Cassandre.s - Chapitre 1 à 5

Emmanuelle Clouzet

Paris, 2012. Cassandre, une militante féministe, est agressée à la veille d’une grande manifestation pro-vie. Sauvée in extremis, elle entame sa reconstruction tant physique que psychologique.
 1. 


Paris, novembre 2012. 


La musique étourdit les âmes au Second Paradis, petit bar de la Rue Quincampoix. Son public cosmopolite d'âmes nocturnes s'agglutine sur des bancs à la peinture faussement écaillée, boit dans des pots à confiture des cocktails maison aux inspirations champêtres. La guillerette serveuse déambule entre les épicuriens et achemine des planches par dessus leurs têtes. Elle jette de temps à autre un coup d'œil sur la terrasse – bien grand mot pour les deux tables collées à la devanture, essentiellement destinées à contenir les fumeurs en quête d'air frais. Par plaisir ou par habitude, Cassandre retrouve ce samedi encore son banc fétiche, sa bande adorée, sa boisson préférée. Elle aime ce repère étriqué, cosy, ce terrier du lapin. Il l'apaise. Elle est anonyme au milieu des autres queers qui peuplent l'endroit chaque soir.
Elle se libère comme tous les week-ends d'une semaine de diktats indigestes, en s'oubliant dans la danse et les rires. Avec sa peau foncée, ses cheveux aux boucles serrées, et ses pupilles d'un noir intense qui se réchauffent quand le plaisir l'envahit, elle grossit les rangs de la catégorie de femmes sur laquelle tout le monde a un avis. Comment elle devrait lisser ses cheveux, comment elle devrait s'éclaircir le teint, quel métier elle devrait faire, et son favori, le silence auquel elle devrait se soumettre. Le pays entier a un avis sur sa place dans la société, alors que personne ne porte d'intérêt à son opinion à elle. Cassandre prend beaucoup de place, malgré elle. Quoi qu'elle fasse, les regards se cristallisent sur elle. C'est à la fois le luxe et la malédiction d'être dotée d'un charisme qui chatouille quiconque se réchauffe à sa lumière. Lionne exotique dans l'œil des racistes, sirène politique dans celui des féministes, elle nage perpétuellement dans un océan d'étiquettes. Quitte à exciter tout l'échiquier disponible, elle a fait de ce trait un talent, et de ce talent un job. Elle éduque la France gaulliste et les jeunes encore peureux d'être eux-mêmes. Elle a consacré son après-midi à remonter les bretelles d'une ministre, pétrie des malversations de l'ancien monde, sur un plateau de télévision scintillant et lumineux. Cassandre Chassain, flamboyante porte-parole d'un collectif politique antiraciste, a continué de creuser sa voie vers le succès en débattant avec l'opposition, encore et toujours, froidement et fermement.
« Madame Chassain » s'est évaporée depuis que ses pieds ont passé la porte du bar. Ce soir, « Cassa » espère se rabibocher avec Gwen. Sa petite-amie a été aimable comme une porte de prison toute la semaine. L'humeur de ce mois de novembre est suffisamment délétère, inutile d'en rajouter une couche et d'essayer d'en discuter. Une chose après l'autre. Cassandre doit d'abord mener la fronde contre la massive manifestation prévue le lendemain. Des milliers de personnes défileront pour lui dire – et à tous ceux qui lui ressemblent – qu'elle est une atteinte à la civilisation, une honte de la nation, un danger de la république, en tout bien tout honneur. Elle devra enchaîner les interviews à la diction calme malgré le bruit et l'énervement des foules, tandis que Gwen fera partie des trublions infiltrant les masses pour scléroser le mouvement de l'intérieur en scandant de puissants slogans féministes. Cassandre et Gwen passent leurs soirées à organiser cette riposte. Nul doute que leurs nerfs sont mis à rude épreuve. Cassandre aurait aimé un peu de tendresse pour aider à la digestion de ces couleuvres quotidiennes. En un an de relation, elles n'ont jamais abordé de si grand chantier ensemble et si intimement. Gwen réagit sûrement différemment à la pression. Il faut croiser les doigts pour qu'il ne soit question que de fatigue et d'énervement, rien de plus profond. Peut-être que la douceur des samedis soirs attendrira Gwen, ses yeux de chat sévères, sa frange autoritaire et son parfum trop lourd.
L'horloge près de l'entrée indique la fermeture proche. Les premières défections commencent à vider le bar. Novembre est pourri, il le restera jusqu'au bout. Gwen ouvre la brèche tant redoutée des premiers départs, en enfilant son manteau, sèchement et sans piper mot. Cassandre doit se rendre à l'évidence d'une tendresse avortée, tandis que sa compagne pousse tranquillement le gang dehors. Dans la glace du vent hivernal, alors que les accolades fusent, Cassandre attire Gwen dans un baiser.
— Tu viens dormir chez moi ? Comme ça, on partira ensemble demain matin, roucoule Cassandre.
— Je préfère rentrer, je dormirai mieux seule.
Cassandre allume une cigarette, piquée.
— Je rentre chez moi. Je t'envoie un texto quand je suis rentrée.
Gwen l'embrasse pour la rassurer, sans s'éterniser. Elle déguerpit et disparaît au fond de la petite ruelle sombre. Cassandre soupire. Amère, elle se prépare pour le chemin, et quitte son groupe sans les égards habituels. Écouteurs branchés à son téléphone portable, clope toute juste fumante, manteau bien fermé, elle part dans la direction opposée. Ses chaussures crépitent sur les pavés suintants. Cette histoire avec Gwen ne va nulle part. Vouloir rester dans sa bulle, et refuser fermement un tantinet d'intimité sont deux choses distinctes. Ce qui se trame n'augure rien de bon. Un poids s'installe dans sa poitrine. Elle s'emmitoufle un peu plus dans son manteau et presse le pas. Le métro n'est plus très loin.
Tapi dans l'obscurité d'un porche, quelqu'un l'attend. Le visage recroquevillé dans une épaisse capuche noire, le corps rembourré d'un blouson et de gants de moto, il patiente. Dans sa main, une bouteille en verre. Son plan est bien ficelé. Comme toutes les semaines, elle sortira du bar pour continuer tout droit, direction la bouche de métro la plus proche, celle de la ligne 14 à Châtelet. Elle n'aime pas être importunée par les bourrés du week-end, donc elle mettra ses écouteurs et n'entendra rien. Inconscient, pense-t-il, euphorique. Des petits pas serrés s'approchent. Il s'extirpe de sa cachette de quelques centimètres, jette un coup d'œil. Elle est là. Le plan est idéalement huilé. Il est sûr qu'il s'agit bien de Cassandre Chassain. Il a bossé son dossier, il reconnaîtrai cette hystérique parmi des milliers. À croire qu'elle veut lui faciliter le travail – elle a conservé sa coiffure de son interview du jour, une afro de sauvage, aussi haute que large. Ridicule. Elle n'est plus qu'à quelques mètres. Elle jette un mégot et s'arrête de marcher. Grommelante, elle fouille dans son sac, aidée par la lumière d'un distributeur de billets. Elle prend une nouvelle cigarette. Il dévisse la bouteille en verre. Son pouls s'excite. C'est maintenant. Il y va – il bande.
Cassandre n'a jamais fumé aussi vite. La contrariété, probablement. Elle tire une latte salvatrice sur sa clope toute neuve, puis un éclair de verre aiguisé lui scie l'arrière du crâne en deux. Cassandre hurle – une chaleur insoutenable se déverse sur sa tête, son cerveau bout. Il la bat de coups incessants, dans le ventre, dans le dos, dans le visage. Il l'attrape par les cheveux et la tire hors de la lumière. La cigarette abandonnée s'éteint, trempée d'une coulée de sang qui parcourt les joints des pavés.


