Bellevue parano

Giorgio Buitoni

Un hommage à Hunter "gonzo" Thompson

C'est une petite place commerçante de banlieue au milieu de la cité. Regardez vers l'Est, du sommet de la butte Sainte-Anne, et vous apercevrez le tramway serpenter entre les tours jaunes et tracer une ligne de démarcation en son centre. J'ignore pourquoi ce genre d'endroit est souvent baptisé « Bel Air », « Bellevue » ou « Beauséjour » ; c'est tout le contraire, vous êtes quelque part entre les années soixante et aujourd'hui.

Bienvenue à Bellevue.

Ici, passé cinq heures, on voit déferler au rythme des portes à pistons des autobus et des allez et venues du tramway, des vagues de types pressés. Ils louchent de droite à gauche tout en gardant un œil derrière eux. Des hippies, des vieux rockers, des geeks, qui trimbalent leur silhouette amaigrie parmi la population locale.

Ces types, ils cherchent tous l'horaire du prochain bus. Ils contemplent les côtes de bœuf dans la vitrine de la boucherie Hallal. Parfois, ils hésitent à l'entrée de la pharmacie... Mais leur regard porte discrètement vers le petit porche près des cages d'escalier... Là où quelques silhouettes maigres et immobiles, aux crânes prolongés par des visières, patientent, collées au mur par un pied comme des moustiques au plafond.

Un sifflet, un signe de tête, et soudain, les badauds manquent leur correspondance, les merguez dans la vitrine ne les tentent plus, ils renoncent à acheter de l'aspirine. Sûrs de leur trajectoire, têtes baissées, ils marchent d'un pas rapide vers le petit porche, la main dans la poche, sur l'argent. Le gars à la casquette décolle le pied du mur et s'avance. Une poignée de main. Et en moins de cinq secondes les clients disparaissent derrière la place. Ils montent dans un bus, ou rejoignent l'arrêt de tram suivant en lorgnant nerveusement par-dessus leur épaule, le poing scellé autour de leur dose de réconfort.

La brigade des stupéfiants surveille cette place H24, tous les jours, m'a dit mon pote. Les habitations au dessus des commerces font un bon perchoir de vidéo surveillance. Certain riverains prêtent leur taudis et laissent les stups en faire une vigie dans la journée. Une simple caméra qui tourne. Et ces fumiers bricolent leur petit documentaire vérité sur vous.

Ici, votre seule chance de vous en sortir, c'est de ne pas trainer trop longtemps. Diversion et discrétion, voilà le secret. Moins de trois minutes, montre en main.

Et moi, comme un con de novice, attablé face à la boucherie, en terrasse du seul café de la place, j'attends. Assis sous un parasol Cacolac délavé, déplié au dessus d'une table bancale, j'attends. Je regarde de vieux marocain à la peau parcheminée jouer aux dés, endimanchés dans des costumes sans âge et trop amples. Leurs mocassins râpés tapent le pavé chaque fois que la chance tourne. D'autres, assis sur des bancs en bois, attendent un rêve qui ne viendra pas, et jettent un regard attendri sur les jeunes qui se chamaillent en bas des cages d'escalier.

Mon pote est en retard.

Plan large sur ma silhouette costumée assise à la terrasse du café, liquéfiée par le soleil.

Zoom sur mes incisives tachées qui grignotent mes ongles jusqu'au sang.

La sueur qui perle sur mon front livide.

« Ce que je faisais place Bellevue ce jeudi-là, Monsieur l'agent des stupéfiants?

Eh bien, j'attendais un ami qui devait me remettre un document important.

– Et comment s'appelait cet ami, Monsieur Beckett ?

– ... »

Décampe, Georges, décampe...

Merde, je suis repéré.

Des ados vêtus de bas de survêtement remontés sur le mollet défilent devant ma table comme les représentants d'une secte. La tête penchée sous leur capuche de sweatshirt, ils me lancent des petits « tsss tsss tsss ». D'autres me sifflent du haut des immeubles.

Vos gueules, je vais me faire griller.

Un scooter gris, cabossé, pétarade autour de la place, grimpe le trottoir et se gare à deux mètres de moi. Sous le casque du pilote : mon pote.

Zoom sur son sourire carnassier.

Plan américain sur sa silhouette en armature de cerf-volant.

Il s'approche. Sa main brune, lourde, sèche comme une patte, dévore entièrement la mienne quand il me la serre. Puis elle cogne son torse à la manière d'un gorille.

« Tranquille, mon pote ?  dit-il.

– Impec' », je réponds.

Il doit avoir trente ans. Il porte une culotte de survêt' blanche et un T-shirt Scarface. « The world is mine » dit l'inscription sous le visage délavé de Pacino. On devine des auréoles jaunasses en divers endroit. Et il y a cette drôle d'odeur d'épices et de viande frite dans son sillage. Il sourit. Toujours. Penché sur le cercueil de sa mère, il vous sourirait. C'est une question d'honneur, je crois.

Moi, je porte mon costume, signe que je dois sans doute sortir du boulot. C'est un Armani, gris, revers croisés, avec boutons de manchette nacrés. Aussi visible qu'un cheeseburger au milieu d'un plat de semoule pour les caméras des flics aux fenêtres des tours.

Zoom sur mon pote qui sourit.

Moi qui transpire derrière mes Ray-Ban.

Dans le film de l'histoire de ma vie, c'est une séquence qui revient souvent. Ces images, je les verrais peut être. Un jour, les portes arrière d'une camionnette s'ouvriront et une colonie d'hommes ordinaires, aux regards goguenards, avec des brassards s'en échapperont comme des abeilles d'un essaim. Ils entraveront mes poignets et les pattes de mon pote. Et là, dans une petite pièce vide, ils me montreront un film, ou des photos sorties d'un dossier avec mon nom écrit dessus, pour m'impressionner. Sur les mauvais clichés couleur : moi et mon pote en hiver. Ou le printemps dernier. Il y a deux ans. Avec ou sans écharpe. Avec ou sans Ray-Ban. Assis au café sous les parasols Cacolac merdiques. Debout sous le petit porche. Et tout le reste de ma vie n'aura plus d'importance. Pour la justice, mon existence se résumera à moi et mon pote, mon pote et moi.

Il s'assoit face à moi et dit :

« Ça le fait pas. »

J'ôte mes Ray-Ban. Et à cet instant, s'il me poussait de longues oreilles pendantes, vous ne feriez pas la différence entre moi et un cocker qui vient de prendre un coup de pompe dans le train. Mon pote lève un sourcil au-dessus de son éternel sourire lorsqu'il remarque mon regard humide et déçu – celui du junky à qui son dealer annonce une rupture de stock.

Gros plan sur mon regard paniqué qui fouille l'horizon.

