Bel ennui

Vincent Germani

...ou les errances sentimentales d'un protagoniste ainsi que le désir d'approcher cette chose: l'ennui.

Esther dit que le sexe est meilleur quand nos yeux se blessent à la lueur de l'aube, que nos petits matins, qui mélangent l'odeur de bière et des premiers croissants, sont d'un vice à faire blêmir tous les Amours du ciel. Je n'ai pas la force de lui dire qu'il nous reste seulement, de la vie, quelques orgasmes ravaudés par le sex-appeal des femmes d'écran. Elle a cette satisfaction qui me nuit, cette proportion à se ravir de la chair, rien que cela.

Des années que, dans ce cercle d'adultes consommateurs, alcoolisés, bavards et décadents, me vient la géhenne de l'ennui. Je m'ennuie par exemple de ces parties qui n'ont pas la picturalité d'une orgie antique, des routines pornographiques que l'on élève au rang du délice, de nos appétits qui cachent nos misères. Je m'ennuie de Bertrand, de Xavier ou de Solange, venus poser leurs corps sur les nôtres en s'imaginant  plus licencieux que les fresques de Pompéi. Surtout, je m'ennuie des minutes qui suivent l'effondrement du plaisir, froides comme les cendres d'un cigare.

Ils dorment, et je cherche, dans le silence, ce qui me sauvera de cette petite société libertine. Ils dorment, les uns sur les autres, comme un agglomérat de viande ou de fusillés : je ne sais pas raconter mon dégoût de l'anatomie lorsqu'elle se présente ainsi, plurielle et disloquée.

Je parle d'un dilemme qui n'a pas son nom, mais il s'agit, peut-être, de l'inconvénient du paradis. J'ai tellement d'argent, tellement de temps, que cela me détruit.  Aussi, je ne travaille pas ; je crayonne des verges sur les sets de restaurant en niant tout ce que la vie veut de moi. La lésine est tellement puissante qu'elle vous forme à une sorte de jouissance chienne, molle et rituelle. J'apprends à me suffire de ma paresse en cherchant sa poésie au sexe, mais  la poésie ne veut pas de mon regard, elle m'incite à faire œuvre de moi-même. L'inconvénient du paradis, c'est de s'y ennuyer.

Ils sont si fuyants, ces corps d'avant. Ils dansent autour de moi puis trahissent ma mémoire. Je déteste laisser au ciel sa mélancolie, au temps ses regrets : je veux me souvenir de tout.

Ma première expérience du libertinage fut un caprice d'aristocrate. J'aimais, à cette époque, porter mon enquête sur des phénomènes qui ne priaient pas ma venue. J'avais lu, typiquement, tout l'or de la poésie romantique, comme un appel à l'errance érotique. Il me revient ce parking glacial, ma grande gabardine et mes lunettes noires. Le couple me récupère pour un dîner dans un grill à l'américaine. La femme, une dondon maquillée comme un feu d'artifice, exhibe un décolleté saillant et sème son odeur de patchouli dans toute la voiture. Je crois qu'ils ont une fille de neuf ans, jolie et discrète, qui lit son magazine au gré de la lueur des réverbères. Je me dis : « c'est un autre monde ! », sans comprendre que j'appartiens déjà à cette tristesse qui joue avec la sexualité  pour ne pas se souffrir seule. Car, durant cette soirée, je ne trouve pas cette putain céleste, ni ce dandy brûlant qu'en eux j'espère. C'est un couple désespérément normal et satisfait, qui se cherche un art d'exister.

Vers onze heures, je les ai quittés, j'ai traversé ce boulevard qui, d'entrepôts et de supermarchés, redevient une voie dense et agréable du centre ville. Le temps de la marche, j'entends une comptine de Maurice Ravel qui me presse de revenir chez moi. Il en aurait été de même si, enfant, la poitrine de ma mère revenait à mes désirs dans une chambre froide et noire. L'aventure humaine veut que de la chambre, nous passions à la conquête de l'astre qui brille dans la nuit, sans en mesurer l'impossible. Tous mes orgasmes ressemblent à cela, une sorte d'audace sensuelle qui, sitôt rompue, me déchire comme une balle de plomb à l'aile et me reconvertit à la douceur du sein.

De toutes mes périodes mentales, celle-ci correspondrait aux premiers stigmates  de ma lassitude bourgeoise : Marie était l'épouse d'un vieux militaire boursouflé, affaibli et peu regardant. Au déjeuner, elle dévoilait la santé de son portefeuille en fréquentant les bistrots de bonne marque. En abusant des terrasses et des pubs, le sort m'a permis de la croiser. Ce sont ses dentelles, ses perles, et son goût du vin qui m'ont  poussé à l'escorter dans d'autres lieux plus typés. Il m'a couté des semaines pour l'extirper de sa table de restaurant, des semaines de préliminaires galants qui la rendaient anxieuse, des yeux révulsés comme une antilope soumise à un alligator. Je compris vite de ses toilettes, sa légèreté et son insatisfaction : je la mendiais, je l'incitais, et je me pliais à ses discours névrosés qui maculaient de haine un mari impuissant et permissif. Ce fut une histoire de printemps, qui me redonne à apprécier nos haleines et baisers vineux – je jouissais alors de voir ces dames s'alcooliser profondément, comme l'on aime rassasier les fleurs d'eau et de soleil. De tout mon vicieux répertoire, je m'obstine à penser que nous nous sommes aimés cette saison-là, de cet amour qui se révèle par circonstance mais qui ne résiste pas à d'autres conquêtes.  Précisément, me reviennent ces hanches aux courbes superbes, ces hanches qui le temps d'un dessin m'ont donné le devoir de les conduire à l'éternité, comme l'on prend aux dieux la beauté qu'ils sèment en de rares créatures.

J'ai, pour me consoler de ma vieillesse montante et de la fugacité du sexe, une étagère truffée de clichés, de poèmes et de portraits au crayon. Cette sorte d'exaucement mémoriel, qui souffle sur mes remords, me range à l'écart de la frustration. Ces images charnelles me donnent du sens. J'ai du plaisir à les feuilleter comme un mausolée érotique. Parmi toutes ces transcriptions existe toujours le croquis des hanches de Marie.

Aujourd'hui, les larmes d'huile essentielle que j'enduisais sur ces hanches se sont échappées de l'oubli ; je ne compte pas les madeleines qui me guettent sur cette étagère.

Je me souviens aussi de nos itinéraires. Nous hésitions entre les places commerçantes et les ruelles d'un quartier de gare, où les néons crus des sex-shops nous appâtaient comme une ruée de miel sur la langue. La perversité du flirt se jouait là, entre les cadeaux et les dollars que je lui offrais et le chantage qui l'obligeait à composer avec mes besoins impérieux. Quand je la sentais prude, il fallait sortir une note ou un solde bancaire, et lui claironner toute ma mansuétude, sinon ma charité. Alors, elle baissait les yeux et se soumettait au pacte des amants, qui est de vivre pour le plaisir sans en oublier l'aspect proprement physique.