2. 

 
Cassandre ne perçoit que des boules de lumière diffuse. Elle est prise dans un trou noir, un tunnel étourdissant qui n'arrête pas de s'allonger et de rétrécir. Des discussions lointaines la retiennent sur Terre. Elle attrape quelques mots à travers un filtre flou, avant que le tunnel ne s'étende à nouveau et la pousse vers une autre dimension. Elle a froid. À chaque fois qu'elle part, quelqu'un ou quelque chose l'agite. Elle revient. Un homme parle – cette fois-ci elle reconnaît une voix d'homme – un urgentiste s'exprime en phrases décousues, entrecoupées de grésillements.
— Acide sulfu, c'est sûr. Crâne, thorax, membres supérieurs, lésions dans l'abdomen. C'est… crade.
Installée à même le sol, une foule de blouses blanches et de combinaisons rouges fait l'inventaire des blessures. Sous leurs mains, une poupée de chiffon disloquée à la tête brûlée ne tient à la vie que par un fil. À côté d'eux est étalé ce qu'il reste de son scalp, des mèches de cheveux fondues par l'acide. Des petits bouts de chair arrachés à la force des coups collent aux aspérités des pavés. La police a quadrillé la scène, il ne faut rien toucher. Ce sont des preuves. Les blouses blanches n'ont d'yeux que pour le moniteur qui enregistre ses battements de cœur, incohérents, parfois absents. Une héroïne en charge de sa survie, défibrillateur en main, guette la chute pour agir à nouveau. Ils semblent se calmer, elle ne relâche pas sa garde pour autant.
Le tunnel est exigu. Une lumière intense valse au dessus de ses paupières, un enfer. Ça brûle. Plus le tunnel disparaît, plus son corps s'affaisse de douleur.
— Il faut partir maintenant, on n'aura pas mieux, indique l'héroïne.
— On arrive, elle est stabilisée, copie un urgentiste, en ligne avec l'hôpital.
À quelques kilomètres, médecins, internes et infirmiers se pressent de préparer un bloc. En attendant, ici, des secousses créent des décharges dans ses os. Cassandre déteste. On la soulève, on parle fort, on donne des instructions. Il faut que ça s'arrête. Cassandre veut que ça s'arrête. Un bruit de métal, de portes qui se ferment, l'assourdit. La sirène, rouge et hurlante, c'est encore pire. Elle a mal, elle se trouve incapable de le dire. Les sons restent coincés dans sa gorge. Ses voies sont obstruées de plastique mou, elle déglutit. Elle panique.
— On vous emmène à l'hôpital, ça va aller vite ! Votre famille vous attend là-bas. Vous vous accrochez, d'accord ? Votre maman vous attend de pied ferme, alors on ne lâche pas !
Qu'on lui rende son tunnel. Lui était plus tranquille.

3. 


Nogent-sur-Marne, avril 2013.
 
