Ca manque un peu de sérénité

nat28

Projet Bradbury 2017 - Semaine 20

            Le bruit sec des craies tombant sur le sol sortit brutalement Amarante de la stupéfaction dans laquelle elle était plongée. Sa première pensée fut que les pastels risquaient de tacher le parquet ancien, et elle eut un mouvement pour les ramasser avant de se rendre compte que cette réflexion était ridicule face à la gravité de la situation. Certes, le musée était classé et son sol centenaire en point de Hongrie faisait la fierté de son conservateur, mais l'heure n'était pas à se lamenter sur la dégradation d'un élément de décoration.

 

            Un homme était mort. Là, devant elle. Il avait été tué. Et pas proprement, c'était le moins qu'on puisse dire.

 

            L'individu gisait dans une mare de sang, les entrailles hors du ventre et la tête à demi arrachée du reste du corps. Son visage était figé dans un affreux rictus de douleur qui hanterait à jamais les cauchemars de la jeune fille. Amarante se mit à trembler sans pouvoir se contrôler et, sentant ses forces l'abandonner, elle se laissa tomber sur le sol et se mit à sangloter.  

 

            Le filet de sang qui coulait lentement vers son genou gauche déclencha comme un choc électrique dans le corps d'Amarante qui se releva brutalement. Une fois son sentiment de dégoût dissipée, la jeune femme se dit que si le sang était encore frais, le meurtre était récent. Le tueur pouvait donc encore se trouver dans le musée. Peut-être même dans la salle où elle se trouvait. Amarante fit le tour de la pièce du regard en scrutant chaque recoin, effrayée par les ombres qui dansaient dans l'obscurité. Elle ne devait pas se laisser envahir par la peur. Il fallait qu'elle agisse. Pour sa propre sécurité. Pour sa survie.

 

            Amarante retira rapidement ses chaussures à talons, beaucoup trop bruyantes dans ces circonstances, ramassa son sac tombé au sol à côté d'elle, et courut le plus silencieusement possible vers les toilettes situées dans le couloir attenant à la salle d'exposition. Elle s'enferma dans une des cabines en tournant le verrou le plus lentement possible mais grimaça tout de même en entendant le son du loquet de métal qui rentrait dans l'encadrement de la porte. La jeune femme n'appuya pas sur l'interrupteur, préférant rester dans le noir plutôt que de se trahir avec un rai de lumière.    

 

            Amarante s'assit sur les toilettes pour reprendre son souffle et organiser ses pensées. Sa priorité était de prévenir quelqu'un, n'importe qui, à l'extérieur, pour signaler sa présence dans le musée. Et le crime horrible qui venait d'y avoir lieu. Elle fouilla dans son sac pour trouver son téléphone, l'extirpa, l'alluma, composa son code, puis eut un instant d'hésitation. Qui appeler ? La personne à avertir devait remplir 3 critères : laisser son téléphone ouverte en permanence pour recevoir son message, même en pleine nuit, la connaître assez pour la croire sur parole, et avoir assez de sang froid pour prévenir les autorités sans affoler tous les proches de la jeune femme. Cette dernière parcourut plusieurs fois son répertoire avant de porter son choix sur Marc, son ancien colocataire. Ils avaient vécu 2 ans ensemble et il la connaissait par cœur. Il n'était pas assez proche de sa famille pour prévenir sa mère, et il était à la fois insomniaque et accro aux réseaux sociaux.

 

            Le candidat idéal.

 

            Amarante composa fébrilement son message et l'envoya en tremblant. Le "ping" émit par l'appareil la fit sursauter, et elle réalisa qu'il était urgent de mettre son téléphone en mode silencieux pour éviter tout bruit supplémentaire. Marc pouvait lui répondre. Ce serait trop bête de se faire repérer comme ça.

 

            Le vacarme produit par la soufflerie de la ventilation du musée manque de peu de faire hurler Amarante de peur. Elle se força à respirer le plus lentement possible pour se calmer, puis elle s'assit sur le sol en attendant l'arrivée de la police dans le musée.

 

            Marc allait comprendre. Il allait prévenir les autorités. Quelqu'un viendrait la libérer de ces toilettes. Très vite. Amarante en était sûre.