J'ai connu Marie quelques mois, et les chocolats, les revues, les banalités cosmétiques, ont longtemps donné de la peine à mon escarcelle – je crois que la force des liaisons passionnelles se mesure à la souffrance financière ; le roi voudra toujours de ses favorites une qualité d'existence. Son mépris conjugal était soigneux, précis. Je trouvais dans ses lamentations une forme de veuvage avant l'heure, un besoin de séduction réaffirmé. Son monsieur était « branleur, aveugle, pantouflard », une ritournelle qui donnait du plaisir à ma fureur sexuelle. Je croyais entendre : «  faisons l'amour, mais plus fort qu'hier encore ».

Je devais avoir trente ans, et Marie devait figurait parmi mes premières proies. Quand je l'entrainai pour de bon dans un sex-shop, je vis une fillette à qui l'on offre un tour de fête foraine. Toutes ces matières vulgaires, ces objets, ces choses, la faisaient rire. La grossièreté et le la sensualité ne sont pas insolubles, la première étant pour moi la manifestation de la faim d'autrui. Dans une des cabines, nous nous embrassâmes : le pouvoir de nos lèvres mélangées m'incita à retirer cette femme de mon cœur.

D'elle, me survit l'image d'une blonde immensément sensuelle, mais si froide en dehors de nos ébats… de sévères lunettes derrière lesquelles l'océan de ses yeux ne voulait pas fuir. Il me semble qu'elle était de bonne corpulence, mais cela fait vingt ans.

Il fut une période durant laquelle je me conformais à l'activité du Monde, me rebellant ainsi contre mes penchants de rêveur alité : par quelques dépressions qui ne méritent pas cette désignation, j'avais trouvé comme philosophie celle du songe au creux des draps, ceux-là censés fertiliser mon imaginaire et faire de moi l'épicentre de l'univers. J'y écrivais des lettres, toutes plus belles que ma désespérance. J'offrais à ce comportement un air de littérature excessif. Vers août, le superbe bleu du ciel me poussa à me retirer de ce drôle de sarcophage et à retrouver la joie des Cafés ensoleillés. Une petite annonce, scotchée sur une vitre, attira mon attention. On cherchait, pour septembre, à soulager un journaliste d'un quelconque courrier local. Mon oisiveté, qui en venait à saturation, trouvait là une distraction rémunérée.

En l'état de correspondant de presse, je me mis à butiner certains évènements. J'aimais ce regard sur les choses actuelles, contemporaines, une collaboration à la vie publique qui soignait ce glissement vers le renoncement. Lors de mes billets sur les arts, je repris goût à la peinture, et surtout celui du champagne. Ces sorties ponctuelles affirmaient mon statut de dandy nonchalant et engourdi, peu enclin à la discussion mais sincère dans la remarque. C'est justement au cours du buffet d'un vernissage que mon instinct chasseur s'éveilla pour une femme, dont la coupe au carré et le fard cru servaient à son élégance de dactylographe débridée. J'appréciai très vite son dégoût radical pour ces sphères d'intellectuels qui parlaient de l'art, un peu comme un concert de vautours. Elle n'était présente à cette exposition que pour flâner et siffler les alcools.  

Son prénom ? Odile, une photographe de talent qui courait les galeries et les quartiers étudiants. Moi, je ne voyais que la perfection de ses seins. Blancs, parfumés, généreux : ils étaient à eux-seuls un poème. Lorsque nous fîmes l'amour pour la première fois, je lui demandai de sacrifier son regard d'artiste pour le mien. Je pris, dans la lumière mordorée de la chambre, un cliché de ses attributs, deux merveilles qui vous démontrent que tout le bonheur est dans la chair. Elle ne s'offusquait pas à l'idée qu'ils soient la raison de mes envies ; une certaine maturité à l'âme l'ouvrait à toutes fréquentations masculines. Puisse cela être vrai, que l'on sache parler aux femmes sans fioritures ni pavanes ! Odile avait en elle une coquinerie toute française, qui, du temps proustien, irritait l'Europe entière, et j'adorais cela. Elle était brune, brune comme l'idée que je me faisais de la « waitress » ou de la soubrette, un teint de lait qui illustrait un fort mélange d'ingénuité et de vice. Toute autre satisfaction que son anatomie me paraissait mineure, mais le temps a joué en faveur d'éléments raisonnables : maintenant, c'est son parler qui hante son portrait, une sorte de langage qui évoquait la violence du sexe avec beaucoup de savoir et de raffinement.

J'ai plus de quarante ans : d'autres méthodes œuvrent à l'éclosion de mes désirs, certaines manières autrement plus perverses que l'énonciation brutale du besoin.

Je dois à Odile de m'avoir poussé dans les musées. J'y ai découvert la présence écrasante du corps dans la peinture, de tous les siècles. J'ai même trouvé, chez Lucian Freud, cette injure faite au canon, car la sexualité n'est pas le droit des héros grecs, elle est l'expression de toutes les chairs. Avant elle, j'avais gouté à ces femmes malmenées par l'idéal physique, mais qui se donnaient à l'acte comme des lionnes. Je me souviens par exemple de Marion, une Vénus bedonnante qui se cambrait comme un serpent, quand du canapé nous passions au lit. Sa générosité était dans son abandon, et il est plus facile d'aimer un être à l'heure du sexe qu'au regard du portrait qui exagère ses atouts.

Les compositions d'Odile m'étonnaient, en ce qu'elles ne portaient rien de sensuel. J'ai vu, dans son atelier, des séries de paysages plutôt que des humains. Une fois encore, mon étagère à souvenirs doit comporter ces photographies où je la vénérais, nue, à califourchon sur une chaise, avec, pour seul accessoire, un chapeau d'uniforme. Je sais aussi qu'elle respectait ma façon de me soumettre au vice sans en être la créature affamée et grossière. Il est vrai que je détenais, à cette époque, tout l'art du préliminaire et de la suggestion. Je revois son atelier comme le sanctuaire de mes audaces les plus abouties, une chambre de bonne de grand boulevard. Sur le plancher ou contre les murs, je consommais cette femme jusqu'à l'épuisement, en remerciant la vie de m'offrir une telle aventure.

