Aux extrémités d'une soirée
miyadipity
Antoine et Bastien
— Je crois que ça arrive tout seul, tu sais jamais trop au début, essaie d'expliquer Bastien. Tu sais… y'a forcément eu ce moment qui a enlevé toute chance de retour en arrière. Mais quand t'es en plein dedans, tu vois juste pas que c'est trop tard. Et ça peut durer des mois encore. Parce que tu peux plus dire non. Ça a pas de sens d'arrêter. Puis ça n'a pas trop de sens de continuer non plus mais bon.
— Tu penses que t'iras mieux un jour ? demande Antoine.
— Forcément. Enfin, éventuellement.
— J't'admire j'aurais jamais osé faire ça.
Bastien rit mais il ne quitte pas du regard l'herbe devant lui, dans le noir. Un silence s'installe. Mais pas un silence gênant, pense Bastien, un silence agréable. On entend la musique qui vient de l'autre côté de la maison, louée pour l'occasion.
— J'savais pas qu'on pouvait autant pourrir une fête. J'pensais pas avoir ça en moi tu vois. Mais je suis plutôt fier, dit Bastien ironiquement.
Il continue dans sa tête, plus sérieusement : « Par contre, je pensais être guéri. C'est super stupide. Je pensais aussi mieux me connaître ».
— Tu l'avais pas vu depuis quand, 1 an ? demande Antoine.
— Ouais bah l'année dernière elle était assise là avec nous. Je l'avais recroisée une fois, mais de loin.
— Tu savais qu'elle allait être là ?
— Non j'y avais même pas pensé, avoue Bastien. Mais si j'avais su… je pense que je serais quand même venu. Tu sais, montrer à quel point ma vie est cool maintenant. Puis à quel point je m'en fous d'elle maintenant.
— Pourquoi t'es encore là ? demande soudainement Bastien.
— J'sais pas c'est encore tôt, Julie m'a donné jusqu'à 2h.
— Non pourquoi t'es encore là, je veux dire qu'est-ce que tu fous encore dans cette ville ? Qu'est ce tu fous à encore me parler ? Ça vient de me frapper à quel point je suis rien. A quel point en cinq ans rien n'a changé pour moi. Tu sais ce qu'il m'a envoyé Tom tout à l'heure ?
— J'ai reçu la photo aussi, répond Antoine avec un sourire.
— Bah oui bien sûr que t'as reçu la photo, renchérit Bastien. C'est juste pas normal. Et tu vois en y réfléchissant… sa bite c'est juste l'allégorie de notre meute. Ça fait 5 ans qu'il nous l'envoie, elle a pas changé, elle a pas pris une ride, elle a pas grossi. Y'a rien de nouveau quoi… Ça s'est juste installé. Ça m'a fait rire tout à l'heure, tu m'as dit « J't'admire » mais pour rigoler bien sûr… Le truc que tu ne me diras jamais vraiment. Parce que je te freine juste.
« Y'a des trucs qui ont changé c'est vrai, continue-il. J'ai changé de voiture, j'ai changé de job, j'ai perdu cette fille. Mais là-dedans y'a pas de changement. Je suis toujours dans la relation. Je perds mon temps comme avant à rien faire, à pas créer. Et honnêtement, comme avant, je sais pas comment m'en sortir. Parce que j'ai toujours connu ça. Mais y'a d'impact sur personne, c'est juste une voiture, un job qui sert à rien, une relation égoïste qui fait rien bouger et qui existe même plus d'ailleurs. Toi t'as ce pouvoir. T'as cet impact sur les gens. C'est un drame qu'on t'en empêche comme ça. Plusieurs fois j'ai cru que t'allais me dire de fermer ma gueule. Et juste te barrer. Et t'aurais dû. Pourquoi tu vas pas voir le juge, tu lui expliques la situation, et tu me fais enfermer pour crime contre l'humanité. Pour non assistance à personne en danger. Ça fait 5 ans que t'es là au bord de la piscine à m'écouter me raconter la fausse histoire de ma vie. Mais ici tu peux pas avancer, on te bloque. Et cette fête c'est le pire, cette deadline annuelle là. Elle arrive comme pour s'assurer que rien n'a changé. Je veux dire, regarde… Cindy finit avec Mathieu, sans blague.
— Y'a Eloise qui a fumé trois joints… Y'a Tom qui s'est mis à poil, ajoute Antoine.
— Lisa et Olivier ont vomi.
— La y'a un truc qui a changé, conteste Antoine. Cette année c'est Olivier qui a vomi en premier.
— J'l'avais pas vu sous cet angle, t'as raison alors y'a des changements de ouf.