Se lever, c'est redoutable. Un pied au sol, puis l'autre, puis prendre appui sur ses deux poings fermés, bien perpendiculaires au matelas du lit, et pousser sur ses jambes pour tenter de finir debout. Cassandre traîne la patte. Elle attrape sa béquille, posée sur la table de chevet vieillotte juste à côté. Elle vit chez ses parents. Par la force des choses, elle a réinvesti sa chambre d'adolescente.
Le papier peint violet est défraîchi, avec des carrés plus foncés, stigmates des vieux posters jetés depuis belle lurette. Les meubles ont des traces d'autocollants révolutionnaires, les coins sont poncés par l'usure. Le mélaminé de la fin des années 80 vieillit rarement bien. Tout dans cette chambre mériterait un tour à la benne. Cassandre voulait que ses parents utilisent sa chambre pour quelque chose d'utile. Ils sont si bricoleurs, l'un ou l'autre aurait pu y trouver leur compte en métamorphosant cette pièce désuète et insipide en atelier. Un coup de peinture blanche, au moins. Cassandre aurait préféré s'installer dans une chambre d'amis flambant neuve, dont les murs n'ont pas de souvenirs, dépourvue d'émotions et de frustrations. Une chambre vide, neutre – comme à l'hôpital. Six mois dans ses services l'ont habituée au style dépouillé et javellisé. L'impersonnel a cet avantage de limiter la cogitation. Rien n'y dure. Ici, entre ces quatre murs qui l'ont vu naître, les idées noires s'accrochent aux motifs de la tapisserie et l'observent la nuit durant, à chacune de ses insomnies.  Cassandre avait quitté, pensait-elle pour toujours, cette chambre sitôt le premier salaire tombé. La liberté, la vraie, de mener sa vie comme elle l'entendait. De n'avoir rien à devoir à personne, de pouvoir relationner avec qui elle voulait sans oreilles curieuses planquées dans les murs. Quitter sa chambre d'ado pour une autre, vers une colocation aux repas limités à des pâtes sans sauce et des Kellogg's détrempés. C'était la vie d'adulte fantasmée, celle qui berce le champ des possibles. Cassandre ne rêve plus. Sa psyché est asphyxiée d'angoisses, de flash-backs dramatiquement lacunaires, et du constat d'un corps incapable de tout, y compris de pleurer. Pendant que son bourreau vaque à ses occupations, elle est emprisonnée dans sa propre chair.
Son bureau en revanche a trouvé une seconde jeunesse. Il est recouvert de médicaments. Martine, sa mère, classe méticuleusement les boîtes pour que l'infirmière s'y retrouve – à 10 heures, du lundi au dimanche inclus, depuis qu'elle est sortie de l'hosto, voilà dix jours. Cassandre apprécie l'infirmière. Elle est douce et patiente, ne discute pas. Elle fait son affaire et s'en va, sans essayer de la raisonner. Cassandre est amère et mutique. Elle a le droit d'être malheureuse – elle en a décidé ainsi lors d'une énième nuit blanche. Le reflet qu'elle voit dans le miroir au dessus de sa commode est terrible. Des cicatrices et des brûlures nervurent la moitié droite de son visage, son cou, ses bras. Elle maudit la chirurgienne à la gâchette facile qui a rasé le peu de cheveux qu'il lui restait, soit disant pour la soigner. Quelques mèches poussent laborieusement, sous les foulards qu'elle noue au plus serré. Sa petite sœur l'aide souvent pour cette étape. Il faut deux mains pour nouer le tissu, et la sienne – la droite – est squelettique et rugueuse, les articulations figées dans une position arthritique. Parfois, Cassandre ferme les yeux et caresse de sa main valide ce qu'il lui reste d'intact. Une joue, un œil, sa bouche, et les souvenirs de soirées où les regards pleuvaient sur elle. La nostalgie agrandit un peu plus le vide qui se creuse dans son cœur.