Si le plaisir est un fruit, je dois dire qu'entre elle et moi, il ne faisait qu'abonder en goût, chaque fois un peu plus. Ses seins, meilleurs que la veille, rivalisaient avec l'âme de ses yeux, lorsqu'au plus clair de son intimité, ils devenaient deux agates abyssales. Suite au plaisir, nous retournions flâner du côté des musées. Je retrouve parfaitement ce jour où la ville affichait fièrement les premiers jours des « Muses de Salvador Dali », un jour de pluie et de brouillard. Il me fallut quelques œuvres à peine pour comprendre la fascination qu'Odile exerçait sur moi. Les variations du maître, sur la plastique de Gala, je les comprenais comme l'adoration d'un corps, dont on ne saura jamais tous les secrets. La plasticité de mon amante était ce même mystère ; au plus puissant de nos rapports s'échappait toujours le sentiment de posséder cette femme et de faire taire son aura insolente :

─ Regarde comme je te possède ! Riait-elle. Tout comme ce peintre, tu devras me voir mille fois avant de t'ennuyer de moi.

Parfois, à l'image de ces ritournelles romantiques qui sacrent la femme et font de l'homme son fidèle troubadour, j'analyse mes aventures comme la soif de l'autre sexe et comme la haine du mien. Il m'arrive, face au miroir de la salle de bain, de me sentir ainsi qu'une bête de poil dont les grosses paluches écrivent de molles louanges, à défaut de saisir mon sexe. Il en fut ainsi pour Patricia, une gracieuse quarantenaire, exigeante, farouche, qui ne se déshabillait qu'en fonction de la qualité de mes poèmes.

─ Tu me mériteras ! me disait-elle avec éclat.

Je souhaitais satisfaire, en ce temps là, divers caprices s'exprimant par des escapades impulsives et solitaires. A Biarritz, où le fantôme d'Eugénie me donnait cette impression de villégiature précieuse, je choisis un hôtel de bord de mer. C'était une époque impertinente, une de celles qui vous font regretter d'avoir perdu la tête, durant laquelle les bourgeoises me semblaient plus agréables que les roturières attroupées devant les machines à glace italienne. La réalité me rattrapa lorsque, dans les couloirs de ma pension, je ne fis que croiser des familles hollandaises ou de vieilles carmélites qui frémissaient sur mon passage. Des heures, des jours, j'ai su ce que contenait de silence une chambre, et je l'ai regretté, moi qui ne détenais ni l'art de méditer ni ce bon moral propre aux itinérants. Puis, cette plage au panorama mythique m'a consolé ; l'été tambourinait comme un cœur en pleine santé, et une série de baigneuses, offertes à mes yeux comme une ronde de pâtisseries, firent de moi l'empereur des lieux. Son trône, mon trône, ce n'était qu'une chaise-longue jaune et blanche sur laquelle mon corps se reposait et d'où mes yeux exploraient, sans fléchir, cet horizon de femmes. La nappe bleutée de l'océan, je ne la contemplais que par épisode, quand surgit Patricia :

─ J'aime vos yeux ! Ils ont le lointain du ciel, le sauvage des eaux.

D'où surgissait-elle, la coquine ? La peau dorée, huilée, le corps bon et sain, elle était diablement femelle, ou sirène d'Ulysse, par sa façon s'aguicher, et, surtout, démesurément normale, normale comme toutes les beautés attendues par notre temps. Là, couchée sur le sable, offerte toute entière aux caresses du Soleil, ne me parlait-elle pas, cette figure rêvée par mes envies ? Je lui réponds :

─ Vous êtes bonne, Madame ! Je n'y croyais plus, je m'ennuyais, et vous venez me draguez avec une telle nonchalance, que je ne peux pas y renoncer.

Je vis son regard prendre le ton de l'orage :

─ Mais je ne veux pas de vous une proposition de débauche ! Je ne souhaite même pas y songer. Simplement, naïve, je passe mon temps à apostropher les hommes, séparant le bon grain de l'ivraie, trouvant parfois celui qui voit dans mon compliment plus de poésie que de prostitution. Hélas ! Vous commencez mal.

« Celle-là est une fieffée manipulatrice », pensais-je, et je disais « celle-là », car elle n'était pas la première à afficher ces défauts qui amputaient ma franchise ou mon impudence. Comment, alors, la pousser au lit, sans la révulser ni subir son mépris ? Voilà qu'elle me dit être de la race des poétesses égarées ; il est toujours plus raisonnable de porter le semblant du génie plutôt que de prétendre lui appartenir pleinement :

─ De la poésie ? Et qu'en faites-vous, de ce sentiment ? Moi, je le trouve adolescent, et même : n'est-ce-pas un prétexte pour ne pas s'abandonner ?

Naturellement, je la fis un peu boire, pour voir un peu de sa vérité. Une Aphrodite aussi pointilleuse et tourmentée, je ne pouvais pas la remettre ainsi dans la nature, sans avoir tenté un dévergondage. Il était sûrement vingt heures, et la plage, calme, désemplie, roussie, jouait l'orchestre de ses vagues. Après trois verres, son charme me résistait encore, se développait à la mesure de son ébriété ; une attirance éclata au fond de mon cœur comme un attentat à mes conclusions hâtives. Elle citait des vers, de cette voix plus mûre, plus grave, et littéraire. La rêveuse pâle disparaissait pour une femme de caractère, inspirée, profonde, si profonde que ses yeux portaient la marque de l'infini.

Le lendemain, après envoûtement, je ne voulais que la revoir. Je trépignais comme l'enfant qui mérite sa fable avant l'endormissement : c'était toute son aura que je réclamais, son pouvoir sur moi à me lover dans la rêverie. Par-dessus-tout, je craignais et crains encore le sentiment amoureux. Esther, qui demain restera mon amante régulière, est complice de ce mépris pour la tendresse. Une étrange maladie nous affecte ; je n'ose pas la nommer libertinage. Cette manie, qui nous interdit de croire en un seul être, ressemble à ces ébauches qui ne feront jamais la force d'une œuvre finie. Dans cette frénésie consumériste, je sais qu'il y a beaucoup de névrose, beaucoup de mort : nous refusons l'ennui ou la tranquillité, et j'en ai vu certains, bien plus sages que moi, aimer cette tristesse qui ainsi ne les fait pas sombrer.

Je pense encore à lui. Je pense à Olivier, un violoniste, qui se suffisait de son instrument et de son silence. J'en serai toujours à cette même altitude d'ignorance qui m'évite le détour de la patience et de la poésie.

Or, pour conquérir Patricia, il s'agissait bien de poésie. A onze heures, heure à laquelle nous devions nous retrouver dans le hall de l'hôtel, le réceptionniste vint me tendre une lettre. Elle m'y écrivait ceci :

« Partie au casino de Dax. Pour me revoir ce soir, donne un peu de ton cœur et ton talent, en évitant de faire parler tes couilles. Même heure, même lieu qu'hier. Ce soir. »

Le message eut son effet sur ma conscience. Dès midi, je comptais démontrer à cette impertinente ces prouesses galantes qui marqueraient son esprit. Voulait-elle ce rituel sentimental ? Il m'aura toujours suffi d'avoir en imagination le corps des femmes pour en faire, sur le papier, des déesses olympiennes. Car je ne voulais pas, je ne me remettais jamais à des inspirations paysagères : ma passion de la chair était aussi mon territoire, territoire grâce auquel ma prose se mettait à luire et à témoigner.