Ils rigolent.
— Et puis y'a toi qui a foutu la merde, continue Antoine. Après tout c'est peut-être toi qui as ce pouvoir de nous sortir de ce quotidien, cette non-vie. Avec tes mots. Parce que là, plus jamais ce sera la même fête.
La musique résonne au loin. On entend Tom crier : « Je suis gai ! ». Ils sourient.
— Elle a déjà un peu redémarré tu vois, rétorque Bastien. Tu serais surpris à quel point tu pourrais faire n'importe quoi ce soir, et l'année prochaine tout sera pareil. J'veux plus jamais revenir ici. Et surtout je veux plus jamais que tu reviennes ici.
Olivier
Je peux pas. Ça fait un an que j'essaie je peux pas. A chaque soirée je tourne juste en rond. J'en peux plus de la voir comme ça. J'en peux plus de la voir s'enfermer là-dedans. Et pas moi. Toute façon c'est simple, dans ce monde, ce que tu veux vraiment tu l'auras jamais. On te dira de te contenter de ce que tu as, mais moi j'ai rien si c'est ça. Parce que ce que je veux c'est être heureux avec quelqu'un mais j'y arrive juste pas. Je cherche presque une excuse pour arrêter, pour tout foutre en l'air. Pour la protéger. Mais je sais pas ce qui lui ferait le plus mal. J'ai presque envie de m'arrêter là tout de suite, d'aller voir une autre et de dégouter Marie. La dégouter de moi. Parce que c'est comme ça que ça finira. Parce que déjà je vois son regard quand je bois quand je fume, à se demander pourquoi j'arrive pas à me faire face. A se demander quand je vais merder. A se détester de pas pouvoir me rendre heureux, alors qu'elle a tout pour y arriver. Alors je me dis que je devrais lui prouver que ce qu'elle croit de moi est vrai puisque ça l'est, et puis on s'en bat les couilles de la vraie raison. On s'en bat les couilles que j'ai tout fait pour que ça marche, que j'ai toujours voulu que ça marche et que je veux encore mais que juste j'y arrive pas. Vomir avant Lisa ça m'était jamais arrivé. Je sens qu'il y a un truc qui se passe. Je sais pas. C'est pas comme à chaque fois. A chaque fois où j'essaie mais quand j'en finis c'est le soulagement. Parce que là rien ne me semble bien. Pourquoi elle occupe même mes pensées quand je suis saoul ? Pourquoi même quand je veux tout faire pour la rendre heureuse j'y arrive pas ? Pourquoi quand je fais tout pour être heureux j'y arrive pas ? Et surtout pourquoi je l'embarque là-dedans, pourquoi je me suis pas arrêté avant à Catherine, Laura ou Lucile ? Pourquoi j'ai rien appris de toutes ces relations ? Parce que tout ce qui compte c'est de ne pas la blesser, mais même avec l'expérience d'un monde, j'y arrive pas.
Lisa
Lisa est tout sourire, elle danse au milieu des autres, on dirait qu'elle vole. Les gens sont pas beaux de nature, ils sont beaux quand ils sont dans leur élément, quand ils sourient, quand ils rayonnent, et Lisa est resplendissante dans les bras d'Antonin. Et on dirait que lui aussi. Au début de leur relation on avait jamais vu un mec aussi beau parce qu'heureux. Mais maintenant il est moins beau. Mais avec le temps on trouve son compagnon de plus en plus beau donc Lisa ne s'en aperçoit pas. Et franchement tout le monde aurait voulu qu'elle le remarque. Parce que c'est pas aux bras de Lisa qu'Antonin est le plus beau maintenant. Et c'est la première fois que Lisa s'abandonne. Et qu'est-ce que c'est grand de s'abandonner. Maintenant elle maîtrise les arts de la fête. Elle sait quand boire et quand vomir. Elle peut profiter parce que pour la première fois de sa vie, elle arrive à faire ce qu'elle croit que tout le monde fait, profiter entièrement de cette fête, sans mauvaises pensées. Elle danse, elle vole, son avenir est radieux. C'est tellement grand ce qu'il lui arrive elle pourrait crever maintenant ou plus tard ça changera rien selon elle, « parce que tout, pense-t-elle, à partir de maintenant, ne peut être que parfait et ne changera pas ».
Cindy et Mathieu
— Je t'ai jamais demandé, j'ai vu ton corps évoluer à chaque rencontre, j'ai vu ton regard, ton sourire pour chaque nouveau… mais t'as pas peur de regretter tous ces tatouages ? demande Cindy.