Cassandre a le droit d'être mal, et les autres ne sont pas du même avis. Sa douleur est contagieuse, tous plongent avec elle, par empathie ou par gêne. La cuisse encore endolorie de la piqûre du jour, elle doit se sortir du lit. Martine tient à conserver les traditions dominicales. Sa mère prépare à l'étage inférieur un festin pour célébrer son retour au bercail. Oncles et tantes conviés en grande pompe comme à Noël, qui l'observeront médusés, attablés autour d'un rôti en tout point semblable à l'aspect de son visage – cuit et boursouflé. Des questions consensuelles sur son état, qui appellent des réponses tout aussi consensuelles, de pieux mensonges, pour rassurer la smala. Un prétexte de tradition dominicale pour se donner bonne conscience, faire comme si de rien n'était, tandis que son univers vole en éclats un petit peu plus chaque jour. Martine a besoin de ce repas pour se soulager, elle d'abord. S'extirper de ce nouveau quotidien, morne et stérile, en espérant que les esprits iraient mieux avec le réflexe musculaire des habitudes d'autrefois. On toque à l'entrée de sa chambre.
La sœur de Cassandre passe sa tête dans l'entrebâillement de la porte. Eléna, sa petite sœur, sa douceur. Elles n'ont rien en commun, sinon le lien indéfectible qui les unit. Cassandre, biberonnée à la bibliothèque de sa mère, professeur de lettres, sort de Science Po. C'est une cérébrale, c'était une enfant soucieuse avant que l'adolescence ne la mette en rogne. Ses parents étaient restés abasourdis face à l'œuvre de la puberté, qui avait étouffé leur aînée conciliante et tendre, pour la rendre autoritaire et inflexible, à toujours vouloir le dernier mot. Quand elle butait, elle replongeait dans les livres pour trouver une réponse, une idée plus aboutie qui convenait mieux à l'ordre de ses neurones, pour qu'on ne l'y reprenne plus. Son intelligence et sa perspicacité avaient peaufiné ses traits, jusqu'à rendre sa diction grave et placide, pour que chacune de ses paroles soit assénée d'une imperturbable vérité. Eléna, la cadette, sera toute sa vie un souffle de printemps. Légère, guillerette, elle reste fidèle à l'enfant qu'elle était. Moins friande des considérations philosophiques, Eléna n'a d'ambition que pour un voyage à New-York, pour lequel elle économise chaque centime. Elle vogue dans une vie sans passé ni futur, dans l'exaltation du moment – tel père telle fille. La jeune-femme accoudée au chambranle de la porte ressemble même peu à sa sœur. Elles sont chacune l'expression différente d'un métissage parisiano-martiniquais, dont le bonheur en ménage ne faiblit pas malgré le poids des années. La menue Cassandre, avec sa peau d'ébène et ses boucles serrées, est l'ombre de sa mère. Pierre, leur père, a fait grandir sa cadette de jambes élancées et a tacheté son teint plus clair d'un peu de sa rousseur – une délicate confidence que seule leur famille peut identifier. Le contraste de toujours les ébranle d'autant plus qu'Eléna, à la manucure et aux cornrows brunes parfaites, vit et que sa sœur, au corps handicapé, se consume à petit feu.
— T'as réussi à mettre ton foulard ?
— À peu près…
Eléna rentre dans la chambre, et inspecte le nœud qui tire le tissu. Elle le reprend, le serre différemment à la force de ses mains valides. Elle s'ajuste au reflet de sa sœur dans le miroir, qui ne l'impressionne pas. Sa sœur sera toujours sa sœur, avec ou sans beauté, avec ou sans vie.
— Béquille aujourd'hui ou t'as besoin d'aide pour descendre ?
Cassandre boude.
— Béquille. Je vais réussir à descendre toute seule, ne t'inquiète pas.
— Justement, si tu pouvais avoir besoin de moi là, ça m'arrangerait.
— Maman te lâche pas la grappe ?
— J'en peux plus. Elle a fait quatre plats différents, et elle me hurle dessus comme si ça allait les faire cuire plus vite. Y'a pas de doute n'empêche, on sait de qui tu tiens.
Les yeux de la cadette sont à coup sûr écarquillés proportionnellement à l'ampleur du désastre. Cassandre pose sa béquille à côté de la commode, et s'accroche au coude d'Eléna. Au rez-de-chaussée, Martine s'égosille en appelant à l'aide. Les sœurs se pressent vers les escaliers.


