - ), et surtout vue l'inévitable position financière défavorable dans laquelle baigne indéfiniment son employeur, est une causalité incontournable de la mauvaise gestion de l'entreprise. (Evidemment vous ne touchez ni dividendes ni tantièmes, ce qui vous évite de fouiner dans la vérité des chiffres)…

        

         Des pas retentirent au rez-de-chaussée, puis, le bruit étouffé par les hautes moquettes du couloir du premier se rapprocha. Laure apparut dans l'entrebâillement de la porte du bureau et sourit à Franz qui mettait en mémoire les dernières phrases de son récit. Laure se tenait maintenant debout penchée derrière lui et avait passé ses bras sur la poitrine de Franz, ses longs cheveux frôlant sa joue et son cou.

         — Tu viens, dit-elle doucement. J'ai envie de ta chaleur.

V

Un lundi matin pluvieux se leva sur la Seine. Les feuilles emportées par le vent, roussies par le froid de l'automne, collaient sur l'appui de fenêtre. Franz écoutait cette musique linéaire et plate de la pluie tambourinant contre les vitres de la chambre. Le rouge-gorge n'était plus là pour leur donner l'aubade. Les tourterelles ne roucoulaient plus sous les branches décharnées des arbres luisant d'humidité. Les péniches glissaient doucement sur l'eau de la rivière griffée par le vent, hérissée par l'impact des gouttes de pluie. Laure dormait paisiblement à ses côtés. Il se glissa contre son corps chaud et frémissant et, ferma les yeux. La radio diffusait en sourdine des nouvelles de plus en plus accablantes sur l'évolution de la situation au proche Orient.

         Pour eux, le bonheur s'installait par petites touches. Laure et Franz avaient l'impression de se connaître depuis des lustres, bien que l'un et l'autre ne se fussent, à aucun moment, en apparence, inquiétés de leur passé réciproque. D'ailleurs, Laure avait décidé de se rendre à Paris dans le 17e, à l'agence du mensuel qui publiait ses articles. Elle pensait que leurs deux visions de la vie, parfois diamétralement opposées, devaient fournir un terreau fertile à une nouvelle approche du journalisme. Basés sur la contradiction, leurs écrits risquaient d'aboutir à cette synthèse de finalité, cette volonté d'aboutissement vers une réalité autocritique dépourvue de tout élément maquillant la vérité des faits. 

        

         Laure et Franz tardaient à quitter la chambre si douillette. En bas le téléphone sonna. Laure bougea et, au lieu d'aller décrocher, se lova tout contre Franz, offrant la douceur indécente de sa peau à la caresse de ses mains qui  la faisaient frémir.

         Alanguis de tendresse et de désir assouvi, ils flânèrent encore un peu avant de commencer leur journée par le traditionnel petit déjeuner. Puis Laure prit quelques contacts téléphoniques avec des collègues de l'agence. Ils seraient donc présents à midi avenue Galbani à Paris pour le briefing du lundi.

         Mettant à profit les longs instants pendant lesquels Laure se préparait, Franz se rendit dans le bureau et continua son récit…

          

…1988. Ils avaient dû, depuis quelques années, quitter les bureaux qu'ils occupaient au deuxième étage du bâtiment du siège social à la périphérie de la métropole helvétique. Ils étaient maintenant occupés par des membres d'une société affiliée à la leur par quelque mystérieux contrat que personne n'avait jugé utile de leur expliquer. Toujours est-il qu'ils avaient cédé leurs locaux professionnels adaptés à une branche spécialisée de la publicité d'entreprise. Leur mission consistait à la production, la distribution et la pose d'éléments de décoration. Ce qui impliquait la maintenance et l'utilisation d'un parc de machines qui allait de la simple scie sauteuse en passant par la caméra à reprographier en chambre noire et finissait par tous les appareils destinés à l'impression d'affiches en sérigraphie. La plupart de ces appareils n'étaient opérationnels que grâce à un aménagement immobilier et électrique assez spécifique.

A l'époque, tout dut être démonté pour faire place à des bureaux à vocation commerciale et ils emménagèrent dans un petit immeuble locatif qu'ils avaient  réinstallé en partie en fonction de cette activité artisanale. On appréciera l'absurdité du choix. Il eut été si simple d'organiser l'inverse !

 

Suivis par le service de publicité, ils avaient réussi à créer un centre de pub et déco efficace qui fonctionnait très bien, malgré les jalousies et les acerbes critiques de quelques dignitaires dilettantes qui cherchaient à leur prouver que la connaissance professionnelle découlait obligatoirement du pouvoir.

 

Et puis vinrent les années de crise. La marche de l'entreprise mal gérée, mal dirigée commença à plonger dans les chiffres rouges. De très bonne source Monsieur Nobody apprit un jour que la menace de quelques licenciements planait au-dessus du service de décoration. Comme il faisait part de son inquiétude à son chef de publicité, celui-ci affirma que :…«  dans leur société la décoration de vitrines représentant le support médiatique le plus économique, il n'était aucunement question de se séparer de leur personnel de décoration au service externe.» Décidément l'équilibre mental de Nobody laissait à désirer. La paranoïa le guettait.

 A la fin de la semaine le chef de la décoration reçut l'ordre de choisir  trois de leurs camarades qui devaient les quitter. Peu après, ce même chef de publicité, de son plein gré, laissait vacant un poste pourtant envié.

 

- Ne voyez là aucune similitude avec certaines méthodes utilisées lors des années sombres de l'histoire de l'Europe. L'économie réalisée était dérisoire et eut pour conséquence un appauvrissement de leurs moyens, une réorganisation malheureuse des zones à décorer. Certains magasins se virent contraints d'effectuer les travaux de décoration eux-mêmes -. 

 

         Peu après cet épisode dramatique, leur camarade Claude qui était stationné en Suisse méridionale, tomba gravement malade. Aucune pression ni aucune vexation ne lui furent épargnées de par la direction. Ses amis l'ont accompagné, le cœur meurtri par la douleur et le ressentiment, un après-midi d'automne à sa dernière demeure au cimetière de Montoie à Lausanne.

         Au fur et à mesure de l'écriture, l'amertume et la douleur de son passé revenaient à l'esprit de Franz. Il était alors en symbiose avec les opprimés, les rejetés, les utilisés. C'est sans doute son caractère rebelle et libertaire qui l'avait empêché d'accéder au sérail, à la nomination à un grade supérieur. Nobody n'aimait pas courber l'échine. Il jetait un regard méprisant sur toute tentative d'asservissement. Il était libre, Nobody.

Il pensait. « La force de toute hiérarchie d'un groupe dirigiste réside dans la propension à spéculer sur la déficience de critique de synthèse d'une majorité d'employés dont le niveau socioculturel restreint par un plafonnement basique des connaissances scolaires – totalement indépendant de leur volonté : c'est un constat -. Ce qui permet de mieux les asservir par de lénifiantes promesses dont ils ne contesteront jamais la véracité puisqu'émanant de leurs dirigeants, maîtres incontestés par essence.

Tout embrigadement à une doctrine ou à toute autre assertion est basée sur ce principe.

En outre, selon la pensée profonde de l'absolutiste, l'élite intellectuelle et insoumise des peuples, — non représentative ou non affiliée à un groupe dirigiste —,  représente un danger oppositionnel qu'il faut alors combattre car trop individualiste pour accepter tel dogme ou tel enseignement basé sur cette piété pharisienne.

Il n'est pas exceptionnel de constater avec quels artifices une vérité criante est émasculée sur l'autel de l'appartenance à cette caste dirigiste et aveugle.

 

        

         Laure en passant dans le couloir lui rappela leur rendez-vous à Paris. Il se rua dans la salle de bain et finit par être prêt avant la belle journaliste.

         Le RER de onze heures dix-sept les amena jusqu'à l'Etoile. Par le métro ils rejoignirent la rue Galvani.

         En pénétrant dans le bâtiment grouillant comme une ruche, Franz sentit son cœur battre. La nouveauté l'oppressait. Il fit pourtant, avec grand plaisir, la connaissance des collègues de Laure. Le café, servit dans la grande salle de conférence, apporta un terrain fertile aux discussions et permit d'approfondir et de forger de nouveaux liens. Franz, nouveau venu, était naturellement bombardé de questions. Il réussit son test avec brio, comme le constata une amie de Laure.

         A l'ordre du jour, bien sûr les événements du Moyen-Orient.

A l'issue de la séance, Franz avait gagné son billet pour Amman. Il accompagnerait Laure pendant un reportage à Bagdad. Le service juridique du mensuel s'occupera des formalités et des contacts. Ils se rendirent à pied à leur restaurant habituel près du Parc de Monceau.

         Son regard vagabondait au-delà des vitres encapuchonnées de lourds voilages noués, retombant en cascades bouillonnantes sur le parquet de la grande salle. Paris vibrait et rappelait à Franz ses jeunes années.

         Dans l'après-midi gris et humide, ils se promenèrent au hasard des rues de la ville, sans but, en silence, leurs cœurs tendrement enlacés dans cette complicité muette qui les liait. Un air d'opéra trottait dans la tête de Franz. De temps en temps, il fredonnait quelques passages, tout bas, pour lui, tant la musique le berçait. Laure s'était collée à lui et l'accompagnait parfois de sa voix douce. Quelques passants pressés les regardaient une fraction de seconde d'un air curieux avant de continuer leur course vers quelque but inconnu.

Ils s'amusèrent de se retrouver en des lieux que chacun avait connu à des époques différentes. Leur vision des rues et de l'atmosphère qu'elles dégageaient, projetée sur le voile de leurs souvenirs, en dépit des circonstances et du décalage dans le temps, était pourtant étrangement semblable. Paris leur avait inoculé à l'un et à l'autre ce souffle de gaieté et de nostalgie qui rend l'âme si belle et pure lorsqu'on se promène ainsi au petit bonheur.

Ils passèrent les semaines qui suivirent à préparer leur voyage, à se rappeler sans cesse les points essentiels de leur expédition, leurs rôles réciproques. A l'institut Pasteur, ils reçurent vaccins et conseils médicaux avisés, indispensables à leur séjour sous ces latitudes.

Franz épluchait de temps en temps les dépêches que Laure recevait des différentes agences de presse du monde entier. On ne parlait déjà plus de l'enquête concernant le meurtre d'un directeur d'entreprise perpétré par une femme à la fin de l'été dans la banlieue de Bernesheim.

La date de leur départ approchait. Ils vécurent une fin d'année pleine de projets. Sans se connaître vraiment ils commençaient à percer le secret de leur passé. Laure s'étonnait toujours de sa grande connaissance de la région que Franz ne cachait plus maintenant. Même sa banque était un grand organisme français. « Est-il vraiment Suisse ? », se demandait-elle parfois.

Ils passèrent un Noël empreint de tendresse et de douceur en compagnie d'amis choisis. Dans le brouillard de sa mémoire, Franz retrouvait ses Noëls d'antan.

La Seine avait revêtu son voile de brume et, les arbres du bord de l'eau se recroquevillaient de froid, tout nus qu'ils étaient ainsi sans feuillage. Le feu crépitait gaiement dans la cheminée. La capitale, non loin de là les accueillait parfois pour une escapade à deux, un resto, un ciné, parfois une soirée au théâtre ou un concert de musique classique qui les laissait muets de béatitude.

Franz avait repris avec assiduité le récit qui constituait l'épine dorsale de son roman et, c'est ainsi qu'il arriva à une époque plus récente.

…A la fin de l'automne 92 tout bascula de nouveau. La décoration fut totalement déstructurée et éparpillée aux quatre coins du pays.

         Le 1er février ils devaient être transférés, ainsi que le marketing à 20 kilomètres de là, dans les murs de leur ex-frère ennemi. Le Major et les puissants l'avaient ainsi décidé.

         La décoration passait sous le pouvoir tutélaire du nouveau chef de publicité qui par méconnaissance, ou sciemment, se moqua éperdument des activités de déménagement de l'entrepôt de la décoration. Tout le monde partit et c'est ainsi que Nobody après la destitution de son chef hiérarchique direct se retrouva seul pendant quatre semaines à emballer, palettiser, répertorier tout ce qui constituait le trésor de la décoration;  matériel indispensable à assouvir aussi les petits désirs de tout un monde d'égoïstes, mais qui, vues les circonstances, fut totalement oublié par tous, de peur de se voir attribuer une mission d'aide du fait d'une banale demande de bout de carton de couleur coupé comme-ci ou comme-ça, mais pas dans ce sens , avec à gauche un bord arrondi...etc...etc...etc....

 

         Malgré les demandes réitérées de Nobody, aucun supérieur n'endossait la responsabilité de résoudre ce problème mineur. La scission au sein des dirigeants était déjà telle que la guerre froide opposait partisans d'une pensée économique contre le dogmatisme d'une élite de néo-progressistes dont, à leur corps défendant, ils étaient astreints d'adhérer. Pendant ce temps, les nouveaux bureaux étaient déjà opérationnels et l'on y avait sablé le champagne.

         Soudain, probablement à cause d'une tâche ingrate que personne ne voulait ou  ne pouvait exécuter ON s'aperçut que quelqu'un manquait. Alors l'aide tant attendue arriva. Le bal des camions devint plus fréquent et, en un tournemain tout arriva enfin à destination.