Zoom sur mes mains qui grattent une tache imaginaire sur le bois de la table.

La sueur qui ruisselle le long de mes tempes.

Mon pote ajoute, comme pour atténuer le choc :

« Demain. Sûr, mon pote. »

Demain ?

Il n'y a pas de demain lorsqu'une soirée d'ennui et de confrontation lucide avec soi-même se profile à l'horizon. Demain, c'est le siècle prochain. La mort.

« Ok, ok. Attends... »

Mon pote sort un téléphone portable de son bas de survêtement et se lève pour passer un coup de fil. Sa main gauche semble chasser des insectes invisibles. Les mots sortent en rafale. Des consonnes râpeuses surtout. Il raccroche et me rejoins.

« Viens, mon pote », dit-il en ramassant le casque du scooter.

Je rechausse mes Ray-Ban et je demande :

« Ou ça ? »

Il désigne de son index de yéti une vieille une Renault grise, rapiécée avec une aile rouge, parquée de travers devant le café. Je préfère ne pas savoir si cette chose a passé le contrôle technique. Il m'en faut. Plutôt mourir dans ce tas de boue que de passer une soirée devant la télé avec l'esprit clair. Mon pote balance son casque sur la banquette arrière et nous embarquons sous les sifflets des gamins.

« Dégage tes lunettes ! Tu veux qu'on nous prenne pour la P.J. ou quoi ? »

Je dépose mes Ray-Ban dans le vide poche ; les sifflements cessent à l'extérieur. Mon démarre à la Scarface sur le parking. Un instant, je me demande s'il à son permis. Je pense à moi sous la caméra des stups à bord d'une voiture peut être volée. Je pense à la probabilité que mon patron apprenne quoique ce soit de ce rodéo si je me fais arrêter avec de l'herbe à bord de la voiture d'un dealer sans permis. Pour m'apaiser j'imagine ma langue léchant la pédale d'accélérateur.

Herpès.

Lichen buccal.

« C'est loin ? », je demande, tandis que je me déporte brutalement vers la portière sous l'effet d'un virage serré à gauche, négocié pied au plancher avec des pneus sous gonflés.

Les amortisseurs grincent à mort et des trucs dans le coffre se baladent de droite à gauche heurtant la carrosserie de l'intérieur.

« T'inquiète », répond mon pote.

Nous passons une série de dos d'âne comme des tremplins, et nous nous enfonçons à toute vitesse au cœur de la cité ; dans l'air de propage un bruit de frottement cyclique provenant probablement d'une des roues à l'avant. Je n'ose pas regarder dans le rétroviseur de crainte d'y voir une armée de gyrophares bleus emmenés par des flics furieux, le couteau entre les dents.

« J'ai été abusé monsieur le juge, je vous assure, je ne connais pas cette personne. C'est un enlèvement. »

Devant nous apparaît un échafaudage de béton hérissé d'armatures métalliques, pareilles à des antennes télé, brulant sous le soleil de juillet. Mon pote fait mine de cracher par terre  et dit :

« C'est un putain de Lidl qu'ils vont mettre là, mon pote. Tu vois, c'est ça qui colle pas avec les mecs qui calculent ces chantiers-là, ils font tout pour nous maintenir dans une logique de pauvre. »

En face, sur la file de gauche, une BMW flambant neuve roule plein pot vers nous.  Une apparition chromée au milieu de la rouille et de la poussière environnante. Le chauffeur klaxonne et ralenti à notre hauteur. Mon pote freine des deux pieds et ma tête est emportée vers le tableau de bord, là où trainent des miettes de tabac sec et un paquet de feuille à rouler à moitié dépouillé de son carton d'origine. Il descend la fenêtre avec la demi-manivelle cassée qui dépasse de son coté de la portière, et échange deux ou trois consonnes avec le chauffeur de la BM. Un maigre avec un gros joint coincé au coin des lèvres qui me mate d'un air teigneux.

Séquence vérité.

Moi et deux dealers, deux dealers et moi.

Et la voiture volée.

« Volée ? J'ignorais qu'elle était volée, Monsieur l'agent, non, vraiment. »

Je palpe le papier granuleux des billets dans la poche de mon Armani pour me rassurer. Le teigneux parle avec agressivité et me désigne de la mâchoire. Mon pote cogne mon épaule, puis son torse ; le teigneux se calme et tend le reste du joint entre les deux voitures. Mon pote le saisi et redémarre en trombe. Une bonne odeur d'herbe grillée envahit l'habitacle.

« Il croit que t'es flic. Sérieux, ton costard, putain… »

Il remet son sourire imparable sur ses lèvres et me confie le joint.

«  On va tracer à la baraque.

– La baraque ?

– Faudra que tu restes dans la bagnole, t'inquiète. »

Si après trois ans, mon pote ne m'a jamais dit son prénom c'est pour qu'il n'y ait pas d'embrouilles entre nous. Ce sont là ses propres mots. Entendez, comme ça je serais incapable de le balancer aux flics. 

« C'est une personne d'origine maghrébine résidant à Bellevue, mais je ne connais pas son nom. 

– Et cette personne portait un sweat à capuche, pas vrai ?

– Une capuche, oui, absolument monsieur le policier, comment le saviez-vous ? »

Nous passons à présent devant des parkings improvisés sur de grands terrains vagues terreux, creusés dans le sol aux pieds des tours pisseuses. De larges parcelles de terre aride qui semblent avoir supporté autrefois des bâtiments aujourd'hui disparus.

« Y'a deux ans, il devait construire une maison de quartier et un terrain de sport ici, tu vois. Ils nous avaient montré les plans. Le maire est venu et tout. Ils ont commencé à creuser et ils se sont arrêtés. Au final, y'a que dalle. Juste un putain de cratère où tu peux même pas te garer sans crever tes pneus. Passe le spliff... »

Je rallume le joint et tire une bouffée avant de le tendre à mon pote. Et je me demande à quoi on pense lorsque, au réveil, la première chose que l'on voit par la fenêtre ce sont ces trous béants et inutiles, défiant toutes explications logiques.

Mon pote aspire une grosse latte sur le pétard et dit, en soufflant un épais nuage blanc par la fenêtre ouverte :

« C'est là. »

Il désigne une vieille bicoque aux fenêtres barrées par des planches pourries et à la toiture à moitié effondrée, plantée là, isolée, à une centaine de mètres des tours de la cité. Devant la porte d'entrée, je devine la silhouette d'un type sous une capuche noire.

Si les flics débarquent ici, tout espoir de fuir discrètement est illusoire.

« Ma grand-mère habitait cette maison jadis, Monsieur le juge, je vous assure, je ne connais pas ces messieurs. Regardez mon costume.