4. 

 
Dans le salon silencieux, la télévision ronronne en récapitulant les actualités de la semaine. Cassandre rumine dans un fauteuil, qui a été déplacé pour elle. Elle ne peut plus slalomer entre les nombreux fauteuils et canapés du salon exigu, trop rapprochés pour laisser passer sa jambe gauche maladroite et ses béquilles. Les pieds du fauteuil tout juste reculé ont foré dans le tapis deux épaisses empreintes. Cassandre se sent décalée, dans ce fauteuil et du reste du monde. Une brochette de cousins scolairement alignés dans le canapé lui fait face, ou plutôt des clones entre douze et seize ans, tous habillés et coiffés à la mode d'un joueur du PSG dont elle n'arrive pas à retenir le nom. À quoi bon. Tous ont été traînés de force à ce déjeuner par leur mère, Tatie Monique – leur visage trahissant la déception de l'entraînement de foot annulé pour venir ici. Les quatre garçons déploient des trésors d'imagination pour ne pas croiser son regard. Sans doute leur mère les a briefés d'éviter de scruter ses cicatrices par politesse. Il est clair que les deux plus petits le font assidûment, par dégoût. Monique elle-même, première arrivée et saisie par la gravité des blessures, s'est enfuie à peine les salutations achevées, pour aider Martine en cuisine… Bien sûr. C'en est presque risible.
Les invités continuent d'arriver par pelles, et tous ont le même réflexe : envoyer leurs gamins au casse-pipe pour éviter les épanchements. Cassandre s'amuse à mesurer le courage des invités – sa famille, ceux qui ont peuplé les bancs de son baptême. Qui arrivera à s'adresser à elle sans égard particulier, sans compassion larmoyante ? Elle se torcherait avec ces caresses sur l'épaule tuées dans l'œuf dès que la personne comprend que les blessures de son visage se prolongent sur le reste de son corps. La peur de lui faire mal, ou de l'aversion, ou un mélange des deux.
Pierre, son père, lui apporte une assiette de bouchées apéritives, un verre d'eau, et des pilules cachées sous une gougère. Les billes noires, Cassandre soulève la gougère, la pose ailleurs dans l'assiette et prend ses cachets.
— Mange un peu avec, insiste-t-il.
— Je vais manger, vous avez mis un point d'honneur à ce qu'il y ait un repas après.
— Joue le jeu. S'il te plait.
— Pour un tel cirque, étrange choix de mot.
— Fais-le pour ta mère au moins, ça lui fait plaisir de voir du monde.
Cassandre tourne la tête. Le journal de treize heures l'interpelle. Mardi, l'Assemblée Nationale a définitivement adoptée la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe. Christiane Taubira, dans un seyant tailleur orange, est « submergée par l'émotion », paraphrase le présentateur télé.