Ainsi, des heures, j'ai bu des liqueurs au café de la plage, et j'ai noirci mes feuilles. La sueur coulait sur mes tempes, mais cette eau était le résultat de mon acharnement écrit. Ce jeu de séduction m'excitait comme un prisonnier à qui l'on brandit une gamelle ; ce sentiment de contrôle, sa façon de réguler ma faim, finissaient par fouetter mon sang. Empoisonné, fougueux, je détaillais les formes de Patricia – qu'elle sache, le poème achevé, mon savoir-faire et la douceur de mes mains sur sa peau. Elle vint vers le soir, dans une robe rouge, de ce rouge qui l'habillait lourdement et qui m'incitait au songe d'une nuit folle. Déjà, un semblant de rire sur ses lèvres me donnait à sentir le jeu dans lequel elle m'entrainait et qui consistait à poser une attente interminable avant l'heure radieuse du sexe. Elle vit mon texte, une feuille froissée et criblée de ratures, qu'elle lut comme une adresse précise à ses émotions, comme ces mots, je crois, que l'on laisse ordinairement à une reine ou aux beautés que l'on vénère. Puis, souverainement, elle m'invita à me promener sur le boulevard qui longeait la plage, jusqu'à une sorte d'impasse. Là, comme une forme sacrée que l'on brandit aux mécréants, elle me dévoila son sein, et justifia ce don d'elle-même de cette façon :

─ … car tu auras ce que tu souhaites, si seulement tu es capable d'enchanter ma mémoire.

Les jours suivants, je voulus de ma conscience qu'elle oubliât le désordre de la concupiscence. Les barrières que Patricia posait sur mes intentions m'agaçaient, me la présentaient sous le jour d'une sorcière misandre. Pourtant, je n'avais en loisir que celui de la chair, et les vitrines, les jardins, les librairies, n'étaient pour moi que l'envers de mes besoins. J'essayai, dans l'après-midi caniculaire, de trouver du sens aux promenades. Aux environs d'une crique, je restai là, bien des heures, à ressentir ce vide immonde qui parcourait mon cerveau. Trop de discours sur la gratitude de vivre, et peut-être sur ce devoir imbécile de jouir de tout, à tout moment, me laissaient un goût amer et brûlaient tout ce que l'horizon marin contenait de beau et de chantant. J'attendis une heure pour que mon âme me raconte, enfin, ce que mon angoisse me cachait en vérité ; elle me dit alors : « ton destin n'est pas ici, sur ce rocher, ni dans ce moment solitaire. Ton destin ressemble à une empreinte, inutile de vouloir corriger ce que t'ordonnent tes pulsions sentimentales ». Je me mis à sourire, et ce sourire, qui avait en lui de l'infini et de l'assurance, s'envolait comme une nuée d'hirondelles vers une île légendaire où vivaient toutes les femmes de ma vie.

Revenu à ma chambre d'hôtel, je cherchais à faire le nécessaire pour ne pas être l'esclave de cette journée ennuyeuse et rachitique quand, pour me distraire, on vint m'annoncer une visite. Je laçai mes chaussures et pris le couloir ; Patricia m'attendait, penaude, interrogative :

─ J'ai hésité à venir. Vraisemblablement, mes exigences t'ont rebuté. Me lança-t-elle.

─ Vraiment, Patricia, cette fréquentation obscure et pleine de principes, oui, me déçoit ! Ma patience n'est pas la tienne, et ce petit jeu entre raison et passion, bizarrement instauré, a cessé de me faire jouir. Quelque chose nous appelle, qui ressemble vaguement aux petits bonheurs de la vie. Ces choses-là ne se discutent pas, elles se consomment agréablement.

Je vis mon apologie d'Epicure agir sur son regard, coloré par la tentation et la douceur. De ce pas, nous allâmes à la chambre. Comme ces mariées qui se délassent de leur cérémonie, Patricia mit à reposer son corps sur le grand lit, dans l'expectative de mes caresses. Je lui demandai un instant ; le miroir du hall me soufflait de venir, miroir dans lequel j'observais l'éclair qui de nouveau hantait mes yeux :

─ Je n'aime pas cette complaisance. Fit-elle. Je ne serai même pas un des trophées de ton harem.

─ Si tu me crois heureux de te posséder enfin, tu te trompes. Je  suis plus souffrant que tu l'imagines. Tout à l'heure, près de l'océan, je comptais les minutes sans arracher au décor ce qu'il possédait de charme et de sérénité. Tu désirais un poète. Tu n'auras qu'un loup. En moi, n'existe que cette drogue violente qui me pousse vers tes lèvres, vers ton cul, et qui anéantit toute autre forme d'intérêt. Je n'en suis plus à la passion, mais à la quête de nourriture.

Je la sentis prendre part à mon discours, à sa transparence. Sans démarche, sans fierté, je la rejoignis, mes narines dans sa chevelure, comme un curieux tâtant une étoffe, décidé à extraire le poison qui grondait à la surface de son corps. Quand je me mis, sous l'effet de la clémence, à la coiffer comme l'on console une mère ou une sœur, sa chair répondit à l'épreuve que je lui communiquais ; de la nuque jusqu'aux cuisses, elle se montra sage et détendue, telle une baigneuse lardée par les rayons du Soleil :

─ Moi qui te croyais si brutal, si brûlant ! Me susurra-t-elle, le visage marqué par un léger sommeil.

Mes mains rompirent le contact. Je la laissais ainsi, féline et rêveuse, pendant que je devinais, sur les murs, la présence psychique de mes flirts. Hurlantes, inquisitrices, toutes ces images avaient de l'embryon sa fragilité, et du spectre sa malédiction : enfant, combien de roses n'ai-je pas saccagé ? Mais il y avait ma mère, qui alors me donnait la fessée, et qui m'éduquait au respect de la beauté toute entière. De cette fenêtre qui donnait sur une cour, elle surveillait mes jeux et savait des garçons leur génome de petit barbare. Si j'urinais, si je crachais, sa colère me faisait rapidement fléchir, et c'est ainsi que je me souviens, encore, de son éducation à la délicatesse.