Mathieu regarde son corps, son temple, sa création. Il n'en voit qu'une partie, Cindy cache le reste. Il trouve le premier tatouage qu'il a fait, sur la poitrine. Ce tatouage, il est pour elle mais elle ne le sait pas. Cette fête n'est qu'une répétition des précédentes, de nouveau dans ce même lit, de nouveau avec Cindy.
— En ce moment, y'a qu'un truc que j'ai peur de regretter. C'est de passer ma vie avec toi, pour me rendre compte seulement à la fin que je me suis trompé, répond Mathieu.
Silence. Cindy se décale. Il se sent obligé d'ajouter :
— T'as bien vu Bastien. L'état dans lequel il s'est mis, l'impact qu'il a eu. A cause de cette fille.
— T'es pas comme lui. Il surjoue tout. S'il écrivait un livre, il l'appellerait Ma vie est un drame.
— Il revient peut-être de loin.
— Je l'ai vu grandir. Je le connais, rétorque Cindy, il a eu une enfance parfaite. Il a pas d'excuse, lui cherche pas d'excuse. Des parents aimants, un peu d'argent, des cadeaux, du brownie, pourtant quoi qu'il ait, il voudra plus, et foutra toujours tout en l'air.
— Je parlais de Bastien parce que… il est détruit… et je me demande où j'en suis moi. Parce que tu m'as fait attendre 4 ans. Chaque année à cette fête on se retrouve, on baise. Et puis maintenant ça fait 1 an qu'on est ensemble mais on leur dit pas. Et cette constante incertitude je sais même plus ce qu'elle me fait…
Silence. Il rajoute :
— J'ai vu ce que Tom t'a envoyée. Et honnêtement ça m'a rien fait, j'ai rien ressenti, c'était juste sûr.
Cindy se détend. Elle perçoit à quel point cette conversation l'a tendue quand elle relâche tous ses muscles et s'affale de nouveau sur le lit, mais sans toucher Mathieu. Elle regarde le plafond.
— On s'est rencontré y'a 5 ans. Je parle pas de nous je parle du groupe. Tous. Tous la même année. Au même moment presque, toi un peu après. T'avais pas tous ces tattoos. Au début t'étais aux soirées mais t'étais pas membre du groupe.
— Je comprends pas, répond Mathieu.
— Dans le groupe y'avait Tom.
Mathieu se redresse. Elle continue :
— Et à l'époque j'étais proche de lui. Et donc y'a eu cette histoire pendant un petit moment… entre lui et le prof de maths.
— Quoi ?
— Ils se parlaient beaucoup, continue Cindy. Puis ils ont commencé à s'envoyer des photos. Et donc un soir avec Tom on a eu une longue discussion, on savait pas si c'était le bon moment pour Tom d'envoyer une photo de sa bite. On avait beaucoup ri. Et après plusieurs dizaines de minutes d'hésitation, il s'est enfin décidé à le faire. Mais c'était une relation saine tu vois. Y'avait vraiment un truc qui marchait entre eux. Ils se voient plus je crois, bref, il était dans la salle de bain, le bruit de la tondeuse se faisait entendre, je crois que je lisais un passage du livre qu'il était en train de lire, dans sa chambre. Et là je l'entends crier. En ouvrant la porte, je le retrouve debout dans la pièce, le short baissé, une masse considérable de poils par terre, la tondeuse qui tourne toujours posée sur l'évier, son portable dans les mains, qui me regarde. Tom venait d'envoyer la photo dans notre groupe messenger.
