Cénotaphe

Jean Maxime Locard

La quête de vérité d'un héros qui n'aurait jamais dû le devenir.

« Ce monde est faux » annonça Claire à son ami, dubitatif comme on pouvait s'y attendre après une affirmation aussi déconcertante. La conviction non feinte de la demoiselle n'ébranla cependant pas Éco, habitué aux élucubrations de cette dernière, à ces délires conspirationnistes et à ses soi-disant preuves qu'elle apportait toujours. D'ailleurs, toujours, c'était maintenant puisque Claire expliqua immédiatement après : « Tu n'observes pas Éco. Tu regardes sans voir et tu rates des détails qui n'en sont pas. Je suis pourtant certaine que toutes les aberrations n'ont pas échappé à tes sens. Des moments où tu penses reconnaître une personne dans une foule, une personne que tu aurais déjà vu sans la connaître, et sitôt l'instant passé, tu es convaincu sans fondement que cette personne t'est totalement étrangère. Comme si certains humains que tu n'étais pas destiné à rencontrer se ressemblaient trop pour ne pas avoir été conçu sur le même modèle. Des kageru qui meurent brutalement, sans raisons. Tu as bien dû avoir des amis, des proches qui, du jour au lendemain, ont décédé ou ont disparu de manière si banale et pourtant si irréelle, non ? Fais un effort ! Des progrès et des évolutions qui semblent n'être le fruit d'aucun arbre, des souvenirs vagues qu'on a si profondément en soi qu'on ne les remet jamais en cause, et quand on le fait, quand on doute de la véracité et de l'exactitude des résidus mémorielles qu'on a de son enfance, on est bien vite interrompu par une autre pensée qui chasse la première, non, qui la bannit. Au moins pour un certain temps. » Un bref instant, à peine le temps d'un clignement de paupières, Eco sentit dans ce laïus un fond de vrai, un début de persuasion qui l'attirait par sa cohérence et flattait son esprit créatif de par son audace. Mais cette pensée fut bien trop courte pour interrompre l'argumentaire de l'extravagante. « Et parlons de l'utopie, de ce merveilleux paradis dans lequel tout le monde vit depuis un peu plus d'une décennie. Aussi brillant soit l'esprit humain, il n'est pas vraisemblable qu'en moins de vingt ans on soit parvenu à augmenter l'efficacité des machines au point que plus personne ne travaille plus de 4 heures par jour. Impossible aussi que le chômage ne soit plus qu'un mythe du passé. Et que dire de l'immortalité et des castes ? Ce n'est pas rationnel de penser que certains humains soient génétiquement avantagés au point de ne pas craindre la vieillesse, de penser que les Fushi soient tant avantagés par rapport aux Kageru. » Comme un nombre restreint de personnes, Claire pensait que cette immortalité relative dénaturait l'être humain. Comme beaucoup de Kageru, elle trouvait ce modèle injuste bien que prétendument ''naturel''.  Et Eco pouvait les comprendre, tout le monde n'avait pas sa chance. Et même s'il était vrai que l'utopie était contestable sur certains points, peu se plaignaient de la réduction de la charge de travail. Bien sûr, les passionnés pouvaient travailler plus si l'envie les prenait et les artistes, comme Claire, critique de profession, travaillaient plus que la plupart des citoyens, plus en tout cas que le mécanicien philanthrope qu'était Eco.
Quand la nuit tomba et que son voile de solitude vint recouvrir le sceptique, celui ci doutait toujours. La première partie de l'exposé lui semblait crédible bien qu'étrange : si le monde était faux, dans quoi vivait il ? Comment expliquer que personne d'autre ne se soit rendu compte de l'imposture, les Hommes ne peuvent pourtant pas être si crédules. Et ces fervents défenseurs de la justice et de la paix, ces façonneurs de civilisations, ces politiciens altruistes ; tout ceux là ne peuvent indubitablement pas faire autant d'efforts en vain, pas plus que manipuler le peuple si, comme dans tout complot planétaire, ce sont les puissants qui détiennent la vérité et sont maîtres de l'information. Non, c'était absurde, ça ne tenait pas la route. Et que dire de la seconde partie ..? Voyez vous, Eco était ce que l'on pourrait appeler un idéaliste, un fou, à en croire l'opinion générale, qui ne supportait ni les sacrifices inutiles, ni l'injustice. Et en ça, l'utopie lui convenait très bien. Il est vrai que l'immortalité a divisé les personnes en deux catégories, deux castes qu'on ne pouvait par essence ni choisir ni changer, mais en toute objectivité, depuis la découverte du procédé, les ponts ne servaient plus de toits et plus personne ne mourrait de faim. Après avoir pesé le pour et le contre, l'utopie était, sans aucune hésitation, du point de vue de l'idéaliste, le meilleur des systèmes. Et alors que les pensées d'Eco, allongé dans son grand lit qu'il occupait seul depuis déjà un bon nombre d'années, s'égaraient de plus en plus et que son esprit, incapable de suivre les raisonnements délirants de son amie jusqu'au bout, se laissait aller à la rêverie, il relâcha sa conscience. Et transporté par les voiles du sommeil, il vogua vers un autre monde, un monde où il menait une existence révolue, vestige d'un passé incertain, et finit par s'abandonner à cette vie qu'il ne connaîtrait jamais plus.