 

            Et c'est ce qui arriva. Mais plusieurs heures après. Des heures qui parurent durer des jours pour la jeune femme angoissée, seule, et dans le noir. Les lumières allumées brusquement dans tout le musée et les cris échangés par les policiers dans tous les coins du bâtiment la rassurèrent étrangement. Il y avait enfin des gens ! Même si le tueur était encore caché quelque part, il n'oserait pas s'attaquer à elle avec autant de monde dans le musée. Tout ce qu'elle devait faire, c'était sortir des toilettes et manifester sa présence.

 

            Et si le tueur était derrière la porte de la cabine ? S'il avait attendu toute la nuit pour lui faire la peau, à elle aussi ?

 

            Une nouvelle bouffée de panique envahit Amarante. Pendant une minute, elle s'était crue sauvée, mais rien n'était moins sûr. Et rien n'empêcherait le criminel de s'attaquer à elle avant qu'elle ne sorte des sanitaires.

 

            D'un autre côté, rester là où elle était pouvait faire croire à sa culpabilité. Après tout, ses empreintes digitales étaient partout dans la salle, et ses craies, ainsi que ses chaussures, étaient encore sur le sol souillé de la salle du musée où se trouvait le cadavre. Amarante devait sortir. Immédiatement.

 

            La jeune femme tourna le verrou et ouvrit brusquement la porte pour déstabiliser, voire assommer, tout assaillant potentiel pouvant se trouver derrière le battant. Personne. Amarante courut maladroitement vers la seconde porte, les jambes engourdies par la nuit passée recroqueviller sur le sol. Son irruption dans le couloir provoqua un petit moment de panique parmi les forces de l'ordre, et un officier se jeta sur elle pour la plaquer au sol. Elle ne résista pas à l'assaut, consciente qu'à cet instant, elle faisait un coupable idéal.

 

            "Lâchez-la ! Elle travaille ici !" lança le Directeur du musée qui se précipita vers Amarante pour l'aider à se relever. Le policier lui prêta main forte et s'excusa de son geste. La jeune femme lui sourit et s'éloigna un peu.

 

            "Qu'est-ce que vous faites ici ?" "Depuis combien de temps étiez-vous dans ces toilettes ?" "Qu'est-ce que vous avez vu ?" "Avez-vous vu quelqu'un dans le musée ?" "Qu'est-ce que vos chaussures faisaient près du corps ?"... Les questions fusaient de toutes part et Amarante sentait la panique prendre le dessus. Le Directeur lui vint heureusement en aide.

 

            "Je dois vous informer que... Eh bien, Mademoiselle Daigle ne va pas pouvoir vous répondre. Elle..."

Il lui jeta un regard gêné, auquel elle répondit en hochant légèrement la tête en signe d'approbation.

"Mademoiselle Daigle ne peut pas parler. Je veux dire... Elle ne peut plus parler. Elle n'est pas muette, elle est... disons, malade. Et c'est sa... maladie qui l'a amenée au musée."

Les policiers ne semblaient pas comprendre.

"Mademoiselle Daigle est ici pour un stage de thérapie par l'art."

Le Directeur réalisa qu'il lui faudrait donner plus d'explications pour se faire comprendre.

"Elle vient tous les jours ici et s'implique dans diverses activités artistiques pour essayer d'aller mieux. C'est de la thérapie par l'art. Depuis la semaine dernière, elle travaillait dans la salle du musée où a eu lieu le... vous savez. D'où sa présence dans le musée. Et de ses craies près du... vous savez."

Amarante acquiesça d'un nouveau hochement de tête.     

 

            Un des officiers se gratta le crane.

"Alors les dessins au sol..."          

"Un mandala !"

Le Directeur lut à nouveau l'incompréhension dans les yeux des policiers.

"C'est un motif traditionnel censé apporter la paix et la sérénité... C'est utilisé pour méditer..."

Le responsable du musée se lança dans une grande explication, à la fois pour faire comprendre à l'assemblée qu'Amarante n'avait rien à voir avec la mort de la victime, qu'au passage elle n'avait jamais rencontrée, mais aussi pour exposer les tenants et les aboutissants de la thérapie par l'art. Une vaste tâche qui lui pris une dizaine de minutes.  

 

            Un inspecteur, resté en retrait, s'avança et lança :

"En tout cas, avec un gars étripé et égorgé... ça manque de sérénité".

En entendant cela, Amarante ne put s'empêcher d'éclater de rire. Une réaction tout à fait inappropriée. Mais qui lui fit le plus grand bien.  

Signaler ce texte