Cécité

Christian Lemoine

Marcher une autre route, le rêve de ses talons meurtris, de ses semelles usées, c'est ainsi qu'il voulait coordonner à toute fin les perles sous ses yeux et les pierres noires dans son cœur. Ce qu'il voit. Racines enchâssées dans des grilles trop serrées, mais le bitume des trottoirs imperceptiblement craqué, la terre soulevée. La lente fragilité du végétal brisant les certitudes. Marcher une autre route, où la matérialité des chambranles n'abuse pas les décors. S'il voit ; des échappées au-delà des toitures, bien au-delà des cohortes de cheminées caparaçonnées de paraboles. S'il voit ? mais des successions de rues et d'arbres confus de leur soumission, mais des belles demeures flanquées en majesté d'arborescences immodestes. Mais, s'il devine. Plus bas que le ciel libéré des griffures et des excoriations tuméfiées. Juste un bleu impérial, ou un gris maussade. Un embrasement doré, une brume rosée. Ou encore, s'il la devine, la débandade souterraine, où tous les écheveaux s'entremêlent et se noient. Les réseaux enterrés laissent l'espace croire en sa suprématie. S'il les devine ; et il en voit la ville bariolée, grillagée de ses maillages inextricables. Ce qu'il ne voit pas, la laideur des faux marbres, la froideur des pierres de taille, gueuses lascives sur des bétons frigides. S'il les devine pourtant, les câbles et les torons, les débris et les gravas. S'il les devine ? Comment ne le ferait-il pas ! Devant chaque bâtisse, il aperçoit des monticules, les stigmates ineffaçables de ceux qu'il a fallu destituer. Marcher une autre route, s'il le pouvait, que celle des centres et des périphéries, ces territoires aveugles où l'invisible est plus prenant que l'arrogance obvie. Déchets, rebuts. Tout le sens caché d'une ville immaculée. Les pierres noires dans son cœur, les perles pures sous ses yeux. Derrière chaque maison, un jardin en jachère, bouillie de terre crevée, des cicatrices béantes par où s'exhalent les remugles des mondes à l'agonie. Ce qu'il voit dans ce qui ne se voit pas ; les corps jetés, la mort bannie ; l'amaurose des vivants grisés de trompe-l'œil.
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