–  Mais comment expliquez-vous toutes ces photos de vous prisent en compagnie de l'accusé place Bellevue, Monsieur Beckett ? »

La tour la plus proche offre sans doute une vue imprenable sur notre voiture dérapant sauvagement dans la poussière à quelques mètres de l'entrée de la baraque, produisant derrière nous un petit nuage de poussière blanche du plus bel effet dramatique.

Zoom sur les bagouzes dorées de mon pote cramponnées sur le volant usé.

Ma tête qui bascule vers l'avant, la mâchoire serrée.

Allez, Georges ! Du cran ! Pense à ta télé, à ton chat, à toi et aux gros joints que tu vas t'enfiler. Pense à la l'étincelle d'espoir qui s'allumera dans ton esprit ce soir lorsque tous les « à quoi bon ?» qui peuplent ton cauchemar quotidien s'évanouiront dans une fumée bleu pâle. Quelle illusion magnifique et éphémère !

Mon pote extirpe sa longue carcasse de notre poubelle, la portière claque dans un bruit de tôle. Il fait le tour par l'avant du véhicule et se penche à ma fenêtre, toujours souriant de ses grandes dents tachées par le shit :

« Tu bouges pas mon pote, tu restes dans la bagnole, compris ? Ils sont sensibles les cousins à la baraque ».

Je hoche la tête, le gros costaud en capuche noire devant la porte en bois me jette un regard curieux. Encore le costard. Je souris : gniiiiii. Mon pote s'éloigne de la voiture, une main plantée dans la poche de son survêtement avec cette démarche gangsta-rap, un peu raide et nonchalante, qu'empruntent tous les dealers du coin. Il cogne le poing du gros, se dirige vers la porte, et frappe. Trois coups. Un des volets vermoulus en façade s'ouvre à demi, et la porte s'entrouvre ; mon pote entre. Je suis seul dans une voiture douteuse parquée dans la poussière face à un repère de dealers. On entend un bruit de moteur au loin…

Les flics.

« Je demande pardon à la société et à la justice, Monsieur le juge. Ma repentance est sincère. Avez-vous déjà gouté à de l'herbe hollandaise ? »

Le ronron du moteur s'amplifie. Je voudrais regarder derrière moi par la lunette arrière, mais ma nuque est coincée, paralysée, prise d'une crampe de trouille monumentale. Le gros balèze passe la main dans son dos, sous la ceinture de son baggy. Ma tête s'enfonce peu à peu sous la ligne du pare-brise, si bien que je ne distingue plus que le haut de son capuchon noir. Je suis prêt à me pisser dessus quand le véhicule s'arrête juste derrière l'épave de mon pote. Les portières claquent dans mon dos comme trois coups de feu. Est-ce mon cœur qui lâche ? Ma tête est coincée, mes yeux fixés sur la boite à gant. J'essaye de faire du calcul mental pour ne pas mouiller mon Armani à l'entrejambe. On cogne sur le toit de la voiture. C'est la fin.

Verrue plantaire

Cirrhose du foie

Métastase.

Une tête. Je crois que c'est une tête qui entre par la fenêtre. Une voix râpeuse prononce des consonnes ; ce n'est pas un flic. Mon cou se déraidit un peu et j'ose un regard oblique vers la fenêtre : un barbu coiffé une casquette des Lakers louche dans l'habitacle. Deux autres types l'accompagnent, plutôt bien fringués dans le genre street wears de marque. Je pense au visage délavé de Pacino sur le T-shirt blanc de mon pote. Pas le même budget. Ceux-là sont de gros poissons. Et moi, au milieu de tout ça, qui vient chercher mes cinquante grammes de beuh sur ordonnance pour faire mon petit mois pépère, sans angoisse. Ma petite fuite organisée. Mon chat, ma télé et la Super skunk. Au nom du grand Jah, aidez-moi ! Et je m'entends dire :

« Bonjour... »

Le fan des Lakers sort la tête de la voiture et monte le ton. Le costaud à la capuche noir s'approche – je suppose qu'il explique ma présence aux trois gangsters Hip-hops. Ils s'éloignent finalement de la voiture après un dernier regard méchant en arrière sur ce type en sueur dans son costume Armani, cuisant comme un œuf sous la taule d'une Renault grise avec une aile rouge : moi.

Les trois mecs pénètrent à leur tour dans la maison décrépie et, de mon côté, j'admire l'empreinte façon Hollywood boulevard laissée par mes mains humides sur le haut de mon pantalon. Je tourne la tête vers la grande tour jaunasse au loin, et j'essaye d'apercevoir sur l'un des balcons, révélé par les rayons du soleil, l'éclat d'un objectif. D'une caméra. Peut-être les stups attendent-ils le bon moment, embusqués aux alentours, pour fondre sur nous comme des chiens enragés, dépecer ma vie, et crever le cœur de mes pauvres parents.

Ça s'éternise.

Voilà dix minutes que mon pote est enfermé la dedans. Chaque seconde supplémentaire est autant de temps concédé à l'ennemi pour s'organiser. Nous prendre à revers. Derrière le pare-brise, le gros encapuchonné, inconscient du péril qui nous guette, tire sur une clope et expulse entre ses grosses lèvres arquées des ronds de fumée parfaitement géométriques. Je n'ai jamais sur faire ça, mais je m'en grillerais bien une pour calmer mes mains.

«  Yo ! L'artiste ! »

King Kong lève un sourcil. Je mime le geste de fumer, et j'ajoute :

« Cigarette ? »

Dieu que mon sourire est faux.

Il traine les pieds dans ma direction et me tends un paquet de Marlboro. Ma marque préférée ; ce molosse a du gout. Il sort un Zippo aux couleurs jamaïcaines de son futal trop grand et allume ma clope.

« Alors t'es dans le bizness aussi, il parait ? »

Merde, il parle. Mon sourire s'élargit, toujours aussi forcé. J'ignore ce que mon pote lui a raconté. Sous-entend-il que je suis un dealer en col blanc ? Un genre de gros bonnet du trafic ? Il s'appuie ses deux bras à plat sur le toit, le châssis grince sous son poids, et il incline sa grosse tête dans l'ouverture de la fenêtre. Une large cicatrice parcourt sa joue.

«  T'y es ou t'y es pas, gros ? »

J'ai soudain la vision de mon petit corps de poulet desséché, enterré dans une fosse à l'arrière de la maison.

Un si beau costume, Monsieur le procureur.

La règle à suivre avec ce genre de gaillard est identique avec celle qu'il convient d'adopter avec les chiens méchants : ne pas leur montrer que tu as la frousse de ta vie. Ne jamais, jamais, leur tourner le dos et te mettre à courir. La plupart des revolvers neuf millimètres font mouche à cinquante mètres.

