Café Bogota

miyukisan

Le samedi matin, après une grasse matinée d’une indécente longueur, à peine réveillés, nous mettons les nez dehors pour aller savourer un café d’ailleurs. Nous avons élu nos quartiers de conciliabule chez un torréfacteur qui a transformé sa petite boutique en un vaste salon où l’on peut déguster toute sorte de cafés. Dans l’entrée, un iguane grandeur nature, dont on ne sait s’il est empaillé ou de bois, accueille les visiteurs venus s’offrir un moment au chaud. De confortables fauteuils Chesterfield encadrent de petites tables basses et rondes, luisant de cire fraichement passée au chiffon doux. Les nombreuses étagères regorgent de non moins nombreuses cafetières aux formes oblongues, et autres théières en fonte, venues des quatre coins du monde. Des percolateurs aux courbes arrondies et aux couleurs acidulées des années 70, côtoient des lampes d’ambiance de styles africains ou amérindiens. Des effluves de graines en torréfaction se promènent tranquillement dans le salon. Elles sont chez elles ici et pénètrent les narines des clients pris, subitement, d’une envie gourmande. Les cafés et autres boissons chaudes peuvent être accompagnées d’une gaufre maison, dont on aperçoit la pâte dorer et fumer dans le gros gaufrier noir qui prolonge le zinc aux reflets lunaires, astiqué de près. On se croirait ici dans un fumoir colonial, dans lequel de riches anglais avaient l’habitude de se retrouver pour déguster un cigare, synonyme de réussite sociale, et échanger des points de vue sur leurs nouveaux investissements. Un lieu feutré où les gens, confortablement assis sur les cuirs tannés des sofas capitonnés, ne parlent plus, mais chuchotent entre eux, pour ne pas troubler la cuisson magique des grains d’or noir.

            Nous avons pris l’habitude de monter à l’étage, moins fréquenté, pour déguster notre café. Mon partenaire embrasse le lieu d’un regard panoramique, histoire de s’assurer qu’il n’y a pas foule. Il choisit toujours une place dans un angle du salon, comme pour se sentir protégé. Une gentille et discrète serveuse s’avance pour prendre la commande et revient, quelques minutes plus tard, avec un plateau argenté, occupé par deux tasses immaculées. Deux minuscules verres d’eau, pour se rincer la bouche, divers morceaux de sucre, blanc et roux, selon les goûts, et quelques petites friandises accompagnent les breuvages servis avec ostentation, comme de rares élixirs. A chaque fois, nous savourons le lieu, tout autant que le contenu de nos tasses, que nous buvons à gorgée infinitésimale, pour faire durer le plaisir de la caresse de velours sur nos voûtes palatines. Il règne à l’étage, une ambiance «Rappienne»[1], accentuée par l’ébène du mobilier, mêlé au rouge vénitien des tentures et au carmin des rideaux de fil. La radio, diffuse en sourdine, les tubes du moment, dont nous n’avons cure, tellement nous sommes occupés à livrer nos secrets, afin que le tableau de nos vies respectives n’ait plus aucune part d’ombre. Nous passons des heures ici, dans cette chaleur douce, à palabrer, mollement installés dans l’onctuosité du cuir, le fumet crémeux et sauvage des grains en cuisson, et nous en oublions le repas de midi. Nous émergeons de nouveau dans le monde du dehors, au jour déclinant de l’hiver, non sans avoir acheté quelques décoctions exotiques. Un serveur érudit, nous dégotte, du ventre d’une des centaines de boites d’apothicaire, ornées de noms mystérieux inscrits à l’or fin, un pot pourri odorant, qui laisse présager une dégustation enivrante. Puis, nous sommes surpris par la gifle du froid qui nous fait presser le pas et réintégrer le plus vite possible, la caverne, qui, le soir venu, prendra des airs de taverne.

[1] Néologisme, en référence à : l’Assiette anglaise, animée par Bernard Rapp, L’Assiette anglaise était une émission de télévision culturelle française présentée par Bernard Rapp et diffusée chaque samedi midi à la fin des années 1980 sur Antenne 2.

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