         Une place était réservée à Nobody dans le bureau de la publicité et son travail put enfin commencer sans délai car… « ON avait déjà perdu assez de temps avec ce déménagement! », se disait-il dans les couloirs.

         Aucune étagère n'était montée dans l'entrepôt, ou plutôt si. Le service parallèle de décoration de leur « partenaire » mettait à sa disposition toute une rangée de rayonnages solides et pratiques. Personne ne s'intéressa de savoir comment le matériel parqué dans un coin de l'entrepôt allait se retrouver dans ces étagères et comment le reste allait être rationnellement rangé dans ces 70 mètres carrés insuffisants.

 

         C'est petit-à-petit, en économisant des heures sur sa mission administrative, en travaillant plus vite, que Nobody parvint au bout de quelques mois, avec l'aide précieuse et spontanée du chef menuisier, à mettre de l'ordre dans ces kilomètres d'étagères.

Un travail de fourmi que personne ne put ou ne voulut apprécier; sauf peut-être ses collègues décorateurs qui, enfin!...n'avaient plus à chercher eux-mêmes leur matériel !

 

         De longues années passèrent, agrémentées de pannes mémorables, comme par exemple la livraison dans l'entrepôt de Nobody, pendant une absence prolongée par sa fonction de décorateur au service externe, de tout le matériel de décoration destiné à la distribution en succursales. Ou lorsque son chef de service s'avisa de commander du matériel de décoration sans se préoccuper du volume de l'envoi (4 camions pleins). On ne s'improvise pas coordinateur de décoration sans avoir des notions de logistique. Evidemment il va de soi que Nobody dut s'occuper de solutionner ces problèmes d'entreposage provisoire et de distribution.

Et puis soudain une énorme vague de ras-le-bol envahit l'entreprise. Le mouvement commença lentement, sans faire de bruit, pernicieux et irrémédiable. Puis des noms connus de collègues de longue date furent avancés, pas toujours des jeunes d'ailleurs. Les adieux se multipliaient. Les visages s'effaçaient. Chaque départ laissait les autres quelques instants anxieux, et puis la tourmente des problèmes les happait à nouveau.

 

         Vint un jour où la nouvelle tomba. Leur nouveau directeur avait décidé que le service du Marketing devait réintégrer la centrale. Une fois de plus l'exode se profilait à l'horizon de leurs angoisses. Pour Nobody il était clair que le problème du déménagement allait être étouffé par la direction. Il prit donc les devants en exposant ses craintes de ne se voir attribuer aucune aide. Mal lui en prit, car l'opportunité étant trop belle pour ses supérieurs, la tâche de l'organisation du déménagement, non seulement de l'entrepôt de la décoration mais encore celui des bureaux lui fut attribuée et lui revenait de droit - selon eux - car de toute façon, personne ne pouvait (voulait) s'occuper du transfert de son matériel de décoration. L'ordre venait indirectement du major et lui fut rapporté par son chef de service. Personne ne contredit. L'incident était clos. Les visages se fermèrent, les dos se tournèrent.

 

         Passée sous silence la lutte acharnée qu'il dut mener pour l'octroi de quelques mètres cubes pour l'entreposage. Passés sous silence les noms d'oiseau de mauvais augure dont on le taxa, et la mouche qui l'avait piqué de réclamer officiellement et par écrit la place nécessaire à l'entreposage du matériel de la décoration. Comme à contrecœur ON exhaussa ses vœux, non sans sarcasmes. Cette fois il s'agissait probablement de schizophrénie ou de paranoïa de sa part. Pour lui, la première étape était atteinte. Restait encore toute l'organisation du déménagement.

 

         Enfin le jour arriva, pluvieux, froid et maussade pour un mois de mai. Qu'importe tout le monde était sur le pied de guerre. Il était convenu - naturellement, c'était un ordre - que d'abord, les bureaux seraient déplacés. Le reste pouvait attendre. La pluie ne cessait de tomber, les bureaux se vidaient, les camions se remplissaient. Les pièces nues, aux moquettes jonchées de poussières, de papiers et de toutes sortes de résidus de bureaux avaient triste mine.

 

Vers dix heures Nobody s'aperçut qu'à part les employés de la société de déménagement, tout le monde avait disparu. Vers 11h45 le froid humide avait investi le bâtiment aux fenêtres ouvertes pour faciliter le passage des meubles vers le monte-charge extérieur. Les hommes étaient fatigués. Il restait le seul membre de la société à les aider, le travail ici n'était pas fini. Ce n'est que plus tard, sa présence faisant défaut à l'apéritif que tous ses collègues bureaucrates savouraient au chaud au restaurant, qu'une délégation vint le chercher - les téléphones ayant déjà quitté les lieux - et le mit au courant du déjeuner commandé par le major en remerciement de leurs efforts à tous. C'est encore plus tard qu'il prit part enfin, humide et fatigué au reste de l'apéritif  récompensant leurs efforts... à tous.

Une bonne fée avait pensé à passer commande pour lui d'une langouste Thermidor, un délice que la fatigue aidant il savoura avec jouissance et qu'il accompagna d'un délicieux vin blanc que par effet de grande bonté ON le laissa choisir pour l'assemblée.

 

         Il est évident qu'un grand nombre de palettes de marchandise restèrent en attente. Il s'agissait bien évidemment du matériel de décoration.

 

         L'après-midi fut consacrée à l'aménagement des bureaux dans les nouveaux locaux. Même Le major mit la main à la pâte, jusqu'à concurrence de l'installation de son propre bureau en priorité.

Munis d'un monte-charge extérieur, l'équipe de déménageurs hissait armoires et bureaux le long de la façade. Meubles qu'ils récupéraient et « dispatchaient » dans les différents locaux selon un système ingénieux de cartes de couleurs apposées sur chaque élément selon son affectation.

 

         C'est aux environs de 21h30 que leur labeur toucha à sa fin. Les bureaux allaient être opérationnels dès le lendemain matin. Mission accomplie. Seuls les deux-cents mètres cube de matériel de décoration restaient à déplacer.

 

         Cette tâche revint de plein droit à Monsieur Nobody le lendemain matin et le surlendemain veille de l'ascension. Seul, aidé d'un chauffeur livreur déménageur puis, plus tard, du patron lui-même - la signature de la facture étant au bout -, il transborda palette après palette dans un étourdissant ballet de va et vient jusque tard dans l'après-midi. Enfin vers 17h00, alors que l'entreprise était vide de son personnel pour cause de veille de jour férié, il put enfin grimper dans la cabine de l'imposant camion rouge de l'entreprise de déménagement. L'insigne honneur, en opposition aux droits de signature de l'entreprise, lui fut donné de signer la facture du déménagement, puisque personne, pas même un cadre supérieur était présent. Mais il restait encore quelques palettes en dessert à déplacer le vendredi. Il n'était donc pas question pour lui de faire le pont comme beaucoup de ses collègues. 

 

         La phase 2 du déménagement se terminait. Jusqu'ici pas l'ombre d'un collègue; ou plutôt si, l'un d'eux s'était proposé quelques jours auparavant pour monter quelques étagères dans le nouveau dépôt. Celui-là même qui quelques jours plus tard vint aider Nobody à organiser le rangement du matériel. Mais pendant ce temps les tâches et les projets grandissaient. Ils étaient en pleine préparation des grandes festivités du passage de l'entreprise dans sa soixante dixième année. Donc chaque décorateur s'était vu confié la tâche de la décoration des salles du Kursaal réservé au mois de juin à cet effet.

        

         Nobody et son collègue faisaient du mieux qu'ils pouvaient de manière à réduire au minimum le temps d'installation, dans la mesure de leurs dérisoires moyens en effectifs humains. Aucune aide de la part des autres collègues ne vint alléger leur peine. Bien au contraire. Un après-midi qu'ils suaient de leur dur labeur, la porte de l'entrepôt s'ouvrit et, une furie de décorateur, celui-là même qui quelques années auparavant, chômeur et larmoyant les implorait de lui trouver une petite place dans leur équipe, leur envoya une bordée d'injures, les accusant de faire sciemment obstruction, de faire preuve de laxisme, de manque d'organisation, de ne pas être à la hauteur de leur tâche et surtout d'empêcher les autres de travailler en exploitant en connaissance de cause le désordre dans l'entrepôt qui mettait trop long à se monter. Abasourdis, ils restèrent pantois, haletant encore des efforts fournis à un rythme soutenu durant tous ces jours. Aux arguments d'apaisement de Nobody, la critique fulgurante de ne pas employer du personnel auxiliaire - qui déjà lui avait été diplomatiquement refusé par la direction - le fit enfin sortir de sa réserve. Il engueula vertement le fauteur de trouble qui manifesta son indignation par une crise hystérique, ce qui fit douter Nobody des facultés mentales de son interlocuteur. Ce délicat personnage est toujours employé dans l'entreprise.

 

         Les anciens bureaux avaient été laissés dans un état déplorable. Il va sans dire qu'un beau jour la réclamation adressée au major leur fut transmise comme une gifle accompagnée d'un réquisitoire cinglant quant à leur désinvolture d'avoir quitté les anciens bureaux sans avoir fait le nécessaire pour le nettoyage. Il est évident que tout de suite l'ON se mit en quête d'un responsable. Le décorateur étant par essence l'homme à tout faire dans ces cas précis, bizarrement Nobody s'attendait à ce que tout un chacun pourrait penser. Eh bien non !, ce ne fut pas lui le responsable. Etrange! avait-ON eu des égards soudains ? 

 

         Le temps reprit ses droits et, un beau jour ils purent inviter tous ceux qui n'avaient pas participé à ce déménagement mais qui certainement devaient être très intéressés par les nouveaux aménagements.

 

         Le mois de juin arriva, les projetant au jour de la décoration du Kursaal, tremplin de l'immense naïveté de certains des décorateurs croyant trouver là le couronnement de leur mégalomanie. Ils y avaient dépensé sans compter les deniers de la société, en espérant entrer dans l'histoire et surtout rester éternellement glorifiés dans la mémoire des directeurs, tels des Salvador Dali de la coulisse, Van Gogh de la décoration ou Tingueli de la publicité tridimensionnelle.

 

         Envolées les illusions de postérité, oubliées les grandiloquentes décorations de l'entrée principale, mouillés les tapis rouges, crevés tous les ballons gonflés des heures durant. Fourbus, les décorateurs avaient œuvré jusqu'à trois heures du matin pour la remise en ordre des salles.

         La vie continua ainsi, remuante et turbulente. Les passions s'étaient éteintes. L'entrepôt roulait et la décoration était encore un job de rêve.

 

_

 

 

         C'était sans compter avec les jeunes loups aux dents longues. le chef de service de Nobody trouva une situation plus à la mesure de ses aspirations dans une autre entreprise. Le règne des jeunes incapables commença.

 

         Fier de ses même pas trente années, leur nouveau chef, soumis aux désirs de gloriole du major leur imposa une méthode de travail très américanisée ( euphémisme poli ). Les ordres et les contrordres se suivaient au gré des éternelles séances aux noms militarisés pour leur donner plus de crédibilité ; marathons inutiles imposés par le major.

Les heures supplémentaires devinrent naturelles pour aboutir à l'accomplissement d'une charge qui devenait toujours plus lourde. Mais tout empira lorsqu'un nouveau chef vint remplacer celui-ci qui avait remplacé celui-là et qui venait aussi de partir en même temps et pour la même entreprise concurrente où le major officiait déjà. Entre-temps le directeur général fut pressenti pour reprendre la direction d'une entreprise de téléphonie mobile...parti lui aussi.

 

         Le nouveau-nouveau et très jeune chef de service, lui aussi très  ignorant de son incapacité se mit à imaginer des scénario de décoration et à confier à Nobody des missions impossibles en collaboration avec quelques uns des décorateurs ripoux qui n'avaient qu'un objectif: profiter de la plus petite opportunité pour se remplir les poches... financièrement cela s'entend. Et ils ne s'en privèrent pas. Manigances entre l'un et l'autre, deux grands amis qui n'en finissaient pas de se critiquer et de se discréditer aux yeux des autres. La couverture aurait pu être parfaite si  Nobody n'avait eu la responsabilité du budget; détail qu'ils semblaient ignorer ou ne devaient pas évaluer dans toute sa mesure.

 

         A la manière du compte-gouttes les missions leur étaient confiées avec pour objectif de rendre possible ce qui était impossible. Et surtout de défaire demain ce qu'ils avaient fait aujourd'hui, pour éventuellement le refaire encore demain et complètement l'oublier le surlendemain, tout en devinant ce que ses messieurs, athlètes des séances « bien monsieur, oui monsieur, tout de suite monsieur », pourraient penser lundi, oublier mardi et refaire mercredi. Le pouvoir divinatoire devint une de leurs qualités primordiales.

         Les innovations et les projets irréfléchis se suivirent à un rythme effréné et n'apportèrent rien aux chiffres d'affaires. Ils assistaient à des paradoxes épouvantables tels que frais d'expédition d'affiches trois fois supérieurs au produit lui-même, ou destruction avant distribution d'affiches dont les paramètres de descriptif d'article ou de prix fluctuaient encore sous les rouleaux de la chaîne offset. Aucune critique ni remarque n'était opportune de par le fait même que ces décisions venaient du comité directeur. Ce n'est que lors de la prochaine restructuration que l'on tenta, hélas trop tard, de mettre un frein à cette gabegie.