Le gros attend toujours une réponse de ma part lorsque la porte de la baraque s'ouvre en grand sur mon pote se perdant en invectives, les mains agitées. Le balèze se retourne aussitôt vers lui, ses doigts glissent dans son dos, sous la ceinture de son pantalon – là où une bosse suggère la présence d'un objet de taille moyenne dissimulé. Un flingue. Quelque chose à mal tourné.

Sciatique

Gonorrhée.

Mon pote se tient devant la porte, une voix à l'intérieur de la maison hurle une réponse en arabe :

« Rhazimrch ».

Enfin, je crois. Le seul truc dont je suis certain, c'est qu'il n'a pas mon sachet d'herbe. J'imagine par avance les murs de mon appartement se rapprocher. Je sens déjà l'angoisse monter le long de ma moelle épinière, envahir le moindre de mes organes comme une maladie incurable. Je sens mes mains s'affoler, ne trouvant prise sur aucun objet.  Le passé qui remonte à la surface avec toute la boue de mon âme, comme débordant de vieilles chiottes bouchées. Je sens le souffle glacé et impitoyable de la réalité parcourir ma nuque. Et une question me vient : pourquoi tant de haine, mon Dieu ?

Les trois durs Bling Bling encerclent maintenant mon pote qui poursuit son concours de consonne sur le seuil. Le gros à l'écart me tourne le dos ; il suit la scène la main sous la ceinture, prêt à dégainer. Personne ne prête attention à moi. C'est peut-être le moment de m'enfuir par la portière conducteur. De ramper jusqu'au prochain trou dans le sol. Avant que les flics ne débarquent. Avant que les quatre-là ne se tirent dessus.

Meurtre à Bellevue, un témoin raconte :

«  Je passais par-là, j'allais visiter l'ancienne maison de ma grand-mère, monsieur le procureur, et là, j'entends des coups de feu…»

Le type à la casquette agite à présent sous le nez de mon dealer un truc emballé dans du film alimentaire. Du shit, sans doute. Et tandis que je me dissous totalement sous la taule brulante, que je m'attends à une fusillade, à un lancer de grenade, à l'arrivée d'un hélico de la police, à n'importe quoi de sanglant et d'expéditif, la tension retombe tout à fait. Le gros lâche le flingue dans son dos, et finalement mon pote me rejoint dans la voiture. Furieux. Je n'ose pas demander d'explication. Nous patinons dans la poussière un court moment et redémarrons en trombe, entouré d'un nuage opaque de poussière, sous les regards assassins des trois autres défroqués.

A ce stade, je suis encore libre et en vie.

La voiture s'éloigne de la maison à une vitesse folle compte tenu de l'état des pneus avant. Je jette un dernier coup d'œil aux balcons de la tour la plus proche. Je m'interroge sur la portée des caméras de la brigade. Avec ces nouvelles caméras numériques miniaturisées, on peut filmer une mouche en vol à des kilomètres. Regarder ses parties génitales.

Mon costume colle à tous les replis de ma peau. Je ne suis plus qu'une flaque de sueur poisseuse en costume de luxe.

« Alchalra ! », dit à peu près mon pote hésitant à retrouver son sourire pour une fois. Il précise en français :

« Ils voulaient me refourguer du Com' de merde, les bâtards. C'est mort le Kana ici, mon pote. Avec la coke et l'héro, tu fais plus de marge. Les cousins le savent. Je sais ou on va aller, t'inquiète. »

Le Com' c'est du shit marocain issu du dernier, ou de l'avant dernier, passage sur le tamis des fleurs de cannabis. Du commercial. Du shit destiné aux clients occidentaux peu regardant qui s'approvisionnent dans la rue. Très léger, et très coupé aussi. Henné, lessive, excréments d'animaux, paraffine, plastique, médicaments écrasés, on trouve toute une épicerie douteuse coagulée dans cette merde. Il s'émiette mal, colle aux doigts, et laisse une pellicule charbonneuse sur votre pouce et votre index ressemblant à du plastique brulé. Dès le premier pétard, une barre migraineuse se fait ressentir au milieu de votre front. Étudiant, j'ai fumé des kilos de cette daube. Aujourd'hui, je fume du naturel, de l'herbe bien grasse et odorante. Mon pote le sait. Il n'aurait pas essayé de me vendre ce produit réservé aux touristes et autres boutonneux en quête d'interdits. Voilà pourquoi je me fournis auprès de lui : c'est un gourmet.

Le compteur indique quatre-vingt dix km/h et nous passons de nouveau devant les cratères desséchés où des gosses ont entamé une partie de football improvisée. Mon pote klaxonne ; les gamins sifflent en retour. La voiture file tout droit sur le rondpoint, nous roulons sur deux roues un court instant, ça grince, ça vrombit, des trucs brinquebalent dans le coffre, ma vessie est prête à exploser, et mon pote dit, toutes dents dehors :

« Le vieux, il en aura. T'inquiète ».

Pied au plancher, nous croisons une camionnette blanche. L'inscription sur la portière indique une entreprise de peinture. Exactement le type de véhicule banalisé pouvant abriter un commando de flics en civil prêt à en découdre avec la lie de l'humanité : nous. Pas le temps de regarder dans le rétro pour vérifier si la camionnette nous prend en chasse, que mon pote se gare place Bellevue sur le petit parking,  à la même place que tout à l'heure. Il cache les clés sous le pare soleil. Deux adolescents débraillés attendent devant le capot, les mains dans les poches. Mon pote sourit et leur balance une phrase passée au hachoir. Ils se marrent. Je sors de la voiture lentement, j'ai soudain une centaine d'année et mes jambe tremblent sous mon poids. Mon costume gris clair présente des taches plus foncées derrière les genoux et probablement sur mes fesses.

« Roger ? T'as repéré le type en costume ?

Tu crois que c'est un gros bonnet ?

Sais pas, il sue comme un porc, t'as vu les auréoles ?

On intervient ? »

Les deux apprentis voyous tapent dans le dos de mon pote, embarquent dans la poubelle, récupèrent les clés sous le pare-soleil, et démarrent aussitôt. La boite de vitesse hurle à la mort. L'épave dérape maladroitement le long de la ligne de tram, et le bruit de frottement des roues avant s'évanouit à mesure que le véhicule disparaît à l'horizon. Tout autour de nous, au milieu des autochtones, des drogués. Ils flânent sous le soleil ardent, l'air de rien, à la recherche de leur dose. Même décor qu'à notre départ. Rien d'anormal.

Là où j'en suis à présent, j'achèterai une barrette de mauvais shit au premier branleur venu. Un petit morceau de résine noire coupé au cirage, n'importe quoi à fumer pourvu que ce soit maintenant.