Le réveil fut brutal. Il suffit d'un instant à notre protagoniste pour ouvrir ses paupières pourtant habituées aux réveils matinaux, se rendre compte que l'ardent martèlement de sa porte ne lui était pas inconnu et oublier tout ce que le les ténèbres avaient peiné à bâtir. Eco chercha dans le brouhaha visuelle qu'était sa chambre des affaires qui semblaient propres, ou plutôt des vêtements qui paraissaient moins sales que les autres. C'est habillé et de bonne humeur qu'il ouvrit la porte à une autre de ses amies, Figue, qui sans laisser le temps au mécanicien de s'exprimer, s'exclama sur le ton indescriptible qu'était le sien, mélange de cynisme et de malice : « J'ai une bonne et une mauvaise nouvelle. ». Les apparitions de Figue, policière depuis qu'Eco la connaissait, étaient toujours imprévues , et son visage, imperturbable et intemporel, ses yeux ébènes si profonds, si ténébreux que son regard se perdait inexorablement en eux, étaient propice à l'annonce de surprises. « Commençons par la bonne ; je suis promue. » Eco afficha un sourire ravie, qui ne laissait guère passer le léger semblant de jalousie qui l'étreignait. Figue enchaîna : « Et pour la mauvaise, je suis dans le regret de t'annoncer que Claire est morte. »  L'immortel sentit ses muscles zygomatiques se relâcher. A vrai dire, il sentit l'intégralité de ses muscles se relâcher et le flot acide de la nouvelle se déverser dans tout son corps, partant de sa tête et descendant jusqu'à ses pieds, circulant à travers son sang et ses os. Mais Figue, inébranlable comme à son habitude, poursuivit : « Il va de soi que j'aurais dû t'annoncer le décès de ton amie en premier, mais si j'avais procédé ainsi, je n'aurais pas pu faire le plein d'autosatisfaction avant l'annonce de la funeste nouvelle, comprend que je devais annoncer ma promotion avant pour ne pas qu'elle devienne placide.» Mais Eco n'écoutait déjà plus. La mort était presque aussi brutale que son annonce, presque... incohérente.

D'après les détails que lui avait donné Figue, Claire se serait suicidée ..... Impossible. Tout simplement impossible. Depuis qu'il était enfant, si tant est qu'il l'ait déjà été, Eco était le genre de personne à penser vite et à réagir presque immédiatement à n'importe quelle situation, même si cela impliquait parfois penser mal et agir dans l'erreur. C'est tout naturellement que dans sa tête se mit à germer une idée saugrenue, une pensée qui découlait d'elle même, un raisonnement quasi axiomatique qui liait le discours de son amie si brillante et son extinction.