         Les relents de leur réintégration, cette fois totale et définitive, dans le bâtiment de leur partenaire et ami devenu, empuantissaient de nouveau l'air de leurs soupçons.

         Exodus! Tels des persécutés ils allaient devoir quitter ces bureaux fraîchement réaménagés.

 

         En ce soir de veille de fête de Noël, ils étaient réunis dans le restaurant de l'entreprise - peut-être une dernière fois - pour déguster ensemble une fondue au fromage. Le Président du conseil d'administration d'alors, en de ronflantes paroles rassurantes, leur affirma que jamais il n'eut été question de se débarrasser de quelque manière que ce soit de leur entreprise. Ce retour au nord de Bernesheim ne signifiait pas une fin mais un renouveau bénéfique et dont ILS allaient profiter.

         Peu après, le service de réparation, pilier de leur stratégie économique, fut cédé en partenariat à un groupe allemand - très compétent, disaient-ils alors -.

Les ruines furent reprises quelques années plus tard.

 

Contrairement aux assertions de leur directeur la société qui employait Nobody sera dissoute deux années plus tard après plus de soixante dix années d'existence fructueuse.

 

         C'en était trop pour Nobody. Après maintes tentatives de quitter ce Titanic qui, à son goût, prenait de plus en plus de gîte, il dut se résigner peu après, et de haute lutte, à imposer ses services à la nouvelle société crée par la fusion pas encore officialisée des deux entités.

         La lecture d'une offre d'emploi lui glaça les veines jusqu'au plus profond de lui. Cette nouvelle société faîtière née de la fusion des deux entités émettait une offre d'emploi dans le service de publicité nouvellement créé. Le profil correspondait exactement à la place que Nobody occupait à l'époque dans l'une des entités. Son poste allait-il être supprimé? Bien sûr, personne ne pouvait lui répondre. Il s'enquit de cette troublante révélation auprès du responsable de publicité qui, feignant l'étonnement et, tout rougissant, lui  avoua ne pas avoir pensé à lui pour ce poste qui devait lui revenir de plein droit, étant donné que… « bien sûr - il était la seule personne à sa connaissance à pouvoir assumer cette tâche, il n'en doutait pas un seul instant ! Ses connaissances de la décoration étaient naturellement éminemment requises pour cette mission qu'il était de toute évidence le seul à pouvoir mener à bien, enfin voyons! » Aucun doute ne subsistait là-dessus. Seule son incrédulité naturelle lui faisait penser tout à fait le contraire. Le fait est qu'il s'était imposé par instinct de survie.

         Il aurait alors tout fait pour ne pas revivre cet exode en tant qu'acteur et encore moins ce déménagement en tant qu'esclave tout désigné.

 

-

 

         Il quitta donc ce radeau de la méduse un premier janvier. Il ne fut pas remplacé dans sa tâche de responsable de la décoration. Le titre de responsable est choisi à bon escient, car toute la production et l'administration du service de décoration reposant sur lui, les fautes, les oublis, les fourberies des autres devenaient des défis qu'ON le chargeait de corriger dans une optique beaucoup plus professionnelle. Les lauriers et compliments - rares il est vrai - étaient destinés à ses très jeunes et incompétents supérieurs.

         Las de tant de vacheries, il quitta donc ce repère de bandits sans scrupules pour intégrer une nouvelle équipe qui se révéla un creuset de loyauté et de franche camaraderie. Ces nouveaux collègues lui apportèrent la paix professionnelle qui lui manquait depuis plus de quinze ans.

        

         Un jour de décembre, à leur dernier repas communautaire entre décorateurs, lorsqu'il leur fit part de son départ pour la grande maison, les critiques acerbes de ses anciens collègues fusèrent. On l'accusait à mots cachés de traîtrise et d'inconscience. Pour eux, il était confirmé que l'entreprise qu'il quittait était le seul pilier de stabilité économique de la sauvegarde de la grande maison. L'incompréhension teintée de reproches pesait lourd dans l'expression de leur mépris né de leur frustration. Au travers de leurs regards de rage contenue, il pouvait lire le dépit qui les animait. Il avait osé!, il avait osé les laisser tomber, partir presque sans préavis, les quitter. Ce départ n'était pas pour eux une déchirure morale, la perte d'un ami de longue date, l'éloignement d'un camarade; ...non ! la vérité était beaucoup plus prosaïque. Cette décision représentait pour eux le début d'une période extrêmement difficile où ils n'auraient plus le soutient logistique que leur intransigeante arrogance exigeait. Toute cette intendance muette autant qu'efficace que, au fil des années, par des moyens pourtant dérisoires, il avait réussi à mettre sur pieds, s'écroulait avec son départ. La phrase que De Gaulle ne prononça pas au soir de sa passation de pouvoir - mais il y pensait - lui revint en mémoire:    « Vous avez engendré la chienlit, et bien maintenant, après moi le déluge ! »

 

-

 

Son choix se révéla judicieux. La tâche était nouvelle mais prometteuse. L'hémorragie du personnel sortant reprit.

Malgré l'épouvantable désagrément des travaux causés par le remembrement des locaux de la grande maison la vie s'installa au sein d'une équipe de professionnels conscients et capables.

L'entreprise que Nobody avait quitté fut, après plus de soixante dix ans d'existence étranglée par la grande incompétence du nouveau directeur au visage porcin. La condamnation à mort était irréversible.

La chasse aux sorcières reprit avec encore plus de lâcheté dans la nouvelle société. Des têtes roulèrent, D'abord des petits, puis des dignitaires pris au hasard. On renvoyait, limogeait toujours à la limite de la légalité. Le couteau constamment sous la gorge, les employés s'enfermaient dans un mutisme révolutionnaire. Des portes leur étaient fermées.

L'outrecuidance de la direction alla même jusqu'à effectuer un pseudo sondage réputé absolument anonyme et à détourner les résultats d'analyse sous des phrases perverses et honteusement mensongères.

On en vint même à instaurer un humiliant système de contrôle surprise des poches et téléphones portables à la sortie des bureaux. On allait même jusqu'à fouiller sans présomption les coffres des véhicules. Les membres du cadre eux-mêmes étaient astreints à cette tâche policière.

On imposa aux employés de ne plus effectuer d'heures supplémentaires, et maintes fois de compenser celles déjà acquises dans un délai d'une semaine, jusqu'à l'ultimatum de juin : objectif 0, et vacances prises aussi au prorata des mois écoulés. Aucune thésaurisation de jours de vacances n'était admise. Le travail devait s'effectuer malgré tout sans panne et l'on s'indignait si un soir d'été caniculaire certains employés quittaient le bureau plus tôt que d'habitude malgré l'absence de préjudice à l'encontre de la bonne marche des tâches leur étant imparties. Cet état de fait fut utilisé pour alimenter les raisons de limogeage de quelques indésirables inconnus de la direction qui, manifestement, étaient sous occupés puisqu'ils pouvaient se permettre cette liberté sur les horaires. (Selon la direction)

Les mots illusoires « augmentation de salaire» faisaient partie d'un langage obsolète. La bienséance, l'éthique, le civisme, l'humanisme étaient bafoués par un homme qui, à l'instar du Roi Soleil, exigeait, opprimait, angoissait, régnait en maître.  

Rien n'avait changé !

 

C'en était trop pour Nobody.

 

 

         A la veille de leur départ pour Bagdad, Franz apposa ces quelques lignes à la fin de son récit.

…La gueule du Glock fumait encore au bout de son bras pendant maintenant le long de son corps…  Là, commençaient l'aveu de Franz sous la forme d'un roman inachevé.

VI

Laure et Franz étaient arrivés à Amman le matin. Il faisait déjà chaud et la poussière de sable jaunissait le ciel. Leur ami Ibrahim les attendait, le visage creusé et les traits fatigués. Il embrassa Laure et prit Franz dans ses bras en lui tapotant l'épaule. «  Bienvenue à Amman, mon ami », lui dit-il.    «  Venez ! », s'empressa-t-il d'ajouter. On sentait comme de la crainte dans sa voix. Lui d'habitude jovial et exubérant paraissait apathique et anxieux.

Il prit les bagages de Laure et fonça vers sa voiture garée devant la sortie. Il déposa sans ménagement les sacs dans le coffre et le referma promptement dès que Franz y eut casé le sein.

         — Ibrahim, tout va bien ?, demanda Laure, inquiète.

         — Oui, oui mes amis mais, il vaut mieux être prudent. La vie ne vaut pas chère en ce moment.

        

         Ils s'engouffrèrent dans la voiture surchauffée. La ville était pleine de bruit et une foule bigarrée s'animait. Les femmes en hydjab1 côtoyaient d'élégantes Jordaniennes vêtues à l'européenne. Un constant concert de Klaxons rythmait le flux de la circulation. Les larges avenues rayonnant depuis l'aéroport vers le centre de la métropole étaient éclaboussées de soleil. La couleur de la route se fondait à l'ocre des maisons bordant la voie rapide. Le feuillage  des arbres dans les rues adjacentes se noyait dans le vert sombre presque noir de l'ombre projetée sur les murs. Certains marchands ambulants avaient monté leurs étals entre deux arbres aux troncs badigeonnés de blanc. Le  vent toujours présent faisait claquer les parasols de toile aux couleurs de marques de boissons connues. Ibrahim se faufilait avec aisance dans le dédale des rues menant aux quartiers résidentiels de la ville. De gros autobus surchargés et nauséabonds encombraient les rues. Par les vitres ouvertes de la voiture le souffle chaud, chargé des miasmes lourds du diesel, venait en tourbillons violents emmêler la chevelure de Laure. Franz suait à grosses gouttes et se demandait comment il allait pouvoir continuer sa mission dans de telles circonstances. La chaleur l'accablait.

Enfin la voiture bifurqua dans une rue plus calme bordée de maisons basses à trois ou quatre étages. Ibrahim roulait vite comme tous ceux d'ici. Des villas succédaient maintenant aux immeubles du centre. La vieille voiture américaine s'engagea en chaloupant sous un porche ombragé fermé par une porte de bois décorée de motifs sibyllins. Les lourds battants s'écartèrent, laissant entrevoir une spacieuse cour luisante de mosaïques et aboutissant à un jardin luxuriant ceinturé d'arcades fraîches ou bruissait une fontaine.

Ibrahim rangea le gros véhicule entre deux colonnes et coupa le moteur. On sentit soudain le souffle chaud du huit cylindres qui  venait de se taire. Le chauffeur descendit de la limousine. Une large auréole de sueur avait trempé sa chemise. D'une voix calme il dit :

— Voilà mes amis on y est ! El hamdou li-llah1

A ces paroles, Laure et Franz réalisèrent soudain toute la consistance de la véritable tragédie qui se tramait au Moyen-Orient.

Leur hôte les conduisit vers une terrasse cachée sous la verdure. Un ensemble de fauteuils accueillants dessinait un arc de cercle devant une table basse où Zeinab l'épouse d'Ibrahim vint déposer des rafraîchissements.

On ne percevait plus la rumeur de la ville que par intermittence selon la direction du vent.

         — Ce soir nous irons chercher le 4x4, annonça Ibrahim.

Le soir tombait sur Amman. L'horizon s'enflammait des lueurs du coucher du soleil, jetant des ombres mystérieuses chargées du parfum de l'Orient. Quelques oiseaux piaillaient, perdus dans les profondeurs de la végétation des jardins entourant la terrasse. Les clapotis de l'eau dans la grande vasque de la fontaine avaient quelque chose de rassurant.

         Ibrahim proposa d'aller chercher la voiture qu'ils utiliseront pour se rendre à Bagdad sous le couvert de leur mission journalistique.

         Ils sortirent par un petit porche bas donnant directement sur la rue. Empruntant des trottoirs de terre battue creusés d'ornières, ils longèrent les parcs des demeures cachées derrière de hauts murs s'ouvrant parfois sur une majestueuse grille en fer forgé, offrant une vue énigmatique sur un jardin ou une cour intérieure bordée d'arcades. A pas feutrés, Ibrahim dirigeait ses amis vers le garage où, par ultime mesure de sécurité, il avait caché le 4x4.

         Du haut d'un minaret, un muezzin appelait les fidèles à la prière. Le nom d'Allah résonnait dans les hauts parleurs nasillards montés à même les arbres de la rue.

Franz comprenait pourquoi Ibrahim avait choisi ce moment apparemment paisible de la journée pour sortir. Pourtant tout paraissait calme et serein à Amman. Faisant part de son étonnement à Ibrahim, celui-ci lui expliqua pourtant que l'on est jamais assez prudent. Les journalistes sont toujours plus ou moins le point de mire de certains activistes politiques ou extrémistes religieux ou tout simplement de brigands.

         Ils arrivèrent  à la nuit tombante vers un ensemble de constructions basses aux murs de torchis ocre comme les montagnes. Derrière une lourde porte de bois garnie de ferrures, s'ouvrait un local sombre d'où l'on pouvait distinguer un gros véhicule, après que la vue se fût habituée à l'obscurité.

         — Montez !, ordonna Ibrahim, je referme la porte.

Franz se mit au volant et actionna le contact. Aussitôt le gros moteur fit retentir son grondement amplifié par l'étroitesse du garage. Lentement la voiture sortit en cahotant sur le trottoir inégal. Ibrahim referma aussitôt la porte et s'installa à l'arrière. Franz prit la direction de la maison de leur hôte.