«  Étant donné que cette barrette contient plus de cirage et de produits de coupe que de cannabis, Monsieur le juge, ne pourriez-vous pas simplement m'acquitter ? »

Sous le regard impartial et croisé des caméras de ces messieurs de la brigade des stups, nous nous dirigeons vers la cage d'escalier la plus proche – tout près du petit porche où les hommes moustiques attendent patiemment les clients, dans l'ombre, à l'abri des objectifs. Leur yeux, aux aguets sous leur visière, balayent le quai du tramway où débarque une cargaison toute fraiche de gogos de tous poils, impatients de se procurer un bout de paradis coupé au plastique contre quelques euros.

« Wesh, les jeunes ! », dit mon pote.

Cérémonial du coup de poing contre poing, puis du coup de poing sur le cœur etc… Et ta famille ? Et ta sœur ? Ils sont si courtois et si soudés entre eux, ces mecs.

Plan serré sur ma silhouette qui tremble.

Mon Armani bicolore.

Mon pote qui se marre.

Un chevelu à lunettes rondes, vêtu d'une veste militaire et d'une paire de converse, genre John Lennon du pauvre, s'approche. Il tape timidement sur l'épaule de mon pote qui sursaute ; le chevelu est mal tombé.

« Qu'est ce tu fé toi? T'as cru ou quoi ? »

La bouche de mon pote se tord en accent circonflexe dans une très crédible imitation de Tony Montana à Marrakech. Pendant une fraction de seconde, son visage ressemble trait pour trait à la face hargneuse de Pacino sur son t-shirt. Les yeux du pauvre John montent et descendent comme s'il hésitait entre regarder ses godasses et le visage de mon pote.

« Quoi ? Tu crois que parce que je suis rebeuh, je vends du chichon, c'est ça ?

 – Viens, cousin », tranche un des moustiques à casquette pour calmer le jeu.

A ces mots, les yeux de John Lennon s'allument. Une lueur au milieu des ténèbres. Il suit le gosse dans la cage d'escalier, et s'apprête à empocher une part du fameux com'. Une bonne dose de cirage pour le néo-hippie.

«  Viens, on monte chez le vieux, mon pote », lance mon pote qui m'attrape par le bras en désignant l'entrée de la cage d'escalier d'où s'échappe Lennon, l'œil aux aguets, le poing serré dans la poche de son treillis autour de ses trois grammes de paradis frelaté.

Clignez des yeux, et il a disparu - pfffffou- , envolé, John.

Horreur...

La putain de camionnette banalisée de peintre en bâtiment, croisée sur la route cinq minutes auparavant, est garée sur le parking, à moins de dix mètres de là...

Cours, Georges ! C'est ta dernière chance !

Trop tard.

La patte de gorille de mon pote me traine dans la cage d'escalier...

Pardon, Papa.

Pardon, Maman.

« Tu me laisses parler au vieux, il aime pas les visites. Je te fais confiance en t'amenant la haut, mon pote, alors me fout pas la merde », dit mon pote, tandis que nous nous serrons dans la cabine d'ascenseur taguée jusqu'au plafond d'inscription haineuse commençant toute par le nom d'une marque de tennis bien connue : Nike la BAC, Nike la police, Nike ta mère, Nike les batards de Bellevue-sud....

Les portes se referment dans un grincement sinistre. A partir de maintenant, c'est le tout pour le tout. Les chances de m'enfuir si les Stups décident de nous cueillir à la sortie de l'ascenseur : zéro.

«  J'empruntais le même ascenseur que cet horrible dealer, Monsieur le président, C'est une coïncidence malheureuse, cela fait-il de moi un voyou ? 

– Non, certes, Monsieur Beckett, cependant, vous veniez également de sortir du même véhicule que le suspect, est-ce là également une coïncidence ? »

« T'as pigé, ce que je t'ai dit, mon pote ? ajoute l'homme qui causera ma perte, adossé au miroir de la cabine, rendu opaque par les couches de bombes de peinture et de marker successives.

– Oui, monsieur, je réponds.

– Monsieur ? T'es grave, toi ! »

On ne sait jamais, des micros sont peut-être planqués derrière le panneau de contrôle. Comment nier en bloc si un enregistrement audio me dénonce en train d'appeler « mon pote », « mon pote », hein?

L'ascension semble durer des siècles, mon corps entier devient liquide, je ne suis plus que sueur et tissus de marque imbibé. Dans ma tête les Animals jouent House of the rising sun. Depuis une heure, je me balade dans tout Bellevue au bras d'un dealer. Les trois minutes de sécurité sont écoulées depuis un bail. Les stups pourront produire une trilogie dont je serais le héros avec les images captées cette après-midi.

Nous montons, nous montons encore...

La parole est à la défense :

«  Qu'est ce qui fait de nous des drogués, Monsieur le juge ? Est-ce la malchance, votre honneur ? Est-ce l'ennui ? Le dégout de la vie ? Ou un goût prononcé pour la musique reggae ? Mon client a pourtant été nourri au lait maternel... »

Les portes de l'ascenseur coulissent lentement... Je ferme les yeux, et j'attends sagement que les hommes aux brassards m'empoignent et me lisent mes droits.

« Putain, tu fais quoi, Man ? »

Je rouvre un œil : mon pote, les mains agitées, m'attends dans le couloir sombre et jonché de mégot. Il dit :

«  Tu t'amènes ou quoi ? »

Et soudain, je me souviens que nous ne sommes en possession d'aucun stupéfiant pour le moment.

Tu ne crains rien, Georges ; c'est à la sortie que tout va se jouer. Ces enfoirés attendent patiemment dans la camionnette de peinture pour te coffrer en beauté les poches pleines de White Widow.

Urticaire géant.

Patrick Sébastien.

Mon slip colle aux fesses et je me déverse finalement hors de l'ascenseur après un regard circonspect dans le couloir – oui, à ce stade, je ne marche plus, je m'écoule. Mon pote chope mon bras et m'entraine devant la première porte d'appartement sur la gauche – le seul pallier où ne trainent aucun détritus. Sa paluche simiesque s'interrompt avant de frapper.

« Jamais tu dis que t'as pécho du Kana, là-haut, chez le vieux. Jamais tu montes ici tout seul, t'as vu ? murmure mon pote, sérieux comme une déclaration d'impôt. Et putain, rhabille-toi un peu, ton costard... »

C'est qui ce vieux, bordel ? Abdel Capone ?

Mon pote frappe enfin à la porte. Un rai de lumière filtre par le judas dans l'obscurité du couloir ; la porte s'ouvre lentement sur une femme maghrébine aux yeux noirs alourdis de Kohl. Elle porte foulard noir brodé d'or autour de la tête et d'énormes bagues autour de chaque doigt. La femme nous toise - moi, surtout -, puis elle s'adresse à mon pote en arabe d'une voix rouillée, tout en lorgnant du coin de l'œil sur mon costume trempé. Je lui sers mon sourire faux-cul habituel – Gniiiiii.