Ce jour là, il n'alla pas travailler, ou plutôt, il n'y pensa simplement pas. Il lui fallait comprendre. Cette obsession était nouvelle pour lui, si bien qu'elle l'engloutit, dévora sa soif et sa faim et altéra sa notion du temps. Comment trouver des réponses ? A cours d'inspiration, il se résolu à agir de la manière la plus simple qu'il lui paraissait, et dans le fond la plus évidente: en cherchant sur Internet. Dans son moteur de recherche il tapa : ‘'monde faux absurde ‘'. Comme à son habitude, l'ordinateur mit un certain temps à afficher la page, probablement à cause du piètre réseau qui couvrait sa demeure. Cependant, ce n'était pas une recherche banale, et Eco espérait en avoir une preuve le plus rapidement possible, comme s'il se pouvait que toutes les solutions aux problèmes qui le torturaient se dévoilent en un clic. Ce ne fut pas le cas. Pas tout à fait en fait. Aucun flot mystique ne jaillit de l'écran, aucun bug notoire, aucun agent tout de noir vêtu débarquant dans sa chambre avec une arme qui n'existait pas encore, juste une page. Un malheureux petit lien qui renvoyait à une adresse et qui trônait seul en haut d'une grande page blanche, comme un roi déchu dans un château abandonné ou un prisonnier enfermé dans sa cage ; comme un mort dans une tombe trop grande pour lui.

 

L'enterrement était macabre, ce qui est plutôt commun pour ce genre de célébration, et, dans l'absolu, assez rassurant. Les critiques assassines de Claire ne lui avaient pas permis de se forger de nombreuses amitiés, ainsi l'endroit était relativement désert. Eco était debout, droit, son regard fixé sur la fosse ; en réalité, il s'apprêtait à prendre une décision. Il irait le soir même à la rencontre de l'inconnu, et bien que cette escapade nocturne dont il doutait de plus en plus de revenir indemne l'effrayait impitoyablement, il le fallait, pour Claire, et peut-être même pour l'humanité. La décision était prise, pour une fois dans sa vie, il réaliserait quelque chose de personnel, de grand, d'irrationnel. L'intemporalité de sa réflexion ne fut cependant pas assez intense pour masquer l'immense ennuie que lui inspirait ces funérailles qui ne semblaient pas daigner s'achever. Après tout, les festivités funèbres et funéraires étaient assez rares de nos jours. Et lorsque le prêtre, ou le mage, ou Dieu seul savait qui était la personne qui prononçait les dernières prières, annonça que le temps des ultimes recueillements était venu, le soleil était déjà bien bas. Trop bas pour qu'Eco puisse rentrer chez lui avant de se livrer à sa prochaine bataille. Il n'aurait pas le temps de s'armer, de se préparer à l'imprévisible. Peu importe, il ne supportait pas les armes, de quelle couleur qu'elles fussent, et il n'y avait chez lui pas même un chat à qui dire au revoir. D'autre part, il ne s'y était  jamais senti chez lui, ni ailleurs, ni nulle part. Il n'y avait jamais pensé, mais à postériori, son existence lui semblait quelque peu vide. Il aurait peut-être dû trouver un sens à sa vie, ou même en emprunter un. Il était probablement trop tard. Alors qu'il avança d'un pas résolu vers sa moto, il fut interrompu par Figue, qui contre toute attente, avait résisté à l'interminable déballage d'ineptie ; enfin, c'est ce qu'elle avait sûrement pensé de tout cette mascarade. « N'y vas pas » lui dit elle simplement. « Où » répondit l'homme, qui n'avait pas réellement écouté son amie. « Peu importe, n'y vas pas. Si tu y vas, tu n'en reviendras pas. »  annonça la femme aux yeux sombres d'un air grave qui ne lui ressemblait pas. « C'est mon destin » dit simplement Eco, qui, bien qu'il n'avait pas entièrement compris ce qu'elle avait voulu lui dire, désirait plus que tout se donner un air charismatique et mystérieux » « Arrête tes conneries, tu as le choix, le choix d'oublier, de vivre cent ans paisiblement. Sur un champs de bataille, seul les lâches survivent, joue pas les héros, finit elle » Elle était de mèche. Aucun doute possible, aucune erreur, aucune incertitude n'était permise, elle savait. Et alors que les évènements prenaient un sens nouveau dans sa tête, le complot devenait la seul explication logique, la seule cohérente et valable. « Adieu ». Et il partit. Il grimpa sur sa monture d'acier, configura son GPS, et roula aussi vite qu'il pu en direction de l'adresse.