         Ils rangèrent la voiture à côté de l'américaine et se rendirent vers la terrasse où brillait maintenant la lumière vacillante des lanternes que Zeinab avait allumées. Ils se régalèrent de plats riches et épicés, arrosés d'un vin rouge, chaleureux et entêtant. Ils finirent le dîner par de rafraîchissants melons à la chair orange et parfumée.    

— En attendant le café, regardons encore la route à suivre. Ibrahim étala les cartes sur la table de mosaïque.

— En fait c'est très simple, il faut remonter sur Zarqa, à al Mafrak bifurquer plein est et suivre la piste traversant le désert de Syrie, dit-il en glissant son doigt sur le papier.

         La tiédeur du soir inondait le balcon parfumé des effluves des plantes odoriférantes croissant dans le jardin. La nuit calme et étoilée, où se mêlait sporadiquement la rumeur de la ville encore animée, ne laissait rien transparaître du drame qui se jouait à quelques centaines de kilomètres plus à l'est. Parfois la voix tonitruante d'un orateur haranguant les foules s'échappait au passage d'une voiture aux fenêtres ouvertes, puis le calme revenait, presque pesant.

         Franz était nerveux. Il aurait déjà voulu partir cette nuit, mais la prudence les incitait à attendre le jour et à se fondre dans la masse des véhicules encombrant la ville. Le danger sera plus omniprésent sur la route menant à Bagdad.

         Ils prirent connaissance des nouvelles à la télévision puis se reposèrent avant le long périple vers leur destination.

         Un jour gris et orangé se leva. Le ciel était chargé de poussière de sable que le vent du désert chassait au-dessus de la ville. Tout était recouvert d'un voile jaunâtre qui piquait les yeux.

         Après un petit déjeuner copieux, Laure et Franz prirent congé de leurs amis et, pendant que Ibrahim ouvrait la lourde porte du porche donnant sur la rue, Laure et Franz s'installèrent dans le 4x4.

         Le véhicule chargé de réserves d'eau, d'essence, de pneus et de provisions pour la longue route, oscillait sur les inégalités du trottoir. Il était encore très tôt et les rues étaient vides. L'appel du muezzin venait de rassembler les fidèles dans les mosquées. Le moment était propice pour quitter la ville.

         Franz, le visage crispé, pilotait avec prudence et adaptait sa conduite à la manière de rouler des autres usagers.

Ils avaient maintenant atteint les confins de la cité Hâchémite. Devant eux s'ouvrait la route menant à Zarqa'. Ils croisèrent de lourds convois de camions d'entreprises commerçant avec l'Iraq, peu de mouvements militaires, partout un peu de curiosité de la part des habitants des villages traversés. Bien qu'habillés dans la norme locale, ils étaient facilement repérables.

         Au hasard d'une halte à un poste d'essence après Al Mafraq, un homme qui avait longuement vécu à Paris leur conseilla de se couvrir la tête, d'un voile pour Laure et d'un turban pour Franz. De plus ces coiffes offraient une protection contre les tempêtes de sable qu'ils risquaient de rencontrer dans le désert de Syrie.

         Ils roulaient depuis déjà trois heures sur la piste traversant le désert en direction de l'Irak et venaient de passer l'embranchement de la route menant à Turayf en Arabie Saoudite. Franz avait augmenté l'allure et la voiture filait plein est. De temps à autre, ils dépassaient un autocar bondé de combattants Jordaniens ralliés à la cause de Saddam. Des drapeaux flottaient aux fenêtres et des slogans anti-Américains ornaient certaines vitres. Au passage de la voiture, quelques uns sortaient la tête hors du véhicule et hurlaient des mots chargés de rage, incompréhensibles pour les deux journalistes.

         Il commençait à faire chaud et Franz souffrait de nouveau de cette température proche de quarante degrés. La radio de bord ne cessait de diffuser une musique belle et lancinante, entrecoupée de flash d'informations. Le Président des Etats-Unis semblait vouloir ignorer la volonté de la France et de l'Allemagne de résoudre le problème par la diplomatie.

         Ils s'arrêtèrent enfin au bord d'un oued1 bordé d'une palmeraie. Franz rangea le véhicule à l'ombre et, jetant un coup d'œil circulaire, s'enquit de l'absence de danger avant de descendre.

         A peine avait-il mit le pied à terre que retentit, venu de nulle part, un :  es-salàmou alaykoum2, auquel il répondit aussitôt par : wa alaykoumous-salàm3.

         Dissimulé par l'ombre profonde après trop de clarté, il entrevit un bédouin qui s'approchait de lui. L'homme prononça quelques mots et semblait attendre une réponse qui ne venait pas. Franz tenta de lui expliquer qu'il ne comprenait pas.

         — Là afham, ma a l-asaf , dit-il en ajoutant en anglais : je ne comprends pas.

         Alors, l'Arabe perplexe regarda la voiture avec méfiance. Les plaques jordaniennes le rassurèrent un peu. Il comprit qu'il avait à faire à des journalistes.

         — as-souhoufiy4, ajouta-t-il en désignant Franz. Puis il continua en anglais en hochant la tête. Il tendit une gourde de peau de chèvre en invitant Franz à boire l'eau fraîche de l'oued. C'est alors que Laure s'approcha d'eux. L'homme l'observa du fond de ses yeux noirs.

         Ouqaddimou laka zawjati1, s'empressa de dire Franz.

Le bédouin salua et tendant la gourde à Laure lui dit de boire tout son saoul avant la traversée du grand désert.

         Puis, estimant qu'il fallait mettre un terme à cette rencontre, il les quitta en leur murmurant une dernière parole : « hazzan sa'idan…Bonne chance, Français »

         Laure et Franz prirent congé et se confondirent en remerciements, ce qui eut l'heur de plaire à l'Arabe qui, de son pas lent, regagnait sa famille restée à l'écart.

         Laure et Franz allèrent s'asseoir sous l'ombre des palmiers et déjeunèrent de quelques galettes de pain non levé, accompagnées de poivrons à l'huile, de fromages et de fruits bien frais en guise de dessert.

         Appuyés contre le tronc rugueux d'un palmier, ils savourèrent ces instants de paix avant la tourmente. La chaleur les plongeait dans une douce torpeur dans laquelle Franz ne voulait surtout pas sombrer. Le danger pouvait être réel dans ces contrées inconnues. Il réveilla Laure qui s'assoupissait et, ils rejoignirent leur voiture garée à l'ombre. Il leur fallait atteindre le poste frontière Jordano-Irakien pour y passer la nuit.

         Ils reprirent la route en direction de l'Irak avec au bout l'incertitude et Bagdad, enjeu de tant de convoitises.

        

         La voiture filait sur la route par endroits envahie de nappes de sable balayées par le vent du désert. Ce vent toujours présent, ce vent qui incruste des grains de sable aux coins de la bouche, dans les yeux, ce vent qui crie aux oreilles et qui rend fou.

         De lourds camions se hâtaient en direction de la frontière, d'autres revenaient d'on ne sait où, toujours à vive allure pour éviter les embuscades.

A l'horizon un sombre nuage de sable s'élevait en tournoyant.

         La nuit tombait au loin, jetant des voiles de lumière mordorée sur l'écran du ciel. Au bout de la piste, on distinguait l'énorme portique symbolisant la frontière, planté au milieu du désert sur cette route rectiligne. Franz ralentit et se rangea sur le bas côté de la route. Aussitôt un garde-frontière Jordanien vint à la rencontre de la voiture et voulut procéder aux contrôles. Franz tenta de lui expliquer leur présence ici. L‘homme inquiet leva sa mitraillette et demanda aux occupants de descendre. Il fouilla rapidement le véhicule en gardant un œil sur eux. Rassuré il leur fit signe de le suivre. Ils entrèrent dans un poste de fortune, occupé par plusieurs gardes qui les regardèrent incrédules. Laure ne passa pas inaperçue. Ils lui demandèrent de baisser son voile et furent presque rassurés de voir qu'elle était européenne. Ils comprirent et admirent le fait qu'ils étaient en présence de journalistes.

         Ils demandèrent alors dans un anglais guttural et hésitant des nouvelles de l'évolution de la situation. Relégués aux confins du pays, vivant dans la peur d'un embrasement de la situation politique, mal armés pour résister à un éventuel assaut, ils étaient curieux de tout. Ils vivaient là, loin des leurs et de tout. Ils étaient conscients qu'ils constituaient une dérisoire barrière face à un Orient en guerre. Laure était mal à l'aise. Elle sentait les regards de ces hommes glisser sur elle. Elle se rapprocha de Franz qui comprit et ils quittèrent la baraque en souhaitant une bonne nuit.

         Franz rangea la voiture tout contre le mur du poste frontière de manière à bloquer le côté droit du véhicule. Il équipa l'arrière du 4x4 d'un détecteur à infrarouge et le flanc gauche de deux projecteurs à détecteurs ultra sensibles. Les soldats comprirent qu'il ne fallait rien tenter contre eux. Un tel déploiement de technologie cachait à leurs yeux une certaine inviolabilité.

D'autres véhicules étaient maintenant arrivés. Parmi eux Laure et Franz  firent la connaissance d'une équipe de la RTBF1. Ils passèrent la soirée ensemble en bloquant les voitures l'une contre l'autre, laissant l'avant libre au cas où la fuite s'avérerait nécessaire. Laure était stupéfaite par la méfiance presque animale de Franz. Sa propension à la prudence, doublée d'une subtile connaissance de la mentalité Arabe l'interloquait. Il avait parfois des regards perçants allant au plus profond des choses et des gens. Il prenait alors sa décision selon son intuition et, jamais il ne se trompait.

 Dans la pénombre de la voiture, elle entendait sa respiration lente et profonde. Entrouvrant les yeux, elle le regardait dormir. Au dehors tout paraissait calme. Elle se rappelait ses reportages en Yougoslavie ou en Afghanistan. Seule, elle devait affronter la peur et les horreurs de la guerre, Jamais elle n'avait connu ce sentiment de protection et de force. Qui était-il vraiment se demandait-elle ? Il n'avait pourtant rien de ces baroudeurs à grande gueule qu'elle avait souvent rencontrés. De lui émanait la paix et la bonté. Pourtant, elle avait décelé, par de petits travers de caractère, une puissance et une détermination inébranlables.  Il pouvait aller au bout de sa décision avec rage et, alors, malheur à l'ennemi qui se mettait en travers de sa route. Comme il se plaisait à dire : dans une vie antérieure il avait dû être courrier à pied du tsar !

Laure le voyait traverser des pays de montagnes, des forêts sombres et touffues, des plaines arides, sautant des rivières, toujours à petites foulées régulières, infatigable, courant jour et nuit… Elle sombra dans le sommeil.

Vers cinq heures du matin, elle entendit du bruit. A ses côtés une voix répondit à son sursaut.

La ilaha illa llah2, ma douce. C'est l'heure de la prière.

Elle se rendormit sur l'épaule de Fanz et se réveilla à sept heures.

L'odeur du café grillé envahissait la zone du poste frontière. Les journalistes et les soldats avaient fraternisé et dégustaient ensemble un café dans le froid du matin. Elle reconnut tout de suite la silhouette de l'homme en treillis et saharienne, la longue écharpe passée autour du cou retombant sur la veste. Franz tenait conversation avec un confrère de la télévision belge.

Debout autour du feu,  dans la lueur grise du matin, ils avaient l'air de mercenaires en conférence. Elle sourit et remonta la couverture sous son menton tout en observant la petite troupe. Au bout d'un moment, Franz se retourna et, s'empara d'un quart1 rempli de café, glissa quelques biscuits sucrés dans sa poche et vint au pas de course à la rencontre de la voiture. Il sauta à pieds joints sur le capot et, avec un sourire enfantin, tendit le café fumant et les douceurs à Laure par l'interstice de la fenêtre ouverte.

         — Min fadlika2    

Elle sourit avec bonheur de tant de douceur et se réchauffa les doigts au contact du gobelet d'aluminium brûlant. Dans ses yeux rieurs Franz lut un tendre: « Merci mon amour».

Il resta accroupi sur le capot du moteur en l'observant amusé.

Les Belges riaient de le voir se comporter aussi puérilement. En fait la peur leur nouait les tripes et, ils s'amusaient d'un rien.

         Après s'être restaurés, et préparés pour le long périple vers Bagdad, les journalistes se mirent en route. Les gros moteurs ronronnaient maintenant comme des fauves impatients. Les soldats leur souhaitèrent bonne route et bonne chance. Le convoi traversa la frontière par le porche planté dans ce royaume de sable du désert ou rien ne croissait que la folie des hommes. La route de Rutba s'ouvrait devant eux.

         La nuit était tombée lorsqu'ils traversèrent le pont sur l'Euphrate peu après Ràmàdi. Autour de la ville d'étranges tranchées laissaient présager des combats acharnés qui allaient se livrer aux abords de la ville. Franz repensa à ces tranchées du Col du Linge là-haut en Alsace.

L'aéroport gardé par la milice était à deux pas. Ils entrèrent par la route de l'ouest. Les contrôles avaient été effectués avec la plus grande méfiance. Le fait d'être Français et Belge jouait en leur faveur. Ils purent rejoindre à peu près sans encombre l'hôtel Rashid où les journalistes avaient leurs quartiers. Les rues étaient bizarrement très animées malgré les rumeurs de guerre imminente. Rien ne laissait supposer le danger. La victoire était pour beaucoup de Bagdadis une chose acquise. La méfiance régnait, mais pas la peur.