Patricia s'assoupit une heure. Tout ce temps-là, assis au bord du lit, je remerciais du silence de m'offrir sa part de méditation, un peu comme ces papillons qui égayent les jardins au printemps, et qui s'échappent dès notre venue. Tout le sens de mes vagabondages érotiques, je le remettais à une maladie que mes contemporains semblaient éviter. Car, dans le fond, tout ce rang de philosophes ou de curés ne laissait jamais poindre, dans leurs énonciations, ce sentiment que moi-seul combattait en marge de mes divertissements. Agressif comme une ritournelle, et présent à l'âme comme un cimetière l'est à une parcelle de ce Monde, on nous cachait l'existence de l'ennui. L'ennui, cet embrasement inextinguible de la paresse sur la volonté. Je baisais par ennui, et respirais par habitude. Depuis Biarritz, j'avais remarqué l'extrême lassitude que me procuraient les clameurs insipides et les commerces.

Il me semble que cette idée fut, à ce moment précis, le grand virage de ma conscience. Comme un peintre dépeignant la vérité d'une scène, plus que son objectivité, mon regard sur les choses gagna en vigueur. Je ne voyais plus, dans ce climat sucré qui faisait la toile de fond des stations balnéaires, que les restes d'une joie qui, sans date particulière, me semblait survivre d'un autre temps, à l'image, sûrement, de ces châteaux de sable résorbés par la marée. Si ma mémoire est juste, ce fut Patricia, la première, qui me supprima certaines lectures lénifiantes, de Thomas Mann à Stefan Zweig. D'heures en heures, je devenais l'ennemi de moi-même, asservi par ces certitudes qui s'établissent dans l'esprit des névrosés. Quel remède, quel plaisir pouvais-je réclamer, moi qui polluait mes jours de commentaires et de distances ? Le soir du quatorze juillet, après un feu d'artifice triomphal sur les eaux, nous nous arrêtâmes face au spectacle d'une gymnaste de rue qui, entre les applaudissements, les sifflements, dansait un genre de rituel de l'hémisphère sud. Sa peau d'Indienne, ses yeux émeraudes, je ne comptais pas les abandonner aux autres, ni même aux dieux ; le retour de la passion me réchauffa comme une gorgée de vin. Lâche, inconsistant, je laissais à Patricia le droit d'éveiller la discorde, pendant que mes prunelles enflaient et suivaient la chorégraphie envoutante :

─ Soit ! Si tu te crois tel Pablo devant Olga Khokhlova, alors je te laisse.

Cet aveu de jalousie, son orgueil blessé, me laissaient l'impression d'un son de piano disgracieux. Ce fut d'ailleurs à ce moment que j'engageai une distance, sans subtilité, sans belligérance. Patricia ne fit que sentir ce vulgaire rejet et se noya dans la foule. Dès lors, je cherchais, dans les mouvements et l'aura de cette gymnaste, l'étoile qui me liait à elle. Etait-ce l'Orient, ou n'était-ce pas le frémissement d'un rêve dont j'avais oublié la source ? De toutes mes admirations, il était à craindre que celle des artistes fût la plus troublante. Leur habileté à défaire les nœuds de ma tristesse me fascinait, et j'avais comme réflexe de me croire frère de leurs songes et de leurs visions. Ainsi, lorsque j'étais enfant, les portraitistes de la côte d'azur réquisitionnaient toute mon attention, et les voir à leur création, seulement les voir, était pour moi comparable à un géologue trouvant sa pierre rare.

Belle, agile, de race lointaine, les yeux ancrés dans l'éther, les cheveux nattés, je désirais mon Esméralda comme un sultan foudroyé par une de ses pucelles. Je me forçais  à croire que mes pulsions se portaient sur ces mendiantes latines, venues chanter, au peuple du froid, leurs aventures extraordinaires. Séduit, je lui reconnaissais aussi cette allure lesbienne alimentée par son galbe ; mille façons de la détailler, de la louer, semblaient émaner de ma rêverie, qui combattait ainsi toute la peine des jours d'avant. Le public, qui l'avait suivie cérémonieusement, s'en alla peu à peu : j'en profitai pour rompre la distance, la prendre par le bras et lui souffler ces mots pressés :

─ Venez ! Venez avec moi fêter la nuit.

Contrairement à ces Européennes qui usent de mépris pour éloigner le séducteur, cette fille exprimait, par le truchement de son regard, une sorte d'amusement ou de consentement. Cette facilité, ce don de soi, je  ne cherchais pas à les assigner à son étoffe de bohémienne, mais plutôt à ce cours naturel de l'émotion qui, chez certaines lolitas, font triompher l'enfance, la spontanéité, sur les forteresses tristes de l'âge adulte. Rêver ? Telle était la moisson de mon cœur qui, d'hiver en hiver, souffrait de vicissitude ; il lui manquait de quoi bambocher sous la pluie, de quoi mettre en échec tous ces discours qui vous promettaient un désert des sensations bien avant le déclin de vos aptitudes sexuelles. Or, ce soir-là, sous le feu des néons, brillait le vert puissant des yeux de mon Egyptienne et, le pouls en délire, le chibre en feu, je revenais enfin de ma noirceur de cantilène.

Lorsque l'excitation se met à flouer votre comportement, votre verbe subit également un drôle de sort, qui, dominé par ce zèle, en devient idiot et abscons : la légèreté, la cadence de la joie dans mes veines, me chargeaient d'un orgueil désastreux. En traversant le centre de Biarritz, je lui narrais, à la manière d'un avorton, les pages épaisses de toutes mes romances. D'abord heurtée, elle se mit à rire de cette dictée extravagante. Avec le recul, en sachant tout ce que cette femme allait m'offrir de merveilleux, je peux dire que la chance a veillé sur moi, et que sa grande délicatesse aurait pu l'inciter à punir mon discours fétide.

Elle louait une chambre, dans une rue montante qui dominait les plages. En me servant un thé, qu'aurait pu boire  Eugène Delacroix dans un marché algérien, elle prit cette voix molle et ténébreuse qui, si l'Odyssée fut à refaire, mettrait à genoux Ulysse et ses marins – malgré ce calme que j'essayais de porter dans mon cœur,  sa beauté scandaleuse me conduisait à des éloges démodés. Cette voix me racontait une vie de voyages et de roulottes, elle avait même une douceur subsidiaire qui semblait retenir un bruissement de la mémoire, comme l'éprouvent ceux qui ont fortement vécu. Dans ce décor de poupées créoles et d'encens, Myriam – de son vrai nom, ou de ce nom qu'elle arrachait aux régions qu'elle traversait, sans prononcer celui qu'elle avait reçu du berceau – ressemblait à  ces voyantes qui couvrent leur cabinet d'amulettes ; je finissais par lui demander si elle n'avait pas hérité de médiumnité ou de sorcellerie :

─ De femme en femme ! me répondit-elle. Et là-dessus, il n'y a pas de quoi s'enthousiasmer. Nous avons ce don, en joie comme en souffrance. Sur son usage, il est conseillé de ne rien dire : les esprits veillent à la pureté du mystère.