 

Même le plus brillant des esprits ne peux prévoir l'intégralité d'événements dont il connait les  paramètres. Et Eco n'était pas le plus brillant des esprits. En outre, il ne connaissait pas tout les paramètres de sa croisade, faute de préparation. Par exemple, si il avait été plus minutieux, il aurait probablement vu que le voyage s'étendrait sur deux journées, pauses comprises. Il aurait alors pu choisir de prendre sa voiture, lui évitant par la même occasion de supporter un terrible mal de dos. Il aurait même pu penser à prendre son porte monnaie, ce qui lui aurait été utile quant à la location d'un chambre ; la rudesse du sol froid de la petite prairie avec vue sur la station service sur lequel il avait passé la première nuit n'avait pour ainsi dire pas arrangé son mal de dos. C'est fatigué et maussade qu'il arriva, l'excitation du périple ayant cédé sa place à la lassitude du trajet.

 

C'était un entrepôt. La route que la mort de son amie avait tracé conduisait à un entrepôt, un gargantuesque bâtiment qui se fondait étrangement bien dans le paysage de la zone industrielle dans laquelle il se trouvait, et ce malgré son gigantisme. D'un gris terne mais pas sale, l'entrepôt paraissait désaffecté ; c'est en tout cas ce que se dit Eco en voyant l'absence notable d'activités autour de la zone. Il descendit de sa moto après l'avoir posé dans un endroit qui semblait plus désert que les autres, avec l'intime conviction que personne ne viendrait la lui voler, impression renforcée par la connaissance de la vacuité du réservoir d'essence. Il avança vers le mystérieux bâtiment qui dégageait une étrange aura. Une aura d'extrême banalité. Aucune odeur, aucun son ne s'en dégageait, aucun signe distinctif ne permettait de le distinguer des autres locaux. Le genre d'édifice devant lequel on pourrait passer un millier de fois sans se rendre compte de son existence, transparent sans l'être, lisse de tout détails pouvant agripper le regard. Eco se fixa devant l'entrée, repensa à Claire, versa une larme, puis ouvrit l'unique porte qui permettait d'accéder à l'intérieur, une double porte battante, plutôt imposante et lourde à pousser.

Il faisait sombre derrière cette porte. Il se trouvait dans un long couloir qui donnait une idée du paroxysme de la sobriété. Mais surtout très sombre. Une belle métaphore de l'obscurité qui dominait l'intérieur de son crâne. Il avança dans le ténébreux corridor, et plus ses pas le rapprochait de la fin du chemin, de la fin des questions et des tourments, plus il avait envie de faire demi-tour et de fuir aussi loin que ses jambes le lui permettraient. Il avait peur, il était possédé par une sinistre angoisse, il avait envie d'être lâche, envie de lâcher prise et de laisser tomber sa quête stupide, d'abandonner son engouement et ses récentes convictions. Mais ses efforts ne pouvaient, ne devaient pas êtres vains, inutiles. Quand bien même toutes ses hypothèses étaient fausses, quand bien même toutes ses idées n'étaient que des chimères, il irait jusqu'au bout. De toute façon, si il disparaissait, qu'il s'évaporait comme il le craignait, beaucoup le pleureraient mais peu le regretteraient. Et au bout du passage il arriva. Une autre porte s'ouvrit, comme animée d'une volonté propre, et libéra par la même occasion un flot incontrôlable de lumière qui ne tarda pas à submerger le couloir, le saturant d'un feu aveuglant, impalpable et éclatant. Un pas, puis deux. Le voilà arrivé.

 