Tiens bon, Georges, il y a une rediffusion de Pink floyd, live at Pompei sur le câble ce soir... Dans deux heures, un bédo de dix centimètres dans la bouche, tu riras comme un tordu.

« Allons, Monsieur le juge, est-ce la faute de mon client, s'il ne peut souffrir l'existence, sans cernes sous les yeux, sans une béquille pour l'aider à se lever le matin ? Est-ce un crime de ne pouvoir encaisser "la roue de la fortune" et les courses au Super U sans charger ses veines de nonchalance Jamaïquaine ? Acquittez mon client, monsieur le juge... Il est trop sensible pour la vie moderne, c'est une victime des temps. »

Nous entrons... Mon pote me précède sur le seuil derrière la femme aux bijoux, nous foulons en silence un long tapis rouge brodé d'arabesque j'aune d'or jusqu'au salon. L'intérieur de l'appartement est une annexe d'Ikéa au pays des mille et une nuits : luxueux téléviseur HD, tentures brodées au mur, coussin de satin fuchsia, guéridon supportant des plateaux dorés, et lampes pyramidales rouges en peau de chèvre. Attablé au guéridon, un vieil homme maigre en costume brun ajusté sirote une tasse de thé fumante. La moustache grise et bien taillée du papi  s'élargit au dessus de ses gencives édentées ; le même sourire plein de soleil que mon pote. Il se lève péniblement, mais dignement, pour l'enlacer. Et tandis que je calcule mentalement le temps nécessaire au forces spéciales du GIGN pour descendre en rappel le long des parois de la tour, briser les carreaux du salon, et surgir cagoulés, mitraillettes aux poings, au milieu du tapis d'Iznogoud, papi Montana me tape sur l'épaule. Il désigne les coussins satinés autour du guéridon d'or, et baragouine en arabe à l'attention de la femme au foulard noir. Nous nous asseyons tous les trois sur les coussins, les jambes en tailleur. La femme au foulard dépose deux tasses supplémentaires sur le plateau doré. L'hospitalité dans la mafia, c'est sacré.

Mon pote se lève, baragouine quelque chose à l'oreille du vieux, puis se rassoit sur le coussin autour du guéridon. Le vieux me regarde, un sourire découvre sa prémolaire en or, chaleureux comme un couché de soleil sur le Rif. Le silence envahit la pièce, mon pote boit une gorgée à sa tasse de thé. Dans la cuisine, on entend la femme manipuler de la vaisselle. Je pense aux types de la camionnette, probablement en train d'astiquer le canon de leur flingue avant d'aller se poster et m'attendre en embuscade à l'entrée du bâtiment. Chez les paranos et dans les films de gangster, le silence est TOUJOURS mauvais signe.

« Fatima, peux-tu venir un instant ? », dit finalement le vieux, dans un français légèrement heurté, mais impeccable.

 Mon pote me lance un clin, toujours souriant. La femme aux bijoux reparait dans le salon. Sa longue robe bleu roi brodée de dorures traine sur le sol jusqu'au coussin du parrain marocain moustachu. Nouvel échange de confidences à l'oreille. Mon pote, d'habitude très bavard, reste silencieux ; ses grands yeux noirs éclatés de fumeur suivent la scène par-dessus le rebord de sa tasse de thé. Je balaye à nouveau la pièce du regard. La hi-fi, le mobilier classieux, le sourire immuable du vieux et ses chevalières en or : je comprends tout. Le parrain du quartier est en face de moi. Le Samir Corléone de la cité. Par chance, les voilettes aux fenêtres empêchent toutes photographies ou enregistrements vidéo à l'intérieur. Reste les micros peut-être planqués un peu partout ; ma mâchoire se crispe à péter mes plombages.

«  Le parrain ? Quel Parrain ? C'est un ami de mon grand-père, Monsieur le juge. Ils ont fait la guerre d'Algérie ensemble. Des patriotes, oui, je vous jure.

­– Mais cet homme est Marocain, Monsieur Beckett, vous ne confondez pas avec la guerre du Viet-Nam, par hasard ? »

J'échafaude mentalement un plan pour m'échapper discrètement après la transaction. J'en suis au moment où j'envisage de demander à mon pote de me prêter une djellaba et un turban pour passer inaperçu à la sortie – mais je suis à un tel stade de liquéfaction que je pourrais aussi bien m'enfuir par les canalisations vers les égouts – quand la porte d'entrée claque.

Trop tard, Georges ! Pauvre idiot ! Les stups ! Ils sont-là ! Les fumiers, sont simplement montés par l'ascenseur, et pépères, ils sont passés par la porte. Les rats ! Ils ont attendu le moment où c'était presque gagné. Merde, la cruauté des ces hommes-là me sidère. Si près du but. Je sentais déjà la beuh dans ma poche. Et maintenant, c'est la taule assuré. « There a house, in New Orléans, they call the risiiiing sun… »Misérable drogué, pourquoi ne pas avoir fuis lorsqu'il était encore temps !

Mon avenir défile sous mes yeux. Arrestation. Procès. Incarcération. Chagrin inconsolable de ma maman. Pire encore : en prison, je serais pour toujours le petit blanc en costard qui a balancé le parrain de Bellevue. La petite balance dont les orifices seront punis, jour après jour, sous les douches. Je ferme les yeux. Ma tête rentre dans les épaules de ma veste Armani et j'attends que les griffes cruelles du destin se replient sur moi. L'oreille tendue, je guette le claquement des bottes, les borborygmes bestiaux des forces spéciales – HuHaHuHa – et le clic des mitraillettes...

Quelque chose de froid entrave mon poignet. Une paire de menottes.

Escherichia Coli.

Hépatite C.

« Ça ne va pas, Monsieur ? »

Ne sont-ils pas censé me lire mes droits comme dans les films de Scorcese ?

J'ouvre un œil : le vieux me sourit. Sa main froide, parcourue de veines bleues saillantes, serre autour de mon poignet. La femme au foulard a disparu du salon. Coup d'œil effrayé sur le coussin à côté : mon pote secoue la tête. La petite grimace amusée sur ses lèvres dit : trouillard.

« Vous avez des enfants, Monsieur? », demande le vieux, toujours souriant comme après un couscous boulette.

Des enfants ? Pourquoi faire ? Qu'est-ce qu'un gars qui se charge les poumons et les veines de mensonges paradisiaques prohibés, chaque jour passé dix-huit heures, un mec incapable de trouver quelque intérêt dans ce que la plupart des gens nomment la réalité, foutrait avec des chiards ?

« Une visite pour toi, Beckett, tes mômes. Ils t'apportent des oranges.