Des minarets dentelés et ciselés, illuminés, dominant les toits de la ville, fusaient les lueurs verdâtres de l'islam vers un ciel encore serein.

         Laure et Franz gagnèrent leur chambre et s'installèrent avant de descendre dîner. Ils avaient vécu de frugaux repas depuis deux jours. La télévision égrenait son chapelet d'anecdotes avant l'enfer promis par les forces de la coalition.

…H-30, mardi 18 mars, journal de vingt heures retransmis en différé par une chaîne francophone internationale.

…Les images de l'exercice défilaient comme dans un mauvais rêve. Des enfants couraient vers ce que les enseignants considéraient comme un abri contre les bombes. En fait il s'agissait d'une modeste masure de parpaings, plus sombre que les salles de classes et, où les enfants seraient parqués pendant la chute de la bombe qui leur serait fatale. On leur montrait alors comment ils devaient joindre les mains et prier Allah en attendant l'horrible sifflement de l'obus qui se rapprocherait inexorablement de leurs têtes mises à prix parce qu'ils ne se trouvent pas au bon endroit à un moment où il n'aurait pas fallu. 

Le journaliste flanqué de la maîtresse d'école portant foulard assista à une parodie de vérité lorsque l'institutrice demanda avec une effroyable certitude à certains enfants, qui était l'ennemi, le monstre ? L'évidence de la réponse était telle qu'elle interrogeait les enfants sans même entendre la réponse : Bush !, répétaient inlassablement les petits bien conditionnés par une propagande assénée à coup de haine séculaire. Puis vint le tour d'une charmante petite fille timide, affublée de grosses lunettes à qui l'institutrice réitéra infatigablement sa question. La stupeur fut générale lorsque de la bouche de l'enfant innocente l'on entendit le nom de Saddam. Blême de stupéfaction l'enseignante reformula sa demande, cette fois avec plus d'attention. A l'énoncé de la réponse, le malaise se fit encore plus intense. De sa voix claire l'enfant avait dénoncé Saddam Hussein. La bonne réponse fut extorquée à l'arraché lorsque, avec un tremblement presque imperceptible dans la voix, traduisant tout le courroux d'un peuple et surtout le déshonneur de ne, manifestement, pas avoir eu la gloire de l'aboutissement de l'aliénation à leur cause. En écho à une extrême et implacable fermeté de la part de l'enseignante, se reprenant in-extremis, l'enfant perturbée répondit enfin : Bush, et les Américains.

A trente heures de l'irrémédiable échéance, on en était encore à croire que la victoire pouvait basculer dans le camp des opprimés.

Combien, d'entre ces enfants anonymes survivront au massacre ? Pourquoi eux ? Pour la plupart, ils n'étaient pas nés en 1991 lors de l'invasion du Koweit par les troupes de Saddam Hussein. De la guerre, ils n'en connaissaient que l'assemblage des signes qu'ils venaient d'apprendre. Bombe et mort étaient des mots inconnus pour eux. Qu'ont-ils donc fait qu'on leur réserve ce sort horrible de mourir pour une cause qui n'est pas encore la leur ? On achève mieux les chevaux!

Pour certains, le mercantile attrait que procurait la guerre imminente, les poussait à profiter de la misère et de la détresse de leurs coreligionnaires pour s'enrichir. Les prix des transports, taxis et autres en direction de la frontière flambèrent en quelques heures pour atteindre des taux usuriers.

En ce jour du 18 mars, Les contrôleurs de l'ONU avaient déjà quitté le pays, laissant derrière eux des dizaines de dévoués collaborateurs Irakiens qui, à leurs côtés, et cela pendant des mois de lente et confiante recherche, avaient contribué aux mesures de dérogation à l'ultimatum. Les civils étrangers employés dans des sociétés œuvrant sur sol irakien étaient rapatriés. Les journalistes, sous la menace d'une destruction quasi certaine du ministère de l'information, démontaient leurs antennes qu'ils avaient montées sur le toit. Conseil était donné aux représentants de la presse de quitter les lieux. On occultait ainsi toute velléité de liberté de presse. Les ambassades se vidaient. Aucun témoin, à  part les quelques correspondants de presse qui luttaient pour faire passer coûte que coûte l'information, restant fidèles à leur déontologie, étaient, malgré la peur qui les tenaillait, un exemple de courage.

Son Excellence l'Ambassadeur de France, avant de refermer la porte de sa limousine, invita les journalistes à prendre soin d'eux-mêmes. Sincère et pourtant dérisoire mise en garde avant le chaos.

Environ 300'000 hommes bénéficiant de la plus haute technologie militaire, opposée à une armée irakienne dont la puissance de feu restait un mystère, étaient prêts à l'assaut.

Les rues de Bagdad se vidaient le soir de la rumeur bigarrée de la journée. Les étals si animés, encore regorgeant de légumes et de fruits des commerçants ambulants dont certains portaient la djellaba, avaient fait place au silence de la nuit. La ville et le monde se préparaient au pire, incrédules et encore confiants en la foi humaniste. Le soleil rougeoyait derrière les immeubles en contre-jour.

         Le repas à l'européenne leur fut servi par une jeune femme habitant Bagdad avec son mari instituteur et leurs deux enfants en bas âge.

         Laure et Franz se lièrent rapidement d'amitié avec elle. Elle était douce et confiante en l'avenir. Elle n'affectait pas cette naïve crédulité qu'insufflait à la population un facétieux ministre de l'information, absurde et dérisoire comédien dont les paroles trop optimistes auraient frisé l'inconscience si celui-ci n'affichait pas, après avoir parlé, cet indéfinissable et mystérieux sourire narquois.   

         Aziza avait ce port de tête altier des Arabes, cette démarche souple et féline des filles du désert. Elle était belle comme les femmes peuvent l'être là-bas.

         Ils veillèrent tard dans la nuit à discuter avec d'autres journalistes.

         Aziza leur servit encore un dernier drink avant de rentrer auprès de ses enfants. Son mari était venu la chercher jusque devant l'hôtel.

         La fatigue s'installa et les paupières devinrent lourdes. Les journalistes se quittèrent pour la nuit. Le lendemain Laure et Franz iraient au hasard des rues interroger les Bagdadis.

        

Au lever du jour, bien après l'appel de la première prière de la journée, ils se rendirent au salon où leurs confrères déjeunaient en planifiant la journée.

Ils avaient décidé de se mêler à la foule et de prendre ainsi connaissance de l'avis de la population.

Aussitôt passé les portes de l'hôtel, on était brutalement plongé dans le souffle de l'Orient. Un peuple affairé et paradoxalement nonchalant, vêtu d'abayas et de complets se frayait un passage entre les voitures et les vélos déjà nombreux le matin. La ville grouillait d'une populace confiante et vitupérante à l'encontre d'un Occident complice. De temps en temps des hommes armés faisaient barrage, uniquement pour montrer leur détermination à lutter contre le mécréant Américain. Le tumulte prenait son apogée à proximité des quartiers populaires. Une foule bigarrée se pressait autour des Européens et les apostrophait en un anglais rocailleux et guttural. Parfois un geste haineux les faisait trébucher. Il leur fallait alors crier à la foule leur nationalité, ce qui pour certains, était synonyme de courage politique. Les autres restaient méfiants à l'égard de ces voyeurs anachorètes venus assister à la défaite de la grande armée américaine devant Bagdad.

Seules les rives du fleuve bénéficiaient d'un semblant de calme dans cette ville animée d'une frénésie guerrière. Quelques estaminets offraient un refuge bienvenu dans le chaos de la grande ville en proie à la folie. On devinait parfois le canon d'une batterie antiaérienne pointée vers le sud dans l'attente d'une attaque des forces de la coalition. Quelques vieux chars soviétiques T52 se battaient contre un asphalte collant et, dans le cliquetis de leurs chenilles arrachaient des lambeaux de peau à la route déjà en mauvais état. De lourds camions circulant à vive allure dans un concert de trompettes et de Klaxons enroués jouaient aux kamikazes avec les piétons.

Sur un trottoir, un commerçant vendait des groupes électrogènes flambant neufs. Il expliquait avec force détails et incantations, les deux mains levées au ciel en implorant Allah de sa bénédiction, que l'eau viendrait  à manquer ainsi que le courant électrique pour alimenter les pompes. Laure et Franz s'approchèrent. Le subtil marchand les prit à témoin et leur demanda de donner leur approbation à chacun de ses arguments. Ils se prirent au jeu et, en quelques mots de français et d'anglais, appuyèrent sa théorie.

Quand ils prirent congé, après que le malicieux démarcheur eût vendu trois de ses lourds appareils, il se retourna et leur lança un Schoukran1 sonore étouffé par le vacarme incessant du carrefour.

Ils se dirigèrent alors vers les quartiers nord de la ville. Au hasard de leurs pérégrinations dans la grande ville, ils s'arrêtèrent sous l'ombre basse des arbres d'une allée plus calme. Au fond d'une cour, de l'intérieur d'un bâtiment aux murs badigeonnés d'ocre, des enfants ânonnaient l'alphabet.

— Aaalif (Alif), Baaa (Ba),… Ba, alif, ba, alif, baba2

Innocents et confiants, les petits répétaient inlassablement les lettres que la maîtresse désignait sur un tableau écaillé dont les coins étaient abîmés. Laure et Franz restèrent longtemps à écouter les petits répéter la leçon, comme tous les élèves du monde.

Une femme couverte de noir leur lança un regard de feu avant de les invectiver brutalement en levant la main sur eux. Ils eurent beau crier qu'ils étaient français… Faransiyy, faransiyy !, la mégère ne se calma pas. Déjà quelques passants s'arrêtaient. Franz prit le bras de Laure et ils se précipitèrent vers une rue passante. Agrippée à la chemise de Franz, elle se laissait conduire. Il se faufilait en zigzag entre les gens et les voitures, jusqu'à se fondre dans la masse. En sueur, ils reprirent haleine contre le mur brûlé par le soleil d'un immeuble locatif. Franz scrutait la rue, pleinement conscient du danger que leur présence dans ces lieux survoltés pouvait, à tout moment, déclencher.

         — Ça va, demanda Franz ?

Laure se rapprocha machinalement de Franz pour l'enlacer. Il l'en dissuada

         — Attention, ce serait très mal vu ici !, ajouta-t-il.

Leurs regards chargés d'amour se croisèrent. Il veillait sur elle et, elle aurait voulu simplement se jeter à son cou. Ce geste d'amour banal et naturel était prohibé ici. Toute la contrainte et l'âpreté de la vie des femmes se concrétisa alors à l'esprit de Laure qui souffrait pour ses congénères femmes, — femelles, pensait-elle —, car elle connaissait bien la condition féminine dans les pays arabes pour y avoir longtemps séjourné.

 

         Au bord d'une rue, au fond d'une sorte de jardin public clos de murs où les massifs de fleurs déversent leurs effluves capiteux, s'ouvrait la cour d'une opulente mosquée dont le sol et les murs étaient ornés de mosaïques bleues. Quelques fidèles, assis devant la fontaine destinée aux ablutions, procédaient à la purification avant la prière. Les regards obliques qu'essuyèrent alors Laure et Franz n'avaient rien des civilités habituelles qu'échangeaient les fidèles. La lourde porte du sanctuaire, chargée de décorations couvertes d'or, s'ouvrait sur une salle au décor étrange et figé donnant le frisson. A l'intérieur, quelques dizaines de croyants, prosternés sur les magnifiques tapis couvrant le sol, reprenaient les prières qu'un imam debout psalmodiait dans un microphone aux accents nasillards.

         Traversant les vitres blanches des hautes ogives, des traits de lumière illuminaient le sol, exhaussant les couleurs des tapis, les faisant chatoyer sous une fine pluie de poussière figée que chaque accroupissement de l'assemblée mettait en mouvement.

         Une douleur violente au creux des reins arracha un cri à Franz qui venait de recevoir un coup de coude de la part d'un inconnu. Il se retourna prêt à riposter, mais rien dans l'attitude des hommes entrant dans la salle ne désignait l'un d'eux comme l'auteur de l'agression. Leurs visages impassibles restaient fermés, le regard sombre et la bouche pincée en un rictus de dédain à peine dissimulé. La mise en garde était claire. Il valait mieux ne pas rester ici plus longtemps.

         Ils retrouvèrent, presque avec soulagement, l'atmosphère bruyante et inhospitalière de la rue. A un marchand ambulant, ils achetèrent de quoi se restaurer. Ils dégustèrent leur frugal repas au bord de l'eau boueuse du Tigre. Ils étaient soudain épuisés. Laure tenta un doux baiser que lui rendit Franz. Ils durent résister à la tentation de se laisser aller à leur étreinte. Le danger était omniprésent.

Plus haut, sur le pont reliant les deux berges, la circulation était toujours aussi dense et bruyante. La ville, telle un énorme poumon ne cessait de respirer avec clameur. Le vent s'était levé, charriant les miasmes de la périphérie de la ville. Le ciel devenait jaunâtre. Le sable de la berge se soulevait en tourbillons rageurs.