La pièce était entièrement circulaire, circulaire et très haute. Lorqu'Éco leva la tête, il ne put voir le plafond. L'omniprésence de la fameuse lumière, les murs d'acier poli et l'infinie hauteur du cylindre créaient une étrange mais puissante impression. On aurait dit un couloir vers le paradis, ou tout du moins un passage vers un ailleurs aussi lointain que mystique. Et de la lumière, de cette excès de lumière confiné dans un espace infini, semblait naître une brume, une nébuleuse impalpable qui occultait partiellement le champ de vision d'Éco. Alors il avança, fasciné par l'irréalité du phénomène ; et s'il eut été effrayé, alors cette peur dut sûrement être dévorée par la lumière. Il marcha vers, il en était convaincu, le centre du cercle . C'est alors qu'il aperçut le seul autre être de cet univers de vide. Blanche et matte. La créature était blanche et matte. Si blanche qu'il ne l'aurait jamais vu si elle n'avait pas été pendue par d'innombrables et maigres câbles qui la retenaient accroché au ciel. Tellement de fils, si fins, si colorés.... Autant de fils que de couleurs, peut-être même plus. Et tout ces cheveux célestes n'étaient reliés qu'à une seule et unique chose : un être humanoïde d'une blancheur immaculée. Humanoïde car on pouvait vaguement identifier une tête, sans visage ni pilosité, un cou effilé, un tronc, droit et raide, ainsi que deux bras, sans mains ni articulations, étroits et longs. Quand aux jambes, il n'en avait simplement pas, son buste se contentant de ''plonger''dans le sol en s'élargissant, se fondant si bien dans la matière qui recouvrait la pièce qu'il était impossible de le définir comme indépendant. Sa tête, lisse de tout trait, était repliée sur sa poitrine (si jamais il s'agissait bien d'une poitrine) et les extrémités de ses bras caressaient la surface sur laquelle Eco marchait. En observant bien, ce dernier remarqua que les câbles menaient exclusivement à ces étranges bras et au dos de ce qui s'apparentait à un mannequin ou un automate. Il s'approcha encore, non pas pour la toucher : il n'était pas fou, mais plutôt pour l'étudier, la contempler sous tous ses angles. Et il s'approcha encore. Et il s'approcha encore un peu plus. Et il se réveilla. L'automate leva sa tête et semblait fixer Eco de ses yeux inexistants. Le silence de la pièce était telle que ce dernier était en mesure d'entendre les battements de son cœur, et quand la grande poupée incolore prit vie, sans faire le moindre bruit, notre homme sentit que les battements s'arrêtèrent brusquement, comme pour laisser le monopole du bruit à un son plus important, plus riche de sens. Et la créature parla.

« Bonjour Éco, tu as 4 minutes, que veux tu savoir ? »

Le ton claire et propre de sa voix contrastait avec son apparence inhumaine bien qu'androïde. Un voix limpide, presque mélodieuse. Une voix calme qui, sans être lente, prenait son temps, insinuant dans son timbre que chaque syllabe qui en émanait avait du sens, de l'importance.

La question paraissait simple, et bien que l'élément temporelle de celle ci demeurait confus pour Eco, ce dernier, ce voyageur en quête de réponse, demanda la première chose qui lui vint à l'esprit : « Qui êtes vous ? »

Son interlocuteur répondit : « Je suis l'entité, un programme qui se charge de réguler ce monde, de le faire tourner. Ce que tu vois, ou plutôt ce à quoi tu parles, se présente comme une interface, une représentation de ma conscience, aussi étrange que puisse venir ce mot de la bouche d'une intelligence artificielle, qui d'ailleurs n'a pas de bouche. »

Eco faillit esquisser un sourire, mais il se contraint à garder une attitude froide qui concordait avec le malaise qu'on lui imposait. Il était temps de poser les bonnes questions.

« On m'a affirmé que ce monde est faux, qu'en est il ? »

« Le monde dans lequel tu vis n'est pas celui dans lequel tu es né. Son nom exact est le Cénotaphe mais on l'appelle plus généralement l'Asile. Comme tu dois t'en douter il s'agit d'un univers virtuel. Cependant, cela ne signifie pas pour autant qu'il est faux. »

« Ça ne veut rien dire... » Eco tressailli ; la première réplique de l'entité l'avait amusé tant elle paraissait grotesque. La seconde en revanche, nettement moins... La façon de prononcer ces mots ; on n'avait pas envie d'y croire, on y était contraint, comme si il avait toujours su, mais qu'il refusait frénétiquement d'y croire... Les mots débloquèrent des idées, des faits, des vérités, et ces vérités n'engendrèrent que d'autre questionnements. 

