Catherine M.

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Elle a été ici. Même si moi-même je ne l'y ai jamais rencontrée, elle était souvent assise, au milieu de la dernière rangée.

Elle dit qu'ainsi elle voit mieux et le professeur et le tableau, qu'elle est moins gênée par le bruit, que les garçons qui sont devant sont obligés de se retourner pour la voir et, pour certains, lui faire un signe de la main.

Moi, je m'installe toujours au deuxième rang. Une habitude prise dans l'enfance, une manière d'échapper aux regards insistants et jaloux de mes condisciples. Le premier rang m'expose trop , serrée dans les mâchoires de l'étau des étudiants et de l'estrade où évolue le professeur.

Elle porte le même nom que le mien. Ou plutôt c'est moi qui le porte. Ma mère l'a connue, eue comme professeur, fréquentée. Je suis sûre que si je l'interroge aujourd'hui, elle dira qu'elle l'aimait beaucoup et elle regardera dehors pour voir si quelqu'un vient en disant qu'elle a entendu des pas sur le gravier. Elle le dira pour m'échapper, pour éviter d'avouer que…

Quand ma mère prononce mon nom, dans certaines circonstances, quand on aborde le sujet des études et de l'avenir, quand elle dit « Catherine…» et que le silence s'installe en attendant la suite, je vois sur son visage qu'elle pense au passé.

Catherine s'assied toujours au milieu de la dernière rangée. J'ai fait déplacer plusieurs personnes pour pouvoir atteindre sa place. J'ai compté onze à droite et douze à gauche. 

Le pupitre étroit porte les marques de plus d'un siècle de fréquentation. Des sillons noircis s'entrecroisent, des initiales, des noms entiers, des gribouillages, des taches d'encre. Un « C » majuscule se juxtapose à un « M » du même acabit. Il pourrait s'agir de sa trace mais je l'imagine mal se munir d'un stylet ou d'une pointe de compas pour réaliser ce graphisme.

Un mercredi du mois dernier, ma mère — que j'appelle Claudine depuis toujours parce que c'est son nom et que, dans sa génération c'était moderne que les mères soient plus Claudine que Maman — a sorti un album photo. Sur quelques unes des dernières on aperçoit mon père toujours à ses côtés ou juste derrière elle une main posée sur son épaule. Jusqu'à présent, elle ne s'attardait pas sur les premières pages, sauf ce jour-là.

« Au fond, debout le dos tourné, qui écrit au tableau, c'est Catherine ». Elle prend le même air rêveur que celui qu'elle adopte quand elle croit entendre des pas dans l'allée. « C'est moi qui ai pris la photo. En quatrième année. Elle venait d'avoir le poste de maître-assistant. Ce serait aujourd'hui, on s'interrogerait sur le titre. Imagines-tu que pour elle, Catherine Mercier, on puisse dire maîtresse assistante, comme pour une institutrice stagiaire ? Ce serait complètement ridicule non ? »

Catherine vient d'avoir le poste. Les garçons qui guettaient sa présence au dernier rang ont depuis longtemps abandonné les bancs de l'université. La plupart travaille dans le privé. Elle, elle voulait savoir et maintenant elle veut transmettre. Elle remet allègrement en question les savoirs, les manières de les transmettre, les rapports avec l'institution — dixit Claudine — et les rapports avec les étudiants.

Sur la première photo, elle est de dos et elle note des formules  interminables sur le tableau noir.

La deuxième la montre debout face aux gradins de l'amphithéâtre, la main pointée armée d'une craie blanche comme accusatrice. Elle désigne quelque chose ou quelqu'un. Une ligne blanche traverse son visage comme un rayon de lumière ou une trace de craie. 

— J'ai aussi pris celle-ci dit ma mère. Elle demande à Francis de sortir ou de se taire. Il ne pouvait se retenir de l'interpeler dès qu'elle se tournait pour écrire. Lui aussi était amoureux d'elle et, s'il assistait à ses cours, c'était pour pouvoir la regarder, impunément, avec insistance…

Claudine rit un peu en se souvenant. Catherine n'a pas l'air amusée du tout. Fâchée.