 

         Ils regagnèrent l'hôtel par les petites rues de la Medina1, ou plutôt ce qu'il en restait. Ils traversèrent ainsi un dédale de ruelles surplombées par des oriels où croissaient des plantes grasses. Les murs soutenus par d'étranges arcs boutants reliaient les maisons l'une à l'autre sous un réseau anarchique de fils électriques courant d'un bout à l'autre du passage. Les lanternes suspendues au milieu des ruelles grinçaient en se balançant au bout de leurs chaînes. Laure et Franz gravissaient un à un les larges escaliers de pierre pour aboutir au milieu du tumulte. Le ciel se chargeait et l'air devenait irrespirable, le sable retombait en pluie fine et crissante.

         La vue de l'hôtel fut pour eux comme une porte s'ouvrant sur le calme et un retour dans un microcosme occidental.

 

Au bar, ils rencontrèrent des collègues Belges et Français amusés de leur accoutrement très couleur locale. Ils échangèrent quelques mots avant de rejoindre leur chambre. Installés sur le balcon, les cheveux encore gris du sable du désert, ils installèrent le vidéophone et retransmirent à l'agence les impressions et anecdotes glanées au fil de cette dernière journée de calme apparent sur Bagdad. La douche roborative leur apporta quelque repos.

Allongés sur le sofa devant la fenêtre ouverte sur un ciel de plus en plus couvert, ils échangèrent leurs impressions de la journée.

         — Ce qui m'a le plus frustrée, avouait Laure, c'est ce sentiment de culpabilité qu'une femme sent au fond d'elle-même, ce troublant complexe de ne pas avoir le droit d'appartenir à cette ethnie musulmane faite et régie par les hommes. Bien sûr, ajouta-t-elle, ma culture et mon éducation européennes rendent mon jugement partial. Mais j'ai la ferme conviction que les femmes se jugent impures et se complaisent, par soumission ou pusillanimité, voire endoctrinement aveugle, à cette loi islamique.

J'ai la douloureuse sensation punissable d'avoir envie de mon maître susurra-t-elle en se coulant sur Franz tel un serpent ondulant vers sa proie. Je préfère nos coutumes judéo-chrétiennes plus démocratiques et donnant accès au sensuel.

         — Détrompes-toi Laure, la base de la volupté sexuelle émane de l'Orient.

         — Voyons voir ça, ajouta Laure, féline et attirante. La lourdeur de l'air augmentait avec leur désir mutuel et ils ne purent résister aux plaisirs de la chair. L'orage éclata couvrant les gémissements de bonheur de Laure.

 

 

         La pluie tombait, lourde et chaude, noyant les rues de ruisseaux de fraîcheur bienvenue.  Laure et Franz se rendirent dans la grande salle à manger de l'hôtel où ils eurent le bonheur de retrouver Aziza.

A la fin du repas, ils discutèrent encore un peu avec elle et spontanément, elle les invita à rencontrer son mari, ses enfants, ses amis.

         Ils informèrent donc leurs collègues Belges et la direction de l'hôtel de leur absence de cette nuit sans en préciser le but exact.

         Succédant à la pluie, une agréable tiédeur envahissait la nuit. Ils partirent tous trois dans le 4x4 aux plaques jordaniennes qui leur servait plus ou moins de sauf-conduit. Aziza parlementait avec les soldats lors des contrôles ce qui facilitait grandement le passage.

        

Bagdad est une ville immense de plus de trois millions d'habitants et il eut été impossible à Laure et Franz de s'y diriger vers un point déterminé sans aide. Ils arrivèrent sans encombre à la maison d'Aziza située dans un quartier populaire près du grand  marché de la métropole. Hossein, son mari et ses deux enfants l'attendaient, un peu anxieux et impatients de la revoir. Ils furent surpris de la voir ainsi accompagnée de deux Européens, mais se rassurèrent bien vite après les présentations.

L'ultimatum allait toucher à sa fin chacun se préparait à l'horreur. 1991 était encore présent dans les esprits meurtris et dans les cœurs déchirés. 

         Longuement, ils devisèrent ensemble, échangèrent des souvenirs, firent connaissance et partagèrent une amitié sincère.

Il était trop tard pour retourner à l'hôtel. Aziza proposa de les héberger jusqu'au lendemain. L'habitation était modeste mais l'accueil si chaleureux que Laure et Franz se sentirent en sécurité auprès de leurs nouveaux amis.

Ils s'étaient préparés pour la nuit. L'abri qu'ils partageaient avec la jeune famille qui les hébergeait, était sécurisé au maximum. On avait cloué du grillage de garde-manger à l'extérieur et à l'intérieur du bâti de fenêtre pour éviter l'intrusion des éclats d'obus dans la pièce dont les vitres étaient soigneusement parées de croix de papier collant pour protéger des blessures par projection de verre en cas d'explosion.

Avant de se quitter pour la nuit Aziza murmura une prière dont ils n'entendirent que la fin :…wa rahmatou l-llahi wa barakatouhou1.

 

VII

02H30. Les sirènes retentirent.

H-00, jeudi 20 mars. Les premières bombes tombèrent.

Dans un brouillard insipide Franz revoyait le regard innocent, mardi encore rieur, de la petite fille vue à la télévision et pensait : « Puisse Allah la protéger… ! » 

Plusieurs fois dans la nuit le vacarme des bombardiers venant par vagues successives depuis le sud emplit de terreur les habitants des quartiers proches des bâtiments officiels.

Franz et Laure étaient montés sur la terrasse de l'immeuble pour un compte rendu en direct par l'intermédiaire de leur vidéophone. Au sud, les flammes s'élevaient de quelques bâtiments en feu. Les tirs de la DCA tentaient de stopper l'avance des porteurs de mort. La raffinerie de Ad Dawrah semblait encore intacte. Plus près, une colonne de fumée épaisse s'élevait d'une tour en béton que Laure désigna comme le centre de télécommunication de Bagdad. L'aéroport militaire de Muthenna, à l'ouest, semblait être une cible privilégiée pour l'aviation de la coalition. Celui de Rasheed, au sud, était déjà neutralisé. De gros bombardiers prenaient en enfilade le canal reliant les deux bras du Tigre, longeant la rue de l'Imam Ali. Les bombes étaient destinées à boucher le passage entre la place aérienne de Rasheed et celle d'At Taji au nord.

         La pluie avait cessé, laissant place à une moite chaleur emplie des odeurs nauséabondes des incendies.

         Au lever du jour, Bagdad avait repris sa frénésie. La ville s'agitait, un peu plus animée peut-être, mais rien ne laissait supposer que la guerre était présente encore cette nuit au-dessus de la grande ville.

Laure et Franz regagnèrent l'hôtel en compagnie d'Aziza. A leur arrivée on leur conseilla de se rendre au Palestine plus sûr que le Rashid qui se trouvait sur la trajectoire des obus venant du sud et visant le palais présidentiel. Avec regret ils prirent congé de leur nouvelle amie Aziza qui promit de rester en contact avec eux.

         La guerre s'enlisait allongeant la liste des victimes civiles. On enterrait les enfants par cinq ou six dans des cercueils trop grands pour eux.

…Hier soir à Najaf, une camionnette a été la cible d'un tir meurtrier de la part des forces de la coalition. Sept femmes et enfants ont péris dans cet       « incident horrible et tragique » comme le qualifiait ce matin le général commandant la 3e division d'infanterie.

Faisant suite aux regrets, les forces américano-britannique accusaient les Irakiens d'être en partie responsables de tels drames en les accusant de         « tactiques terroristes ». Le porte parole du commandement au Qatar a ainsi estimé que  les victimes civiles étaient « regrettables »  mais « inévitables ».

A Al-Hillah, à 80 kilomètres au sud de Bagdad quinze membres d'une même famille ont été tués alors qu'ils circulaient à bord d'un Pick-up atteint par un tir d'hélicoptère Apache…

         Les abords de Bagdad brûlaient. Les fosses creusées autour de la ville n'étaient pas destinées aux combats de tranchées, mais servaient de récipients pour le pétrole que les soldats de Saddam enflammaient pour brouiller les tirs de missiles et perturber les bombardements.

Malgré la défaite imminente, Saddam persistait à proclamer la victoire proche pour l'armée irakienne et à appeler au djihad1. Les sirènes étaient muettes depuis quelques temps. La DCA ne répondait plus aux vagues meurtrières des bombardiers. L'hôtel Rashid avait été la cible de tirs qui auraient coûté la vie d'un journaliste. Il était impossible de communiquer par téléphone d'un quartier à l'autre, quant aux communications internationales, elles étaient totalement interrompues. La gare routière d'Afez Al Qadi était noire de monde. Les gens venaient, des lettres à la main, attendre une hypothétique voiture qui prendrait soin de leurs messages vers Amman ou Damas. Des civils continuaient de mourir. Les hôpitaux surchargés manquaient de tout.

Puis vint un raid de plus, un raid de trop. Le quartier nord d'Al A'Zamiyah venait d'être touché. Franz pensa avec effroi à Aziza, à ses enfants, sa famille.

Laure était en conférence avec d'autres journalistes quand Aziza fit irruption en guenilles dans le hall de l'hôtel en criant le nom de Franz. On la rassura et le portier appela Franz qui se rua dans les escaliers au secours de son amie. Lorsqu'il arriva dans le hall il entendit les cris de la belle Aziza en proie à une terreur effroyable. Elle se jeta dans ses bras en le conjurant de l'aider, sa maison avait été touchée par des missiles. Elle avait pu s'en échapper par miracle, elle ne savait pas ce qu'il était advenu de sa famille. De grosses larmes ruisselaient sur son beau visage maculé de cendres d'où perlaient des gouttes de sang suintant des blessures causées par des éclats de maçonnerie. Franz fit prévenir Laure de son départ pour Al Zamiyah.

La voiture filait dans les rues poussiéreuses de Bagdad. Des façades incendiées, écroulées offraient le spectacle indécent de leurs murs ressemblant à des mâchoires de squelettes : partout, le feu et la mort sous un ciel noirci par les tranchées en flammes. Franz roulait à vive allure au milieu des gravats et des fils électriques jonchant la route meurtrie.

Franz n'avait jamais connu la guerre. Le seul souvenir que sa mémoire lui restituait, était la vague vision d'horreur d'Oradour sur Glane qui lui avait laissé le cœur au bord des lèvres et l'estomac noué devant l'immonde spectacle.

Bien sûr ce n'était pas la même guerre, ni les mêmes combattants ivres de sang et de vengeance, mais le résultat était le même.

Des fenêtres sans substance béaient sur des orifices aveugles fuyant sur le néant. Des pierres et des gravats s'amoncelaient là, où quelques heures auparavant la vie était pleine de la rumeur de la ville et des cris des enfants. Des cris d'enfants que la puissance guerrière avait étouffé sous des tonnes de misère et de pierres lourdes qui avaient broyé les chairs, éclaté les crânes et brisé les jambes. Les habitants s'affairaient devant les maisons écroulées. Franz reconnut Hossein et Farah, la petite fille d'Aziza, mais il ne vit nulle part Ahmed le fils de la belle Irakienne. Franz tourna la voiture pendant qu'Aziza se ruait vers son mari. Ahmed était dessous. Ils se mirent à creuser et à déplacer des tonnes de matériaux puant le feu. Au bout d'une heure, ils dégagèrent le corps du petit garçon qui visiblement était encore en vie malgré ses horribles blessures. Sa jambe gauche pendait au bout de son corps lorsque son père le prit dans ses bras. Du sang avait taché sa chemise à la hauteur du thorax. On l'emballa dans une couverture et Franz fit rugir le moteur du 4x4. Ils emmenèrent le petit vers l'hôpital le plus proche.

Le chaos régnait et personne ne semblait vouloir s'occuper d'eux. Enfin un médecin les prit en charge. Ahmed fut envoyé en salle d'opération pendant que la famille attendait. Les heures furent longues et, malgré la panique des gens meurtris dans leur chair, on leur offrit un peu de thé en remerciant le Français pour son courage. Franz tentait d'apporter un soutient, Ô combien dérisoire mais gratifiant pour lui-même, aux infirmiers et médecins de l'hôpital. La nuit tombait au-dehors et Franz pensait à Laure qui restait sans nouvelle de lui. A cet instant même, il avait envie de l'étreindre, de se raccrocher à elle, de la serrer fort contre lui, de sentir son corps frémir et sa peau s'enflammer. Il avait envie de ses baisers, de ses je t'aime, de la douceur infinie de son regard, de la paix qu'elle lui avait offert si simplement. Il prononça son nom tout bas. Il sentit une main fine et moite étreindre son bras. Il se retourna et vit le pauvre sourire d'une mère qui pleurait sur la douleur de son enfant. Aziza le regardait de ses grands yeux noirs. Elle ne parlait pas, mais continuait de triturer le bras de Franz comme si elle eut voulu lui en soustraire sa force pour mieux lutter.

— Schoukran1 !, prononça-t-elle, les yeux pleins de larmes.

Ils attendirent toute la nuit, recroquevillés dans un coin du mur, serrés l'un contre l'autre, à attendre. Durant la nuit, l'hôpital fut secoué par des bombes tombant en chapelets non loin de là, apportant chaque fois un flot de blessés que l'on ne pouvait même plus soigner faute de moyens.

Au petit matin, Aziza conseilla à Franz de regagner l'hôtel afin de rassurer Laure qui devait se morfondre. Hossein et la petite resteraient là pour veiller sur Ahmed. Elle devait reprendre son service au Rashid pourtant presque vide. Sa condition de femme ne lui permettait aucun égard et elle se devait d'être présente quoiqu'il advienne.