Tom
J'ai perdu le contrôle. La fille que j'aime croit que je suis gai et couche avec un autre. Mon groupe d'ami croit que je suis un débilos qui prend sa bite constamment en photo. C'est nul la vie d'agent infiltré. C'est vraiment le seul métier du monde où des trucs comme ça arrive. Je veux dire… j'ai des alertes pour ne pas oublier d'envoyer des photos de ma bite à mes potes, j'ai ce dossier sur mon bureau, avec 50 photos rangées par ordre de grandeur selon la température extérieure, pour jouer la carte du vieillissement, extraites d'un shooting photo qui avait duré 3 heures. A la fin de la mission, normalement on vire tout, mais j'ai jamais pu arrêter Cindy. Et c'est ça la plus grande tragédie. Ne pas pouvoir prendre le risque de lui dire. Voir le temps passer et rendre cet aveu encore plus difficile jour après jour. M'enfermer dans ce mensonge, aller toujours plus loin. Refuser d'assumer la vérité, refuser d'accepter que ce soit déjà trop tard pour tout dire, refuser de la respecter en lui mentant encore, refuser de respecter ceux qui sont devenus mes plus chers amis. Mais qui en fait ne me connaissent pas. La voir être avec un autre, après 4 ans à refuser les avances de celui-ci. Se dire que peut-être elle m'attendait. Se dire que l'année dernière, elle a peut-être renoncé à m'attendre. Et que pendant ces 4 ans, tout lui dire aurait pu tout régler. Choisir de fuir, de s'enfermer dans ce piège à la place. Ça tue. Il faut que j'arrête. Plus de mensonges. Je me rappelle la merde que ça a été ce jour-là. Pourquoi je l'ai écoutée sur le coup ? Ça me semblait un plan pas mal je dois dire. Je dois dire aussi que j'avais pas prévu de passer 5 ans dans ce trou. Faire semblant que c'était fait exprès, l'envoie de cette photo au groupe. Que c'était pour se libérer de cet impératif de se cacher tout le temps, pour être plus audacieux que les uns, plus vrai que les autres, et puis finir par dire que j'allais le faire régulièrement comme pour justifier cet acte, que j'allais devenir une autre personne, plus libre. Cliquer sur le mauvais bouton, acte qui prend moins d'une seconde, fait que je suis nu en plein milieu d'une fête, en plein hiver, 5 ans plus tard. Une série de mauvaises décisions. Ça fait chier… mais c'est un bon camouflage. C'est en quelque sorte le camouflage que j'avais utilisé avec le prof de maths. Et que je réutilise maintenant.
Eloïse
C'est décidé j'arrête la drogue. C'est pas possible que ce que je viens de voir soit réel. Tom à poil sur une pile de sacs en train de fouiller dans l'un d'eux, puis lui qui part en courant à travers les buissons vers la piscine. Qui crie « Je suis gai ! » en sautant dans l'eau. Voir Cindy qui arrive, lui dire à quel point ça doit être un soulagement pour lui d'enfin le dire à tout le monde, et tout le monde qui le félicite. Se retourner pour voir un homme dans la pile de sac, qui regarde de partout comme s'il cherchait un coupable. Et puis d'abord pourquoi je passe toujours plus de temps seule sur une terrasse qu'avec les autres pendant une fête. Pourquoi toutes les dix minutes j'ai besoin de sortir prendre l'air, de fumer ou juste de parler dehors. Pourquoi j'arrive pas à parler quand le groupe est trop grand. Pourquoi ça me demande autant d'énergie de danser, de prétendre. Pourquoi j'arrive pas à assumer et à aimer danser comme tous les autres. Pourquoi à chaque fois que quelqu'un m'approche j'assume pas alors que j'ai besoin d'eux. J'vais passer ma vie comme ça ?
Et elle là-bas, qui est seule comme moi. Elle est belle, je le serai jamais autant. Y'a ce taré qui lui a crié dessus tout à l'heure, ce qu'il a dit m'a paru horrible, alors j'imagine même pas l'impact que ça a eu sur elle. Je me demande à quoi elle pense…
Lucie
« Promets moi une chose, ne me ramène pas chez toi avant que je sois complètement bourrée. J'ai besoin d'une excuse, parce que normalement, je fais pas ça le premier soir ». Ces mots résonnent dans la tête de Lucie. Depuis un an. « Pourquoi avoir dit ça ? Et fait ça ? Je me rappelle de ses mots à lui, se dit elle, il disait qu'à un moment il y a forcément un truc qui s'est passé. Un truc qui a mis fin à notre relation, mais sans qu'on le sache, et pas immédiatement. Peut-être que c'est ça qui a tout fait foirer. Peut-être qu'on a passé 4 ans ensemble, sans savoir que c'était foutu dès le premier soir. Parce qu'il a jamais pu surpasser cette peur que je dise ça à quelqu'un d'autre. Et ça me tue. »
Et elle, qui me regarde depuis l'autre bout de la terrasse. Je me rappelle de sa seule relation. Elle a fini en pleurs mais depuis elle semble bien. Peut-être qu'elle a trouvé la solution. Fuir à la première déception, quitter le navire avant qu'il coule, ou plutôt ne plus y monter, ne plus accepter le conflit, ne plus accepter les erreurs, juste chercher une personne mieux, ça a l'air de lui réussir. Ils ont tous l'air plutôt bien à cette soirée, enfin à part Bastien…
Lucie et Bastien
Lucie et Bastien ont été face à face tout à l'heure. En plein milieu de tout. Ce qu'il lui dit gâche la soirée de tout le monde. Ça il le comprend sur le coup. Ce qu'il ne voit pas par contre, c'est que ce qu'il dit à ce moment-là gâche la vie de Lucie. Parce que ce qui a le plus de pouvoir dans notre monde, c'est la peur et les mots qui en résultent.