Non sans craindre ce pouvoir psychologique, qui peut-être n'était qu'une surenchère – dût-il être sincère, je n'aurais pas cherché à le saisir davantage-, je languissais l'ivresse dans laquelle me pousserait ma Circée, car il était écrit dans mes désirs, que les femmes puissantes, les femmes secrètes, et toutes celles qui se plaisaient à me mettre en patience, comme un chien lapant leurs dentelles ; oui, tout cela me laissait croire que mon itinérance érotique me réservait encore de belles surprises. Comme une reine, je la vis s'allonger, déposée sur les couvertures avec cette pose lascive et complexe que les peintres à femmes ont toujours aimée, pendant que ma face de carême, mes mains tremblantes et insolentes s'approchaient d'elle. En outil de séduction, elle avait, sans le vouloir, sans en jouer, ses deux prunelles humides, qui luisaient dans la pénombre comme celles d'un chat. N'ayant pas bien lu, à la surface de ces yeux, ce qu'ils contenaient de chahut et de méfiance – relevés par leur lueur majestueuse-, je m'approchai encore, toujours plus ; ce fut alors que Myriam me cracha sur la joue. Ce rejet avait la même violence que mon étourdissement, consécutif à ce mirage qui m'avait donné à sentir la nonchalance de ma proie qui, comme toutes les autres, peut brandir son venin et inverser le cours d'une domination :

─ Moi, fille de rue, fille de cavales, tu ne me baiserais pas comme l'on choisit une pièce de viande. C'est seulement à mon âme, que tu goûteras à peine, car au plus sensible de mes entrailles, n'aventure pas ton sexe : elles sont dangereuses.

L'apparition de sa colère, je la trouvais égale à celles des princesses orientales qui, par un truculent mélange d'altesse et de sang chaud, font obéir leurs rangs de mâles, et cette violence, cet avertissement, ne faisaient qu'attiser mes velléités. Car cette manière de me blesser, de me mordre, redonnaient une vie à mon corps de lassitude, au même titre que mes pulsions qui, infatigablement, attendaient qu'on leur fasse séisme. Au rose du sentiment, je préférais le vermeille de la passion et du défi ; innombrables sont ces images de couples épiques, de Cléopâtre et Marc-Antoine à André Breton et Nadja, qui hantent mon adrénaline.

Elle se hissa hors du lit, toute pleine de rébellion, de sauvagerie, trouva, dans un tiroir, un petit cigare, que l'on sort au crépuscule d'un festin, le fuma longuement. Parce qu'il était schizophrène, mais que cette schizophrénie enfouissait le plus transparent d'elle-même sous sa façade, et que certains feux ne brûlent qu'à l'heure où l'on les provoque, son visage prit une force virile, les traits profonds, les dents comme des crocs. Pourquoi cette cruauté ? L'héritage, semblerait-il, de sa vie de Bohémienne, à l'instar des paysannes marquées par l'épreuve de la terre, et qui se révèle à la hauteur des émotions qu'on leur anime, car il est certains éléments qui ne libèrent leur force qu'au cœur d'eux-mêmes, après avoir brisé leur coquille ou leur parure. Pourtant, malgré le champ limité de mes observations, je la sentais aussi catin, ne serait-ce par son allure de fumeuse dévêtue aux bas noirs, qui, à hauteur de cuisse, sont aussi fleuris que les chapiteaux corinthiens. Qu'elle me privât de consommer son corps si lâchement, je n'en tirais pas de souffrance, pas même celle des jouisseurs faméliques qui réclament un sein à tout prix : toutes mes conquêtes ne savaient pas mon art de la contemplation, avant celui du toucher, et je pouvais rester des nuits, de longues nuits, à raconter à Eros le superbe de mon amante, le chibre éveillé et contraint.

─ Tes entrailles ? Lui lançai-je, impudent. Mais quelle caresse ne les mériterait pas, et pourquoi les rendre aussi angoissantes ?

D'une voix grave, elle me répondit :

─ Parce qu'elles sont la clé de ma sensualité immense, et qu'il suffit d'un impotent pour la contrarier et me faire vomir quelques jours. On ne joue pas avec ma peau, plus fine que n'importe quelle autre. Toi, tu as bien voulu me suivre, mais je ne suis pas de ta caste, de ta tiédeur, qui détient un cerveau bien raisonné, un cerveau comme une pierre, qui l'écarte du vaste ciel. Mon vagin est un ciel.

Le lendemain, je souhaitai quand même revoir Patricia, au café des plages. Sobrement vêtue, en pleurs, je constatais pour ma part le versant sociopathe de ma personne, qui ratait tout l'art de la rupture, ses mots nécessaires, ses condoléances, sa tragédie. Qu'elle présentait un charme, pourtant, avec ce léger chapeau de vacances, et sa frange ébène ! Mais il fallait toujours que je dénichât, après avoir musardé, une offre sentimentale plus excessive que la précédente, de telle sorte que je donnais ma préférence au Mal qui, selon certains principes, cherche toujours ce qui sera plus vif, plus sucré, plus fort, au détriment de la douceur, de la modération, qui ne sont pour lui que les ébauches de sa perte. D'une part, je regrettais de Patricia son défaitisme larmoyant, de l'autre, j'analysais sa surface, sa peau pâle et nordique, comme la fadeur immanente des Européennes, mais qui ont le privilège de la réputation et la noblesse, devant ces autres femmes dont les atouts sont craints comme une fièvre tropicale.  Que ma raison me parlât ou non, que mes choix me revinssent plus qu'aux circonstances sur lesquelles je ne pouvais manœuvrer, mon indécrottable romantisme m'ordonnait de vivre les pages éculées d'un Baudelaire, voire même de ne pas y survivre. Patricia, dans la lumière crue de l'été, présentait brutalement à ma conscience le fantôme d'un avenir sage ; j'étais avec elle comme un penseur meurtri par son allégorie brisée. Quand elle souhaita entrevoir, par des aveux qui n'auront fait que saigner sa jalousie, l'obscure forme de mon dernier désir, je ne pus que lui déclarer cette course inextinguible de la passion, ce qui m'évitait une description directe et cruelle :

─ Mais, alors, tu amasses tes rencontres comme une rangée d'oscars ! Il n'y a pas de sens, à tes envies. 