Ils prirent donc la route du centre. Il déposa Aziza en lui promettant de venir la chercher ce soir pour l'emmener auprès des siens.

Il rangea la voiture au parking de l'hôtel et remonta vers le salon d'accueil. Les grands fauteuils étaient vides et le hall calme et tranquille. Son apparition ne fut pas sans attirer l'attention des quelques personnes présentes. Il prit conscience de son accoutrement pour le moins bizarre et négligé. Ses pantalons militaires, tachés de sang coagulé étaient déchirés par endroits. Sa chemise n'avait plus de couleur et, en secouant la tête, la poussière tomba de ses cheveux laissant une trace blanche sur le marbre de l'entrée. Il se brossa rapidement et s'affala dans un des confortables fauteuils sous les yeux médusés des portiers. Il renversa au passage une pile de journaux ce qui fit sursauter la jeune femme qui dormait recroquevillée dans un autre fauteuil.

— Laure !, s'exclama-t-il. Laure

Elle se jeta dans ses bras et enfouit son visage dans le tissu sale de sa chemise.

Il lui caressait les cheveux en la berçant doucement.

         — Viens, dit-elle enfin. Tu dois être fatigué, as-tu faim ? Je te fais préparer un petit déjeuner, viens, je t'aime.

         Après une douche salutaire, il déjeuna sur le balcon de leur chambre et finit par s'assoupir dans la tendresse des bras de Laure.

         L'assaut final était imminent. Bassorah était tombée, Samawah ne luttait plus et Kerbala livrait ses derniers combats menés par une garde républicaine toujours fidèle à Saddam. Les bombardements s'intensifiaient sur Bagdad.

         Le petit Ahmed allait sortir de l'hôpital. Il fallait tenter de mettre la famille à l'abri. Franz proposa de les amener plus au nord au bord du Tigre où Hossein avait de la famille.

Profitant d'une accalmie, ils prirent la route en direction du nord. Le soleil ne perçait pas encore le voile de sable que le vent faisait tournoyer au-dessus de la ville. Le calme apparent n'apaisait pas les craintes de Franz. Le petit Ahmed dormait. Il avait la jambe coupée au niveau de la cuisse mais il était vivant, et c'est ce qui comptait le plus.

Beaucoup de véhicules se dirigeaient vers la campagne, fuyant la ville et ses horreurs. Franz conduisait prudemment, aux aguets et prêt à toute éventualité. Ils passèrent quelques barrages puis la route du nord s'ouvrit devant eux et la liberté.

Ils atteignirent les premières maisons du village au crépuscule. Franz s'engagea prudemment à l'intérieur de la localité sous les yeux curieux et suspicieux des habitants. Devant une pauvre maison en terre, cuite par le soleil, Hossein lui demanda de s'arrêter. Une vieille femme en noir, les bras croisés, semblait garder l'entrée. Lorsque Hossein descendit du véhicule, elle s'anima puis, levant les bras au ciel en poussant de grands cris comme une orfraie apeurée, elle se rua dans la maison pour en ressortir suivie d'une ribambelle de gamins et d'une femme plus jeune que Hossein prit dans ses bras.

— La sœur de mon mari, dit laconiquement Aziza en descendant de la voiture, épuisée par trop d'émotions.

Ils tombèrent avec force démonstration dans les bras  l'un de l'autre et au bout de leurs épanchements, se dirigèrent vers le 4x4 où dormait encore le jeune Ahmed. Alors la grosse femme porta les mains à son visage en voyant le corps mutilé de son petit-fils. Elle hurla son désespoir et sa rage envers un occident aveugle de puissance destructrice. Laure et Franz restaient par prudence à l'intérieur du véhicule. Hossein parlementa avec sa mère en désignant la voiture et ses occupants. La vieille femme sembla se calmer et, après réflexion vint à la rencontre des deux Européens. Elle les remercia de toute sa gratitude et les invita à partager son toit. Elle leur offrit le gîte et le couvert après la cérémonie du thé.

Plus tard, quand la nuit tombée eut envahi la campagne et que le village se fut assoupi, Laure et Franz goûtèrent le calme d'une chaude soirée sur le toit plat de la maison. Un lourd rideau semblait être tombé sur la guerre, la terreur endormie, le vacarme des bombes perdu dans les souvenirs. Au loin, les chèvres poussaient leurs cris presque bibliques. A la lumière des photophores vacillants disposés sur le parapet de la terrasse où leurs hôtes avaient installés des lits faits de bois et de paille tressée, ils regardaient vers l'ouest, là où il n'y avait rien, rien que leurs lointains souvenirs, rien que cette maison des bords de Seine où ils scellèrent un jour leurs destinées dans l'amour. Franz prit Laure dans ses bras et lui murmura à l'oreille :

— M'aimeras-tu toujours, Laure, quoique tu puisses vivre avec moi ou apprendre sur moi ?

Elle lui répondit simplement par un fougueux baiser qu'elle réprimait depuis trop longtemps. Sous le ciel étoilé et étonnement clair, griffé de l'éphémère trajectoire des étoiles filantes, ils consacrèrent ce serment d'allégeance que seul l'amour peut dicter.

         Dans le calme de la nuit, les sourds impacts des bombes tombant sur les grandes villes du nord et sur Bagdad encore proche arrivaient jusqu'à eux comme de longs grondements d'orage. La nuit fut courte pour les Européens. Cinq heures du matin venaient donner le rythme à la journée par la première prière. Ce n'est que beaucoup plus tard que Aziza monta leur offrir le petit déjeuner en s'excusant de ne pas avoir trouvé les produits habituels ä l'européenne.

         Laure et Franz prirent des nouvelles du petit Ahmed.

— Il va bien, ne souffre pas, répondit la maman, les yeux brouillés de larmes.

Elle repartit très vite après leur avoir souhaité un bon appétit.

 

Dans l'esprit de Franz germait une idée, un désir, une volonté suprême concernant le petit Irakien blessé. Il n'en révéla rien à Laure qui remarqua son air songeur à ses sourcils froncés. Elle ne posa aucune question, sachant qu'il lui en parlerait le moment venu.

        

         Ils passèrent ainsi quelques jours de bonheur ponctués de francs éclats de rire, entourés d'humanité et d'une reconnaissance qu'ils ne désiraient pas. Pour eux, le fait d'aider cette famille dans le malheur n'était dicté que par des gestes de pure solidarité. Ils en oubliaient même que l'Irak existait, que la guerre faisait rage, dirigée par la main folle de l'homme. Oubliée l'odeur de soufre des bombes, oubliée la peur, oubliées les menaces, les violences aveugles d'un peuple sans avenir, asservi au dirigisme d'un dictateur.

        

         Au cinquième jour, ils s'apprêtèrent pour regagner Bagdad. Aziza devait reprendre son service au Rashid. Hossein resterait là avec les enfants. Son école détruite, il attendrait la fin du conflit en préparant la paix. Il plaça son épouse sous la protection des deux Français qui allaient trouver une solution pour héberger Aziza.

Ils prirent congé de leurs amis. Après un dernier regard vers ces humbles humanistes, vers ce petit garçon meurtri que l'on avait installé sur une chaise à l'ombre de la pauvre maison, vers ces Irakiens deux fois victimes, Franz fit rugir le moteur sous la pression de son pied que sa colère envers cette guerre rendait lourd, comme s'il eut voulu écraser toute cette injustice comme on écrase un insecte nuisible. 

En se dandinant sur le chemin malaisé, le 4x4 prit de la vitesse en laissant derrière lui un âcre panache de poussière de sable. Du ciel assombri par les lourds nuages de pétrole brûlé, tombait une pluie grasse et visqueuse qui se déposait inlassablement sur les vitres que les essuie-glaces arrivaient à peine à nettoyer.

Aziza ne parlait pas. Laure avait pris place à l'arrière avec elle. Elle lui caressait la main. Les deux femmes finirent par s'endormir lovées l'une contre l'autre au fond de la voiture comme deux sœurs.

Sur la route venant du nord, Franz devait redoubler de prudence. Beaucoup de véhicules circulaient à contresens. L'anarchie routière était maintenant totale. De temps à autre il fallait quitter l'autoroute pour aller se perdre dans une contrée hostile à cause d'une déviation. Le 4x4 ronronnait en grimpant les buttes des pistes mal fréquentées.

A l'approche d'un groupe de maisons, Franz sentit sa peau se hérisser. Il flairait quelque danger. Les sens aux aguets il roula plus lentement, prêt à donner un coup d'accélérateur en cas de danger. Il n'en eut pas le temps. Il fut pratiquement arraché hors de la voiture qui continua sa course incertaine. Il eut le temps d'actionner le Klaxon lorsque deux mains solides l'extirpèrent de son poste de conduite. Il se retrouva par terre une Kalachnikov pointée sur sa tempe, pendant que d'autres soldats vociféraient des menaces. Il fut frappé à la tête par une crosse de fusil. Il entendit encore la question qu'un des soldats répétait sans cesse :

— You, American spy ?, You American spy?

Il vit la voiture zigzaguer au loin avant de mordre la poussière et de perdre connaissance.

 

         Le signal de l'avertisseur sonore que Franz eut le temps d'actionner avant l'agression, réveilla les deux femmes pendant que la voiture, privée de chauffeur, continuait sa route au ralenti.

         Aziza plus rapide que Laure s'était déjà glissée à l'avant du véhicule et en s'emparant du volant commença à accélérer doucement en remettant le 4x4 sur la bonne trajectoire. Laure comprit l'horreur de la situation. Franz était prisonnier. Elle cria son nom pendant qu'Aziza lançait la voiture sur la piste. Laure voulut l'en empêcher. Elle voulait descendre pour aller aider Franz. Elle s'empara du volant, la voiture fit une embardée. Les balles de mitraillettes la manquèrent de peu. Aziza écrasa alors l'accélérateur et s'agrippa au volant pendant que Laure déchaînée tentait de sauter. Aziza lui hurla de rester pour l'amour de Franz.

         — Laure, on ne peut, pour l'instant, rien pour lui. Le seul moyen de lui venir en aide c'est de fuir pour rester en vie. Ils ont cru qu'il était seul, el hamdou li-l llah1, sinon nous serions violées et mortes à l'heure actuelle. Cachons-nous pour ne pas nous faire surprendre et retournons sur le lieu de l'agression.

         Laure se calma. Elle tremblait. Elle avait soudain mal à la tête et une envie de vomir lui retourna l'estomac. Les deux femmes cachèrent la voiture dans une dépression du terrain et repartirent à pied vers le lieu du drame. Un camion militaire passa à vive allure. Elles ne purent déceler la présence de Franz. Elles continuèrent vers le hameau. Aucun bruit ne leur parvint. Aziza se hasarda entre les maisons. Laure la suivit en se courbant au passage des étroites fenêtres. Les maisons semblaient vides. Aziza tenta d'ouvrir les portes, aucune ne céda. Pas de trace des militaires. Soudain, au fond d'une cour un appel les fit sursauter. Une jeune fille en haillons se cachait dans l'ombre du mur. Aziza s'approcha prudemment pendant que Laure guettait. Aziza demanda à la petite ce qu'elle avait vu. L'adolescente raconta que les soldats étaient arrivés la veille, qu'ils avaient tué les hommes qui s'opposaient et violé les femmes avant de les tuer. Seule Fatima avait pu s'enfuir, profitant de la faiblesse passagère du soldat qui venait d'assouvir ses bas instincts sur elle. Elle était encore terrée dans une fosse quand elle avait entendu les hommes armés dire qu'ils emmenaient le prisonnier Américain à Bagdad. Aziza demanda si elle pouvait faire quelque chose pour la jeune fille, celle-ci lui répondit les yeux en feu: « rattrape-les, tue-les et coupe les leurs ! »

         Aziza rejoignit Laure et lui expliqua ce qu'il s'était passé. Laure fondit en larmes en prononçant le nom de Franz. Elle pensa qu'elle ne savait rien de lui, sinon qu'il avait su faire vibrer son cœur, par son charme et sa douceur. Où était-il maintenant ? Etait-il encore en vie ? Le reverra-t-elle un jour ?

         — Ô, Franz comme je t'aime !, sanglota-t-elle avant de partir en courant vers la voiture.

Aziza la suivit et la rejoignit. Elle l'arrêta en lui intimant l'ordre de ne plus bouger.

         — Laure le terrain est peut-être miné par ici. La présence des soldats…

Laure devint soudain consciente du danger et se laissa guider par son amie habituée à ce genre de perversion. Prudemment, elles rejoignirent leur voiture et partirent en direction de Bagdad qui n'était plus très loin. En longeant l'aéroport militaire de At Taji dévasté, elles comprirent que l'entrée des troupes américaines était imminente. Elles rejoignirent l'hôtel Palestine par la rue Arbataash Tamuz. Laure se rendit immédiatement vers ses amis journalistes Belges et leur expliqua l'agression dont Franz avait été victime. Aussitôt ses confrères prirent contact avec les autorités américaines grâce à des portables relayés par satellites. On leur promit bien sûr de faire des recherches le plus rapidement possible. Il fallait attendre !