 – Oh, c'est gentil, monsieur le gardien de prison, mais ne pourriez-vous leur demander de m'apporter vingt-cing grammes de super skunk et une pipe à eau, plutôt ? »

« Moi, j'ai des enfants, dit l'émir Corléone en tapotant l'épaule anguleuse de mon pote. Fouad est mon ainé. »

Mon pote échange un regard tendre et respectueux avec le vieux. Le genre de regard que les ados ne lancent plus guerre aujourd'hui qu'à l'écran de leur portable. Et le vieux dit :

« Je vais vous raconter une histoire, Monsieur. Vous voulez bien ? »

Le vieux porte la tasse de thé à ses lèvres. Mon pote dit :

« Ouais, vas-y, raconte lui l'histoire. Raconte à mon pote. »

Le vieux agite la main au dessus du guéridon, ce même geste que les affranchis siciliens font quand ils disent : « Bene, Bene. »

« Eh bien, vous voyez, Monsieur. Il y a bien longtemps, j'ai eu un ami. Il s'appelait Isham. Nous nous sommes connu au Maroc, à Ouarzazate. Isham était un garçon dont on pourrait dire que Dieu l'avait gâté. Il était intelligent et beau comme un prince d'Arabie avec ces grands yeux noirs fébriles, ses grandes mains, et ses larges épaules, mais… »

Le vieux s'éclaircit la voix en toussant contre son poing fermé. J'ai envie de pisser, mais je n'ose pas demander – s'il faut courir, je suis foutu ; on s'enfuit moins vite la vessie pleine.

«  Mais mon ami Isham avait un défaut (le vieux tousse à nouveau), parce qu'Allah n'attribue jamais toutes les qualités au même homme. Ainsi Dieu avait-t-il donné à Isham, en contrepartie de sa beauté et de son intelligence, la mélancolie et le dégout de vivre. C'est ainsi qu'Isham était incapable de mener une vie comme les autres. Il s'endormait ou arrivait en retard au travail. Aucune passion ne l'animait, et fonder une famille ne lui inspirait que de l'ennui et de la crainte… »

Le vieux s'interrompt et baille. Mais bordel, pourquoi me raconter tout ça ? Ou est ma Marie-Jeanne ? Et soudain, je me souviens des belles histoires que racontent les mafieux au traitre de la famille au cinéma avant de l'égorger et de lui couper un doigt. Une atroce pensée traverse mon cerveau liquide : et si le danger ne venait pas de ces messieurs des stups ? Quelques centilitres d'urine s'échappent sous mon pantalon haute-couture. Mon pote me fixe de ses yeux noirs, si calmes et bienveillants qu'on dirait deux bénitiers gorgés de pétrole. Je suis mort. Le vieux reprend :

« Mais Isham, voyez-vous, avait reçu malgré tout un autre don : il savait raconter les histoires. Nous étions jeunes et, parfois, accablés par la chaleur, incapable d'accomplir d'autres activités, nous paressions sous un olivier. Et Isham me racontait l'histoire d'Aicha Kandicha, la femme immortelle. Aicha était une femme à la beauté rare. Elle avait la peau d'une blancheur de nacre, des yeux très noirs, et de longs cheveux noirs cascadaient jusque sur ses reins… »

Le vieux se marre ; c'est le moment où il va sortir une lame courbe et m'éventrer…

«  Vous les plus jeunes, dit-il, vous diriez son cul, et non ses reins. »

Mon pote rit à son tour, et donc, je ris aussi pour retarder mon éventration. Tout le quartier me prend pour un flic, ce serait la suite logique et une explication valable à l'absence d'intervention des stups : ils laissent la famille faire le sale boulot. Je suis l'appât au bout de l'hameçon.

Nom de Dieu, mais ce n'est qu'un peu d'herbe, Seigneur ! Rien qu'un peu de bonheur vendu au gramme !

Le vieux reprend :

« On reconnaissait Aicha à cette particularité : ses longues jambes s'achevaient sur des sabots de chameaux, (il me lance un regard sournois). Aicha n'était visible que durant la nuit. Vêtue d'une robe légère et transparente, elle errait à la recherche d'un homme. Dans l'obscurité de la forêt, ses lèvres rouges sang murmuraient le prénom des bergers de nuit et des célibataires imprudents qui s'aventuraient dans les bois. Tous succombaient aux charmes de sa bouche pleine, pareille à une figue fraiche, de ses long cheveux noirs, ses courbes parfaites, et de sa voix cristalline. Mais aucun de ces malheureux hommes ne revint jamais parmi les siens après s'être aventuré auprès d'Aicha Kandicha. On raconte que la belle Aicha, après avoir tué ses victimes, arrachait les mains du corps refroidi des cadavres et s'en servait pour rouler des boulettes de couscous, mais... "

Une main de femme se pose sur mon épaule... Je hurle :

«  Pitié, Madame Aicha ! Je suis innocent ! J'ai... »

Le vieux et mon pote éclate de rire ; je braque mes yeux sur les pieds de la femme à mes côté : aucun sabots de chameaux. Juste une longue traine de tissus bleu rois brodés de dorures d'où dépassent deux pieds aux ongles vernis s'échappant d'une paire de sandale.

«  Tu verrais ta tronche, cousin ! », dit mon pote entre deux spasmes, tandis que le vieux m'observe, le regard malicieux.

«  Monsieur, dit-il, vous vous souviendrez de l'histoire de mon ami Isham, je pense. »

Il fait un geste du doigt à l'attention de la femme et ajoute :

« Fatima, maintenant, si tu veux bien... »

La femme au foulard hoche la tête et dépose sur le guéridon devant moi, caché à l'intérieur de ses mains assemblées en écrin, couvertes de dessins au henné et de bijoux dorés, un petit sachet en plastique. Et soudain, un rayon vif, éblouissant, jaillit du plafond et percute le sachet sur le guéridon -  en bande son, j'entends L'hymne à la joie. Ma beuh. Cinquante bons grammes bien servis. Je suis sauvé... Oh! Merci, Seigneur! Merci, Aicha machin! Merci, messieurs les stupéfiants! Je suis sauvé! Sauvé!  Quinze jours de bonheur à émietter. Quinze jour de marrade à tout regarder d'en haut, sans jamais rien qui me touche. Je voudrais remercier mes parents, ma famille, mon patron, les Télétubbies et les Wailers. Merci. Merci. Merci.

«  Viens, on va laisser mon père se reposer maintenant, prends ton sachet », dit mon pote en me tapant sur l'épaule.

Je ne quitte plus le sachet des yeux.

«  Hé, cousin, On y va. T'es planté ou bien ? »

La femme quitte la pièce, le parrain moustachu en face de moi recommence à siroter son thé à la menthe en hochant la tête, le regard brillant. Nous nous levons, mon pote et moi ; il nous interrompt d'une main levée.