Elle en a assez de ces interruptions qui engendrent les rires, retardent ses cours, provoquent de la part des professeurs en titre des regards condescendants et des réflexions sur son manque d'autorité, de maturité, d'engagement, etc.

Engagée, Catherine l'est. Claudine l'a saisi sur la photo suivante, la même, poing levé. Une foule disparate de jeunes gens derrière elle. Ils sont prêts à la suivre, prêts à en découdre. Des foulards noués pointe en avant masqueront tout à l'heure chez ces nouveaux despérados, les nez qui piquent et les bouches qui toussent. Pour les yeux qui pleurent nous ne pouvions rien faire dit Claude avec nostalgie.

S'en suivent d'autres clichés de révolutions en marche, de barricades, d'afficheurs armés de seaux, d'affiches et de brosses dégoulinantes de colle. Des défilés où l'on n'aperçoit que des têtes dans la fumée. Des photos de photos, des photos d'affiches, des photos d'affiches arrachées. Pendant cinq pages. 

Les personnages y sont tellement nombreux que je suis incapable de reconnaître ma mère, Catherine, Francis et les autres. Même quand Claudine pointe son doigt sur l'un ou l'autre en le nommant. Elle se souvient encore du jour où le cliché a été pris.

Les pages suivantes sont plus intéressantes. Déjà, bien que les clichés soient plus petits, ils sont en couleurs. La couleur dominante est le jaune. « Elles ont mal vieilli ». Les personnages sont moins nombreux, affalés dans des canapés de velours, des verres vides pour la plupart éparpillés sur les tables basses, les cendriers débordent tant que je perçois presque l'odeur de tabagie. Catherine porte sur cette photo un foulard à franges, une jupe longue, des boucles d'oreilles un peu gitane. On est loin du personnage de dos aux jambes gainées de nylon et au tailleur strict. Un fume-cigarette en émail cloisonné, indien comme sa jupe, a remplacé la craie qu'elle brandissait accusatrice vers le même Francis. C'est lui qui a gagné dit Claudine.

Alors je demande s'ils se sont battus et elle me répond qu'il est devenu mon père.

Les deux pages suivantes sont collées. Celui ou celle qui a fixé les photos a dû être trop généreux en dispensant la colle. Peut-être est-ce une action délibérée à la façon de « on nous cache des choses ». Je glisse mon doigt entre les pages et Claudine dit « attends ». Elle se lève pour prendre un coupe-papier sur le secrétaire. En la regardant faire, je m'aperçois que ce meuble apparait sur une des photos précédente, qu'il est le dernier vestige d'une jeunesse qui nous échappe. Une angoisse m'étreint. Claudine revient et glisse entre les pages l'instrument de la révélation. Les pages s'ouvrent, le rideau tombe…

Claudine et Francis ? Non. Claudine et Catherine. Elles sont assises, collée-collée, sur le canapé de velours. Leurs mains sont floues par le manque de lumière mais leur expression est sans équivoque. 

— C'est Catherine et moi, dit Claudine.

Puis, regardant vers la fenêtre ouverte elle rajoute « C'est ton père qui a pris la photo. Je crois que j'entends des pas dans l'allée… » Elle laisse sa dernière phrase en suspens et elle tourne les pages suivantes de l'album d'où Catherine a disparu.

Aujourd'hui je me suis assise une fois encore au dernier rang à la place de Catherine. Dans mon fourretout j'ai mis un stylet. Comme un élément d'une nouvelle formule j'inscris sur le bois en suivant « + MC => C2+M2 ». C'est comme une résolution, définitive.

Pour moi, Catherine Meunier, c'est le dernier cours du dernier semestre de ma dernière année. Dans dix jours les examens vont commencer et je vais les réussir.

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