Leur donner du sens, c'eût été pour moi imposer une résistance à l'émerveillement qui sévit quand le séducteur agit sans le souci du lendemain. Le carpe diem en déclin, j'avais néanmoins en nécessité de réussir ma mort : cela n'étant qu'une question de point de vue, certains vivront par respect de l'instant. D'autres, comme moi, n'auront en névrose que d'avoir assouvi leurs recherches, avant la nuit éternelle. En recherche ? Oui, je l'étais, toujours surpris par le pouvoir des femmes sur mon errance, car, sans elles, je n'aurais été qu'un vent. Le jugement de Patricia, innocemment, touchait à ma vérité terrifiante : un homme ordinaire, à l'esprit creux, si mal inspiré, éperdument ennuyé et qui, si la poésie fut une assiette, n'en aurait raclé que les bords. A ce traumatisme, s'ajoutait pour moi la vanité de mes enjeux. M'étant juré de tuer le temps qui passe par un surdosage de conquêtes, j'en oubliais qu'elles demeuraient des illusions, comme ces étoiles que l'on observe comme des regards portés sur notre cœur, mais qui en réalité, dans le grand froid sidéral, ne veillent sur rien.

Je laissai Patricia s'en aller. Durant de longues minutes, je la vis marcher dans le sable, en direction de l'asphalte. La réduction de son corps dans le paysage, c'était déjà la persistance de son souvenir sur ma rétine. J'étais baigné de lointain, d'amertume, quand un client vint perturber le moment :

─ Que vous êtes fou, d'abandonner un si beau repas ! Elle ira sûrement se venger dans un dancing, et vous le regretterez.

Mes yeux le menaçaient, mais il se remit à m'houspiller :

─ Monsieur, il faut savoir se contenter des belles choses. Vouloir décrocher les astres ne vaut rien. Nous sommes harcelés par leurs lanternes, mais elles sont fallacieuses. Prenez ce que Dieu vous laisse, croyez-moi !

Ainsi quittai-je le café des plages, bien averti de son homélie, de la même façon qu'un chevalier, en dépit des conseils du roi, choisit le mauvais chemin pour retrouver sa prétendante. Il me semblait qu'une certaine somme de signes m'avait déjà été offerte, mais ma route, éblouie par sa lente décrépitude, n'y trouvait pas son compte.

Sur cette décrépitude, on peut dire qu'elle était reconduite par la folie de Myriam, car, à mon retour, elle l'était franchement devenue, allant même jusqu'à m'enfermer dans sa chambre, me faire croire, ses yeux hagards, que je portais le mauvais œil. Cette séance spirite, de toute manière, seyait à mon masochisme. En pensant que les irruptions de démence, tout comme les drogues, favorisaient la qualité du sexe, je m'immisçais ainsi dans le réel de mes théories romantiques. Ainsi, je la laissais s'inquiéter d'un objet qui n'existait pas, et me savoir, à ses yeux, le monstre par lequel se brodait son délire, cela m'excitait à la hauteur de l'art de Jean-Honoré Fragonard, qui dans ses peintures brunissait le corps des hommes, comme l'hermine des bêtes sauvages. Lorsque je me dévêtis, Myriam fit un stupéfiant vade retro : elle recula jusqu'aux rideaux de sa chambre, qu'elle mordit rageusement. Lentement, glorieusement, je venais à elle dans la pénombre, la nudité puissante, prêt à subir ses représailles. Contre toute attente, ma tigresse contint ses griffes ; affaiblie, bernée, elle fit apparaitre dans ses iris ce tremblement des animaux vaincus :

─ Que me veux-tu ? me dit-elle

─ Rien, Myriam, sinon ton délire, dont je me régalerai jusqu'à la dernière goutte, comme un vampire.

En la brusquant comme l'on secoue une poupée en tissu, elle se mit à m'écouter vraiment :

─ Regarde-moi, belle Egyptienne ! Je suis un spectre tournoyant autour de ta chair, qui depuis longtemps envie tes seins, ta bouche, ton cul, car je suis maudit, toute la joie me maudit. C'est pour me détourner de la vacuité, que je cours après le divertissement. Donne-moi ce temps où je vivrai un peu, donne-moi ce pressentiment de vivre. Donne-toi !

Pour une nuit, notre degré de passion fut égal. Le temps de notre étreinte, je crois que j'essayai de reproduire la subtilité d'une œuvre d'art. Je compris bien tôt que l'esprit de Myriam, entre son yoga et ses prières, n'avait en rien le vice qui envahissait le mien, un constat attristant qui me plaçait toujours plus dans la case du loup solitaire. Quelques jours, je pris plaisir à demeurer dans cet appartement aux lueurs mordorées et couvert de gris-gris, pendant qu'un poison dont je ne trouvais pas le nom écrasait mon cerveau.

─ L'ennui, Monsieur ! C'est l'ennui !

L'homme d'hier, moustachu, un brin rondouillard, donnait à mes impressions un semblant d'aptitude philosophique. Ce mot terrible, mon âme le connaissait par épisodes, et le réentendre dans la bouche de l'autre suffisait à me rappeler l'état nauséeux que j'avais consommé il y a quelques jours en compagnie de Patricia. Pourtant, maquillé par les différents escamotages que je tentais de lui administrer, ce terme n'avait pas encore libéré toute sa substance. L'ennui, je le vivais comme la toile de fond de ma personnalité, mais ne l'éprouvais pas tel quel, ayant même du déni pour ces traits qui vous gouvernent et dont l'effet se ressent mal. Bien sûr, je lui demandai avec quelle application il clamait le mot. Bavard, prophète, l'homme me priait de croire à son sentiment sur la vie, chose qui d'ordinaire me répugnait – précisément, je fustigeais les sourates, les versets qui, d'austères lois, finissaient en conte pour enfants dans la bouche de certains êtres perclus de candeur. Or, il n'était pas si prosélyte, pas tant éthéré, et je me mettais à sentir, dans son discours, son extrême contagion :

─ Depuis le confort, depuis les temps de paix, il existe, ce rat, et sans vergogne ! Car c'est d'un rat dont il s'agit, qui vient nuire à notre drôle de modernité. Quoi ! Les anciens languiraient devant notre paresse générale, et c'est au meilleur de cette paresse que l'on se met à subir les douleurs de l'habitude ou du dégoût. De l'insatisfaction ? Non, cet ennui… l'homme à l'état de bonheur, c'est ça, l'inaction, le déclin du jouir et des aventures, devant des objets de distraction bien achalandés qui l'emmerdent plus que tout. Nous sommes des coquilles vides, des fantômes, des chats lassés de leurs souris.

Au crépuscule, la plage, le Café commençaient à désemplir, revêtant ainsi l'aura méditative des grands espaces nus. L'homme, qui épousait du regard l'horizon marin, la langue en sourdine, participait au paysage, si tristement que ma pensée me lançait : « de notre œil, par notre conscience, nous croyons dire les choses, les voir, mais ce sont les choses qui nous observent et nous commentent. Il suffit d'un répit de l'âme, pour que le macrocosme nous rallie à son concert. » Moi qui, de femme en femme, s'entêtait à choisir le Soleil comme le patron de ses ardeurs, j'en oubliais l'humeur livide de la Lune, elle qui lançait sa plainte le soir venu, sa face meurtrie jetée à celle du Monde :

─ Vous allez modifier mon regard. Lui dis-je. Absolument tout !