         Laure installa Aziza dans la chambre qu'elle partageait avec Franz ; sa présence la réconfortait. En fin d'après-midi, les deux femmes partirent vers les quartiers martyrs du nord. Aziza y retrouva des voisins et raconta l'infortune du compagnon de Laure. Les amis d'Aziza, proches des milieux de l'opposition à Saddam, promirent de se mettre à la recherche du Français et d'informer Laure et Aziza de l'avancée de leurs manœuvres. Elles retournèrent à l'hôtel dans l'hypothétique espoir d'y retrouver Franz.

        

         Aziza avait maintenant repris son service au Rashid, Laure était seule dans la chambre vide où tout lui rappelait cet ami rencontré quelques mois auparavant. Il lui était devenu indispensable. Elle, qui toujours avait vécu seule, se rendit soudain compte à quel point ils étaient devenus proches et inséparables. C'était la première vraie rencontre dans sa vie d'aventurière. Elle qui ne voulut jamais s'attacher parce qu'aucun des hommes qu'elle avait connus n'avait eu cette profondeur d'âme teintée de cette puérile gentillesse, ni ce charisme qui le rendait si attachant. Allongée sur son lit, elle revécu ces heures merveilleuses au bord de l'eau, sur l'île, ou au fond de leur lit après une nuit d'amour. Comme il lui semblait loin ce temps là ! Les images défilaient comme sorties d'une lanterne magique, à la lueur vacillante de la bougie tremblotante sous la brise venue de la Seine. Son coin de France lui manqua soudain. Elle aurait voulu être là-bas, se cloîtrer dans sa peine et ne garder de ce passé que les meilleurs souvenirs. Doucement, elle pleurait, noyant son fin visage de larmes chaudes et salées.

         On frappa à la porte. Elle alla ouvrir. Sa consœur Frédérique Bertaens de la RTBF se tenait devant elle, les yeux rougis par la peine. Ils avaient ameuté tous les journalistes présents à Bagdad dans le but de faire rapidement bouger les services spéciaux de l'armée américaine. L'ambassade de Suisse avait aussi été informée et prenait part aux recherches dans la mesure de ses moyens. L'armée américaine allait bientôt entrer en ville. Les forces du parti, fidèles à Saddam, perdaient du terrain. Les faubourgs de Bagdad ne combattaient plus. Les blindés commençaient à prendre position sur les grandes avenues menant au centre. Demain Bagdad serait délivrée.

         Frédérique persuada Laure de descendre et l'invita à se joindre à eux dans un des salons de l'hôtel.

         Le mouchoir au creux de la main Laure raconta sa vie avec Franz, ses moments de bonheur, ses espoirs, son amour pour lui.

         Tard dans la soirée, Aziza vint la rejoindre. Elle passèrent plusieurs heures sur la terrasse avant de s'écrouler de fatigue sur le lit.

 

 

         Aux premières heures de l'aurore, les blindés se mirent en marche. Ils rencontrèrent parfois quelques difficultés mais progressèrent avec la régularité d'une machine bien réglée.

         En fin de journée le cœur de la ville était sous l'autorité des forces de la coalition. Les réactions étaient mitigées. Certains acclamaient les soldats, d'autres montraient leur attachement indéfectible à l'ancien dictateur, mais tous savaient qu'une vie nouvelle s'ouvrait pour l'Irak.

Profitant de la cohue et du chaos régnant en ville on assista à de véritables pillages. Les magasins, les musées, les banques, les locaux administratifs, les hôpitaux, les centrales nucléaires, tout fut livré aux sauvages instincts des pillards, parfois improvisés. On vit même un homme portant en triomphe un bouquet de fleurs artificielles. Ce qui pour des yeux occidentaux semblait dérisoire, représentait pour les Bagdadis opprimés et privés de tout, un trésor inestimable.

         Dans la débâcle succédant à la libération de Bagdad, plus aucune autorité n'était compétente au maintien de l'ordre. La ville était livrée aux voleurs et criminels de tout acabit.

         Les autorités américaines traînaient du pied pour se lancer à la recherche des quelques journalistes qui étaient portés disparus pendant le conflit. Lentement les services sociaux de l'armée s'impliquaient dans les investigations.  Longtemps la photo de Franz fut diffusée. Dans le cœur de Laure une plaie s'était ouverte. Plusieurs fois elle s'était rendue dans le village où eut lieu l'attaque. Aucune piste n'aboutit.

 

           En désespoir de cause, rongée par la douleur, rappelée par l'agence  à Paris, Laure quitta le Palestine en laissant un mot à remettre au Suisse si toutefois il revenait à l'hôtel. On laissa quelques affaires dans un casier, comme cela se pratiquait pour les disparus et, après avoir embrassé Aziza, Hossein et les enfants, Laure repartit en convoi sur Amman à bord du 4x4 qu'un ami journaliste pilotait.

         Du retour, elle ne se souvint de presque plus rien. Seule la sensation de malaise dû à l'accablante chaleur, les nombreux contrôles militaires sur la route de Jordanie. Les crises de larmes et de désespoir lui restaient en mémoire. Lorsqu'elle fermait les yeux, elle revoyait la surprise et la compassion d'Ibrahim de la voir revenir seule, la douceur de Zeinab, la gentillesse de ses amis Belges.

Depuis Amman, elle lança un vibrant appel aux autorités françaises, au journaux, aux autorités américaines, à la Croix Rouge Internationale.

A Paris elle retrouva son amie Irène, ancienne correspondante de la Pravda, devenue elle aussi journaliste indépendante. Elle l'invita sur les bords de la Seine, dans son refuge XVIIIe. Elles commencèrent alors un incroyable reportage sur les événements d'Irak, partageant idées et réflexions, mêlant sentiments et émotions. Elles se noyaient dans l'écriture, y apportaient des témoignages glanés au cours de leur séjour où auprès de certains exilés établis en France.

Profitant de ce support médiatique, Laure, en quelques mots émouvants, parlait de son amour perdu là-bas.

Souvent elle avait poussé la porte du bureau de son papa, là où Franz se plaisait à écrire sa chronique. Par respect, superstition, peur peut-être aussi d'apprendre une vérité que Franz lui cachait depuis longtemps, elle n'avait plus actionné le bouton de mise en marche.

Par respect envers sa peine, Irène n'avait jamais tenté de l'influencer. Pourtant un matin, alors que Laure traînait sa mélancolie dans la maison et que, une fois de plus, elle s'était assise devant cet écran vide, son amie enfonça le bouton rond marqué Power. L'appareil se mit en marche automatiquement. Une image furtive commença à apparaître. Au lieu de la procédure habituelle de chargement de programme, le souriant portrait de Laure se dessina sur un fond de bonheur. Un texte défilait de droite à gauche. Irène lisait à voix basse, tout en sirotant son jus d'orange. Au fil de sa lecture le timbre de sa voix diminua jusqu'à devenir inaudible tant l'émotion l'envahissait.

« Laure dis-moi, pourquoi les voies de la destinée font que deux êtres se rencontrent, qu'ils s'aiment au point de faire battre leurs cœurs à l'unisson ? Comme les flammes d'un feu dansant une sarabande magnifique où elles se rejoignent, s'enlacent, se fondent en un embrasement prolifique et lumineux pour ne plus faire qu'une, ils unissent leurs corps dans l'élan spontané de la vie, se divisent, pour s'unir à nouveau comme deux passés qui se noient l'un dans l'autre pour faire un présent, un présent qui porte les fruits d'un futur de lumière et de recommencement.

Au-delà des années, le rideau de la vie devient opaque et ne vibre plus sous la brise de printemps.

Laure, sais-tu que la vie est si courte, qu'il faut en goûter tous les fruits qu'elle nous apporte, même ceux qui nous paraissent trop doux ou trop sucrés, voire même interdits parce qu'oubliés?

Laure dis-moi, est-ce vrai que l'amour est éternel et que pour survivre il se nourrit à la fontaine de notre jeunesse qui, toujours, nous emportera au-delà des ans ? Laure dis-moi, pourquoi je t'aime si fort? »

 

Ces derniers mots que Franz avait écrits avant leur départ s'étalaient maintenant sur la vitre plate de l'écran de la machine.

 

         Sur les joues de Laure coulaient de grosses larmes qui allaient mourir une à une dans l'impact de leur chute sur le clavier de l'ordinateur. La main d'Irène se posa délicatement sur l'épaule de son amie qui, se retournant, chercha sa protection en cachant son visage dans le vaporeux négligé de la jeune Russe.

            Irène voulut en savoir plus, elle engagea le chargement du programme en tapotant sur le clavier. Elle n'eut pas le temps de lire les dernières phrases du récit de Franz,

…L'entreprise que Nobody avait quitté fut, après plus de soixante dix ans d'existence, étranglée par la grande incompétence du nouveau directeur au visage porcin. 

La chasse aux sorcières reprit avec encore plus de lâcheté dans la nouvelle société. Des têtes roulèrent, D'abord des petits, puis des dignitaires pris au hasard. On renvoyait, limogeait toujours à la limite de la légalité. Le couteau constamment sous la gorge, les employés s'enfermaient dans un mutisme révolutionnaire. Des portes leur étaient fermées.

L'outrecuidance de la direction alla même jusqu'à effectuer un pseudo sondage réputé absolument anonyme et à détourner les résultats d'analyse sous des phrases perverses et honteusement mensongères.

On avait même instauré un humiliant système de contrôle surprise des poches et téléphones portables à la sortie des bureaux. On allait même jusqu'à fouiller les coffres des véhicules. Les membres du cadre eux-mêmes étaient astreints à cette tâche policière.

On imposa aux employés de ne plus effectuer d'heures supplémentaires, et maintes fois de compenser celles déjà acquises dans un délai d'une semaine, jusqu'à l'ultimatum de juin : objectif 0, et vacances prises aussi au prorata des mois écoulés. Aucune thésaurisation de jours de vacances n'était admise. Le travail devait s'effectuer malgré tout sans panne et l'on s'indignait si, un soir d'été caniculaire, certains employés quittaient le bureau plus tôt que d'habitude malgré l'absence de préjudice pour la bonne marche des tâches leur étant imparties. Cet état de fait fut utilisé pour alimenter les raisons de limogeage de quelques indésirables inconnus de la direction qui, manifestement, étaient sous occupés puisqu'ils pouvaient se permettre cette liberté sur les horaires. (Selon la direction)

Les mots « augmentation de salaire» faisaient partie d'un langage obsolète. La bienséance, l'éthique, le civisme, l'humanisme étaient bafoués par un homme qui, à l'instar du Roi Soleil, exigeait, opprimait, angoissait, régnait en maître.  

Rien n'avait changé !

 

C'en était trop pour Nobody.

La gueule du Glock fumait encore au bout de son bras, pendant maintenant le long de son corps… 

 

Là, commençait le roman inachevé de Franz.

 

Le carillon de la porte d'entrée tinta répercutant son écho dans la maison calme. Irène passa un habit plus décent et, foulant le tapis du couloir remarqua qu'un petit rouge gorge accompagné de deux autres congénères donnaient l'aubade sur l'appui de la fenêtre ouverte sur le parc. Le soleil était déjà chaud et la brise venue de la Seine baignait la villa dans une douce fraîcheur tamisée par les volets à demi fermés. Le carillon tinta une nouvelle fois; un petit coup discret. Par la fenêtre ouverte, Laure entendit un air d'harmonica connu. Soudain son sang se glaça, son cœur cessa un instant de battre, ses jambes se dérobèrent, elle se leva pourtant d'un bond et se précipita dans le couloir.

En bas, Irène avait ouvert la porte et parlait avec un homme d'après les intonations sourdes et graves de la conversation. Elle entendit Irène s'exclamer plusieurs fois : « Ce n'est pas vrai, ce n'est pas vrai, mon Dieu, Laure !»

         — Laure viens vite !, … lança-t-elle, sans avoir le temps de finir sa phrase.

Laure se rua dans les escaliers au risque de tomber, elle traversa le hall, bousculant son amie au passage et se précipita dans les bras de l'homme dont la silhouette se découpait en contre-jour dans le cadre de la porte d'entrée. Derrière l'homme en contre-jour se tenait une jeune Arabe accompagnée d'un petit garçon reposant sa jambe manquante sur une béquille d'aluminium.

         — Laure, c'est moi, dit-il humblement, c'est moi … Nobody ou Franz si malgré tout tu m'aimes encore.

 

         Il venait de quitter un pays au bord de la guerre civile, un pays qui dans quelques temps sera exsangue, vidé de toute substance, laissé aux mains de fous avides de pouvoir et de revanche. Un pays meurtri, spectre du souvenir d'une Algérie de 1960.

 

Désarçonnée par cet aveu, Laure le contempla longuement et, les yeux plongés dans le regard triste et meurtri de l'homme amaigri qu'elle chérissait, glissant ses mains autour de sa taille, le corps palpitant d'amour, à la lumière de tout ce qu'elle avait vécu avec lui, lu de lui, aimé de lui, compris de lui, elle prononça ces simples paroles :

 

— Je t'aime !

 

 

 

 

 

 

 

 

12-07-2003. © by Olivier Blandenier

 

 

Table des matières

 

 

 

 

 

 

Chapitre I……………………………… 1

Chapitre II……………………………..  17

Chapitre III…………………………….  29

Chapitre IV……………………………  47

Chapitre V…………………………….  54

Chapitre VI……………………………  66

Chapitre VII…………………………… 79

 

 

Troisième mention du Concours International littéraire des Arts et Lettres de France, Palmarès 2004

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