« Expliquez moi le but de cet ‘'Asile''. »

« Dans ce monde, les maladies n'existent plus. Ce n'est pas le cas du monde réelle où les gens souffrent encore de ces maux. Cette réalité a été conçu pour accueillir les ‘'esprits'' de ceux qui n'ont plus leur place dans le monde originel, de ceux qui souffrent ou qui ne peuvent simplement pas continuer à vivre vraiment, en attendant qu'on les soigne si il est possible de le faire. Tout les pensionnaires ont un dysfonctionnement, et toi aussi Eco.»

« C'est aberrant, ce n'est ni plus ni moins qu'une prison ! Eco s'emporta, laissant fuser toute la hargne qui débordait en lui, toute cette nervosité fumante. La vérité, indémontrable et pourtant indiscutable était inacceptable.  Pourquoi rendre les choses aussi réalistes, pourquoi faire de l'utopie un modèle imparfait, pourquoi ne pas nous mettre au courant de notre situation ! »

« Cette société et les lois qui la régissent, qu'elles soient physiques, politiques ou autres, offre le meilleur compromis possible entre une vie agréable pour les pensionnaires et un risque de révolte relativement faible. La révolte aurait des conséquences désastreuses, vous comprenez pourquoi, et bien qu'elles ne soient pas infaillibles, vous en êtes une preuve vivante, les règles que mes concepteurs ont érigées font de votre état de stase un doux rêve. »

« Vous jouez avec nos vies .... » Depuis le début de cette étrange aventure, Eco avait l'impression de tourner en rond ...  Avant celle ci, il pensait jusqu'alors suivre le cours de sa vie comme on suit un gigantesque boulevard : sans se poser de question, en se contentant d'avancer tout droit. Il avait ensuite cru que cette route était escarpée, ne suivait aucun précepte logique, qu'il marchait, courait parfois dans un enchevêtrement de ronds-points et de chemins sinueux dont il ignorait la direction... Il pensait qu'une fois au bout de la route, une fois la vérité découverte, le trouble se muterait en clarté limpide, et qu'il retrouverait une nouvelle avenue, sans doute moins droite et moins lisse que celle sur laquelle il marchait à l'origine, mais plus vraie. Il avait tort. Ce qu'il avait appris... Ce qu'il savait comme effroyable et pourtant irrécusable n'avait fait qu'empirer sa gêne. Il avait désormais l'impression qu'il n'y avait pas  de route sous ses pieds, qu'il n'y en avait jamais eu et que ses jambes fonctionnaient dans le vide. Pire encore, qu'il n'avait jamais vraiment possédé de jambes.

«  -Comment a t-on pu permettre à une machine de jouer à Dieu ? Et si vous décidez de tout, oh entité toute puissante, pourquoi les castes ?

-Pensionnaires différents, traitements différents.

-Vous me dégoutez, combien sont enfermés dans votre immonde illusion ?

-Incalculable »

Eco était sous le choc, abasourdi par ce déluge d'information. Aucun des raisonnements qu'il avait élaboré ne prévoyait une telle situation. Il était peut-être temps d'être un héros, lui seul avait été choisi pour arriver à ce niveau de compréhension globale, et il avait bien l'intention de mériter ce destin : ils craignaient la rébellion, ils auraient la révolution. Il n'avait plus de question qui vaille la peine d'être posée. Il repensa à la conversation, et demanda brusquement : « Pourquoi 4 minutes ? »

L'entité répondu, avec cette même douceur qui la caractérisait, cette même patience inébranlable : « C'est le temps que le protocole nécessite avant de pouvoir être appliqué. »

« Le protocole ?... » interrogea Eco d'un voix qui laissait transparaître un frisson de doute.

« Il faut 4 minutes pour réinitialiser l'existence de quelqu'un et enclencher le processus de métempsychose.  Voyez vous, monsieur Assurdo, les règles ont beau être infaillibles, ils n'en demeurent pas moins que personne n'a jamais percé le système de l'intérieur. C'est pour cela que cet endroit a été crée et uniquement pour cela : détecter les gêneurs et les empêcher de nuire. Je ne suis pas omniscient, j'érige juste les règles et je maintiens l'ordre ; c'est dans ce but que j'existe, que j'ai été conçu. La créature laissa un court silence s'instaurer, puis repris. Excusez moi, vous deviez probablement croire que vous étiez le premier, l'unique à être parvenu jusque ici. Il y en a eu d'autres, beaucoup d'autres. Et comme ces autres, vous allez mourir. Pas d'inquiétude, dans le Cénotaphe, la mort signifie juste un renouveau, une existence neuve... De nouveaux souvenirs, de nouvelles quêtes, de nouveaux amis. Il vous reste une minute. »