5. 

 
Les dimanches chez les Chassain ont connu de meilleurs jours. La famille d'ordinaire sonore se révèle timide : Martine s'obstine à démarrer des conversations qui ne prennent pas, les rires sont étouffés, et les tapes sous la table se multiplient envers quiconque aurait le culot d'évoquer l'éléphant dans la pièce. L'indigeste mascarade dure depuis presque une heure, et a épuisé ce que Cassandre a de tempérance. Elle s'appuie sur ses poings et se lève de sa chaise. Elle entrechoque son verre avec celui de son père, assis juste à côté.
— Puisque ma chère et tendre mère vous a tous conviés pour célébrer ma sortie d'hôpital, je crois qu'il est de mon devoir de faire un discours.
Martine se raidit, cela n'augure rien de bon.
— Vous pouvez abandonner vos mines défaites, au moins pour faire plaisir à ma petite maman qui s'est donnée tant de mal pour vous concocter ce repas. Mais soyez rassurés : c'est statistiquement prouvé que dans un groupe de vingt personnes, il y en a forcément un avec un secret de polichinelle, un avec une psychopathologie non-diagnostiquée, et un handicapé plus ou moins en devenir. Sachant que nous sommes 18 et que j'enfile toutes les casquettes, vous pouvez retourner à vos discussions hypocrites et vos sourires de façade en vous sachant exemptes de tout vice. Ça, ça se fête ! Alors soyons de bons petits soldats heureux pour faire plaisir à Martine, mangeons sa célèbre daurade au piment et félicitations pour vos statistiques.
Cassandre se rassied. Martine fulmine.
— Tu es fière de toi ?
— Du coup, Eléna s'invite. Maintenant, on peut officiellement parler du fait que Cassandre est lesbienne ? Non parce que sérieux, ils sont vraiment tous au courant.
— Tu vas pas t'y mettre aussi ? Pierre recadre.
— On disait rien tant que Mémé Madeleine était en vie, mais maintenant que couic la grand-mère, ça va hein !
— Absolument, rigole Tatie Monique. C'est à dire que la France entière l'a appris en même temps que nous.
Dans une autre vie, Cassandre aurait esquissé un rictus. Le souvenir d'une Gaypride singulière est mièvre mais agréable – un après-midi de juin à la chaleur de ses dix-huit ans, passé à scander des slogans militants dont elle ne comprenait pas encore tout à fait la portée, et à s'embrasser à pleine bouche si passionnément qu'elle n'avait pas vu les caméras qui filmaient la marche. Ils avaient tout retransmis le soir-même au journal, et puisque ce couple captait particulièrement bien la lumière, son visage avait orné l'écran des titres. À l'époque, elle n'aurait pas refusé quelques années de placard supplémentaires. Cependant, elle avait été surprise de la réaction de ses parents, qui bien que catholiques, supposaient sans nul doute depuis longtemps l'évidence. Pierre, mal-à-l'aise avec le sentimental comme tout maître d'œuvre qui se respecte, avait balayé le sujet d'un revers de manche. Il s'était fendu d'un « Maintenant, au moins, c'est clair », empli de tendresse et de timidité.
— Mémé ne l'a pas su uniquement parce qu'elle était miro comme une taupe, s'esclaffe un oncle.
— C'était quoi, 2004, 2005 ? Eléna demande à sa sœur, joyeusement accoudée au banquet.
— 2001. Avec Héloïse.
Parler des souvenirs met toute la tablée d'accord, chacun y allant de sa petite anecdote. Son rictus quitte Cassandre. Jusqu'à présent, elle n'avait pas songé que son dernier baiser, creux, concédé par les lèvres inhospitalières de Gwen, était peut-être le dernier. Qui voudrait bien l'embrasser maintenant ?  
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