«  N'oubliez pas ce que je vous ai dit à propos de mon ami, Isham, Monsieur. N'oubliez pas. »

Je promets d'y penser, je ramasse mon sachet d'herbe, ému comme après un oscar à Hollywood, et mon pote dit :

«  Planque le sous tes couilles, mon pote.  Tu connais le truc. Toujours sous tes couilles. »

Il dépose une bise sur la joue du vieux, et moi je joins les mains en prière sous mon menton et le salue comme bouddha, en inclinant le buste vers l'avant, sans bien savoir pourquoi. Mon pote sourit, et m'entraine par le bras vers la porte d'entrée. La seconde suivante, nous sommes de retour dans le couloir, sur le pallier obscur, au milieu des mégots et des canettes écrasées.

«  Tu l'as planqué sous tes couilles ?

– Sous mes couilles.

– Jamais tu reviens ici tout seul, t'as capté ?

– Capté.

– Jamais t'as pécho là-haut. Et mon père, tu ne l'as jamais rencontré, t'as vu ?

– J'ai vu.

– Viens, on prend l'escalier. »

Je recommence à transpirer. Les escaliers, le sachet de beuh sous mes couilles devant le repère du chef de la pègre, la camionnette de peinture sur le parking, les caméras, cette corde à nœud coulant invisible qui pendouille au dessus de ma tête, tout me revient en bloc, je m'immobilise.

« Tu viens ou quoi ? », dit mon pote, adossé à la porte entrouverte donnant sur la cage d'escalier.

Je tâte le sachet en plastique collée à la sueur sous mes couilles pour me donner du courage. Je me fais mon petit film en avance. Moi dans une heure, déshabillé, sans costume, allongé dans la baignoire, Ziggy Stardust qui tourne sur la sono, et un gros joint de White widow entre les lèvres. Toute ma vie bombée à la peinture rose. Et tout le reste qui s'en va en fumée. Oh, ouais, mec, ouais...

Nous descendons les escaliers quatre à quatre, mon pote me précède au bas des marches. Chaque pallier franchis ressemble au barillet d'un revolver chargé d'une seule balle, collé sur ma tempe, tournant d'un cran supplémentaire – clic –, et je m'entends répéter :

« Jusqu'ici, ça va... Jusqu'ici ça... »

« Ce sachet d'herbe n'est pas à moi, Monsieur le juge, je vous assure, je paye des impôts et.. .

– Mais, monsieur Beckett, ce sachet a été trouvé caché sous vos testicules, comment expliquer vous cela, je vous prie?

– C'est le slip d'un ami, votre honneur, j'ai du l'enfiler par erreur à la piscine... »

Nous parvenons au pied de la tour, dans le hall,  où les allez-et venus des hommes moustiques et de leurs clients se poursuit, derrière les vitres crasseuses, à l'abri des caméras. A l'extérieur, la lumière d'été arrose le quai du tramway comme une promesse ; la dernière ligne droite en terrain découvert sous l'objectif des stups. La plus dangereuse.

Oh, protégez-moi, seigneur ! Serrez-moi en votre sein miséricordieux ! Juste une dernière fois.

«  Psssss ! fait mon pote, tandis que je me dirige vers la lumière. Tu passes par derrière, mon pote. Et tu chopes le tram à l'arrêt suivant. »

Il fait un geste du doigt au gamin à la casquette dans le hall - monsieur l'apprenti dealer, le pourvoyeur de mauvais com' goudronneux.

«  Ouvre à mon pote. »

Le môme sort un genre de passe-partout de son futal de jogging et l'enfiche dans la serrure de la porte opposée à l'entrée principale de l'immeuble ; elle s'ouvre sur la lumière éblouissante. Mon pote me regarde, je le regarde – mon air de cocker habituel. Il indique la sortie de sa grande paluche et sourit. Encore. Toujours. Comment fait-il ?

Mec, tu es mon héros.

J'hésite un instant, puis j'inspire fort. Mes poumons se gorgent d'air moite et de miasmes, et je m'élance par l'ouverture. Je franchis le cadre lumineux, jaillissant à l'air libre comme un missile sol-air dans un désert d'Afghanistan. Je cours. Je cours sans me retourner. Sans un coup d'œil en arrière. Ni sur les côtés. Cherchant les zones à couvert. J'entends un cri dans mon dos :

«  A plus, mec ! »

Je cours en rasant les murs des bâtiments, brûlant mes poumons et l'oxygène. Des mômes trainant sur le trottoir me regardent passer. Des types en scooter. Des femmes voilées. Je cours, je ne suis plus qu'une soupe malodorante de trouille et de sueur sous mon costume détrempé.

Zoom sur mon visage ruisselant.

Mon entrejambe alourdi de stupéfiant prohibé.

Au loin, un oasis : l'arrêt du tramway, droit devant, à portée de revolver neuf millimètres. Cinquante petits mètres. Je ralentis, essoufflé. Le sachet sous mes valseuses, il est là. Chaud, moite, et odorant dans mon slip comme une palmeraie un jour de canicule. Tout autour, des badauds, des locaux, des drogués en attente d'un sifflet ou d'un signe de tête.

Moi, je suis servi.

Sauvé pour une quinzaine. Absous pour un demi-mois. Je termine le chemin en marchant vers l'arrêt de tramway sous le soleil cuisant. Une rame m'emportera bientôt chez moi. Ma baignoire, la télé, ma dose de White widow, mon chat... et la vie reprendra son cours, en sourdine, derrière les brumes blanches du THC. Mes petites trahisons, mon inaptitude à vivre s'envoleront... Puis, il faudra revenir. Encore. Choper. Courir. Survivre.

Je m'appuie au montant de l'auvent, près du distributeur automatique de ticket. Le soleil chauffe la sueur perlant sur mon visage. Je pense aux textes et à mon roman inachevé dans le tiroir de mon bureau. L'histoire du vieux me revient. Cet Isham. Ce gars de Ouarzazate doté par Dieu du dégout de vivre et d'une mélancolie incurable. Son talent pour conter les histoires. Et je me demande s'il y a un message. Qu'a-t-il voulu me dire ?  

Je repenserai à tout ça un trois feuilles entre les lèvres – pas avant.

Non, pas avant...

 

  • Epatant ! le rythme est parfait, les errements psychologiques du héros, le côté (bien caché de la "fable moraliste". J'ai beaucoup aimé lire cela.
    Et pour le roman inachevé …

    · Il y a environ 7 ans ·
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    nyckie-alause

    • Merci Nyckie. C'est un vieux texte d'il y a cinq ans, ça se sent, le style est encore un peu scolaire, pas mûr. Mais je ne l'avais jamais terminé, et là je me suis dis autant le finir. Les trois dernières pages sont donc les plus récentes, et aussi les meilleures à mon gout. Bref, j'ai terminé ce texte. ;)

      · Il y a environ 7 ans ·
      Poule 2

      Giorgio Buitoni

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