─ C'est peut-être important. Il y a des saisons à l'âme. Ne pas les vivre, cela contribue à s'ignorer, et tout ce qui en Dieu est audible aux hommes, ne l'est que par l'écoute de soi, en plaisir comme en peine. Peu à peu, je me fais à l'ennui, je me range même à ses côtés, même s'il est la triste issue du vivant.

Jadis, adolescent, fort de croire que la bibliothèque de mes parents gardait en sûreté les dires saugrenus d'auto-analysés – et cela sans tendresse pour les histoires, qui pour moi laissaient sommeiller leurs nombrils -, je m'étais proposé, par voie mentale, de vivre l'ensemble des émotions qui faisaient l'homme, l'expérience au détriment de la lecture. Sur cette idée, aussi naïve que les jeux qu'inventent les enfants à la récréation, ma lucidité avait omis de me la montrer comme une création de l'ennui, car toutes les idées ne sont que des proclamations sans auditoire. Bien sûr, cette promesse, cette révélation, ne l'avais-je pas réalisée en aimant les filles ? Maintenant, et bien que j'eusse arraché de mes romances une vague satisfaction, je sentais régner sur mon visage une oraison. Toute la vérité, toute la vanité, toute l'illusion du fard de mon allégresse.

Je quittai Biarritz. Je délaissai même son lot de plaisirs, à un moment où j'aurais pu rentrer dans la saveur nonchalante de cette ville côtière. Je fis un adieu à ses plages, à sa petite mine second empire, qui se laissait remarquer par des manoirs, en arrière de l'Atlantique. Pour ne pas revenir trop tôt à Lyon, et trouver ces lieux dont le climat ferait mûrir ma curiosité, sinon ma fuite, je choisissais de longer les Pyrénées, jusqu'à l'Ouest méditerranéen. Quelque part là-bas, d'après photographie, il y avait ce beau village, le charme typique du bourg surgissant dans une vallée où coulait la rivière Cady. Vernet-les-bains. Fallait-il encore croire qu'ici le hasard opérerait en ma faveur ? Du stupre urbain suranné, je me laissais remonter dans le temps des clichés, plus loin encore, du côté de la promenade solitaire. Le malaise de toute ma vie consistait à déteindre sur le premier prêcheur, sans résistance notable : si j'allais à Vernet-les-bains, ce n'était qu'à cause de ce bonhomme replet dont la conversation avait bouleversé les derniers bastions de mes certitudes. J'étais une feuille au vent.

Arrivé au village, je vis deux formes de bâti bien distinctes. La première, médiévale, au clocher rigoureux, ne se liait en rien à la seconde, conçue par des pavillons Belle époque, mais cette fracture de l'ensemble, je dois dire, agrémentait l'observation. Vernet-les-bains, au faîte de sa tranquillité, accueillait promeneurs fervents, quelques malades venus aux thermes, et l'on y appréciait la vue mirifique sur le Canigou, maculé de neige. En choisissant l'hôtel des curistes, je mis quasiment en péril mon portefeuille, mais mon insolence était là, dans une forme d'indifférence et d'imprévisibilité.

Si jusqu'alors j'étais en recherche de sustentation érotique, j'en venais maintenant à me supporter seul, mon ombre surgissant de l'oubli dans laquelle je la tenais. Cette compagnie sournoise et latente, en elle-même sœur de l'ennui, je la regardais – comme l'eut dit le client de Biarritz- à la manière d'une de mes saisons, sans l'impression de m'y enfoncer. Alors, au bar de l'hôtel, en terrasse, mon esprit se mit à la disposition de ce fait intérieur. Rapidement, les quelques passants à la portée de mon regard s'immobilisèrent comme les figures que fait naitre l'artiste en une touche : une sorte de décor, éteint comme le sont tous les décors, et qui offensait ma vision conquérante du dehors ou du vivant, ou même celle d'être maître de la vie en son état d'horizon. Me promenant quelque part en moi, et comme une forteresse sans miradors, je laissais à la lésine le pouvoir de se féconder en mon sein, sans que ma raison ne rendît une missive à ce noir abandon.  

Je m'en souvins. Novalis. L'archétype de l'aristocrate wagnérien, dont la détresse sentimentale se comparait au crépuscule sur les forêts. Ce que l'Anglais, lui, nomme twilight, je le retrouvai soudain dans le poids de mes paupières et dans le sommeil de mes pensées. Je fatiguais. Je perdais en vie. A ce degré là d'assoupissement, comme pour ne pas fêter plus mon petit désespoir, il fallut la visite d'une fillette, coiffée comme une vague écolière :

─ Bonsoir ! me lança-t-elle. Papa et maman vous ont épié, du salon de l'hôtel. Et comme la baie vitrée nous a laissé voir votre dos voûté, c'est aussi votre solitude qui nous a mis en peine.

Comme je la regardais, sa fraîcheur ! Ce n'était pas qu'elle me fût présentée par son invitation, mais plutôt qu'elle perlait sur tout son corps. Petite, dodue, la peau blanche, son corps d'adolescente venait me sauver, mais de quel naufrage ? Celui, savais-je, de mon éperdue appétence pour la chair, que, toujours, je confrontais aux glucides, au bon pain, ce pain que mon ombre recouvrait de son manteau, pour me mêler – en vain ? – à ces cochonneries mentales qui menaient à la désespérance :

─ Jeune fille ! Je rate mon voyage ici. Je n'irai pas plus loin dans le lugubre de la réflexion. Je revenais de Biarritz, pour me sevrer de la débauche et conclure sur mon sort. Hélas ! Je ne serai jamais ami avec l'introspection, c'est ennuyeux…

─ Vous vous ennuyez ? S'exclama-t-elle. C'est terrible, ça ! Moi aussi, j'en sais quelque chose, cela ressemble à des migraines.

Pendant que ses yeux s'inquiétaient des miens, je lorgnais sa poitrine débordante, émouvante, dont on ne savait pas bien si elle faisait violence à son aura de pucelle. Alors, comme pour lui retrouver un air d'enfant, je lui donnai un vieux bonbon qui dormait dans une de mes poches. Elle le mâcha longuement, ses lèvres entortillées, alors que, par imagination, la mélodie d'un carrousel me la donnait en peinture, ses cuisses posées sur un cheval blanc. Sa jeunesse, sa candeur, je les voulais au fond de mes yeux, qu'elles pussent y ensemencer leur arc-en-ciel. A ce moment précis, toutes les sonates, toutes les berceuses que la tendresse m'avait données à aimer en secret, quand du sexe il ne restait qu'un grand lit froid ; tout cela se réunissait en elle – Mathilde.

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