Eco chut, tomba sur ses genoux, amorphe, les bras ballants, le dos rond. Il avait perdu. Ce n'était pas tant la peur de cette mort qu'on lui promettait qui le submergea de désespoir. Comment un immortel qui n'a pas assez vécu pour la désirer pourrait il craindre la mort ?  Ce n'en était même pas vraiment une. Non, ce qui le terrassa fut tout autre. L'arrogance dont il avait fait preuve, sa naïveté, son insouciance... tout ça ne l'avait conduit qu'à la déception et la défaite. Encore une fois il repensa à son périple sur lequel les nouvelles qu'il avait apprises vinrent jeter un jour nouveau. Il se promit de ne plus jamais refaire les mêmes erreurs. Bien évidemment, il était trop tard. Il avait voulu jouer avec des forces qui le dépassait, il avait voulu sentir qu'il était quelqu'un de bien, quelqu'un de grand et d'important. Tout ce qu'il avait fait, c'était courir derrière une étoile qui n'était pas la sienne. Il ne devait plus lui rester beaucoup de temps, se morfondre en prend beaucoup. Tout ça, c'était à cause de Claire. À cause d'elle ou grâce à elle ? Peut-être même était-ce de sa faute... Claire ...

Éco émergea de sa torpeur : il lui restait une dernière question. Il releva la tête  et s'exclama, comme pris d'une crise de démence : « Qu'est il arrivé à Claire ?! A t-elle été reprogrammé, s'est elle vraiment suicidé ? Répondez moi !... S'il vous plait... »

Mais il sut qu'il était trop tard, que tout était déjà fini car quand il releva la tête, il s'aperçut que la poupée avait repris sa position initiale, comme figé dans l'attente du prochain curieux. Il remarqua que les tubes clignotaient étrangement.

Puis plus rien. Les ténèbres. L'intense clarté qui définissait la pièce venait de mourir, remplacée par un océan de ténèbres qui, dans un silence toujours aussi parfait, envahit la pièce brutalement, quasi instantanément, étouffant tout ce qui s'y trouvait. Or ce tout était redevenu Eco, plus seul que jamais. Et alors qu'il se savait perdu, il se mit à entrevoir une douce mélodie qui berçait le silence : son cœur, son cœur s'était remis à battre, entraînant dans sa course folle la fin du malaise et la promesse d'une survie certaine.

 

Voyez-vous, le choix d'Eco comme personnage principal n'est pas anodin. Comme l'entité l'a dit un peu plus haut, ce n'est certainement pas le premier à être parvenu aussi loin dans sa quête de vérité. Comme vous vous en doutez probablement, il n'est ni le plus malin, ni le plus courageux, et certainement pas le plus atypique des visiteurs de la pièce immaculée. Cependant, si son histoire est la plus intéressante à raconter, c'est bel et bien pour une raison ; un petit quelque chose qu'il possède et que ses prédécesseurs n'ont jamais eu, un petit rien qui va lui permettre de vivre son histoire différemment des autres vagabonds... Et cette chose, c'est la chance. Une chance qu'il n'a sûrement pas mérité, car c'est bien là le principe du hasard. Une chance qui s'est manifestée au bon endroit, au bon moment. Une chance qui lui a permis de continuer son aventure un peu plus loin que tout les autres, car en effet, l'histoire n'est pas finie. Dans l'absolu, l'entité n'est qu'un programme, programme crée par des êtres humains et inséré dans un machine, une machine à priori terriblement puissante mais qui ne demeure pas moins qu'un ordinateur. Et parfois les ordinateurs déraillent, perdent momentanément le contrôle absolu de leur environnement, ne répondent plus aux sollicitations de leur utilisateur. Et il arrive même que dans des circonstances extrêmement rares, ces problèmes sauvent des vies.

Eco était encore en vie, et  bien qu'il n'ait pas toujours fait preuve d'un esprit des plus brillant, il se rendit vite compte que, premièrement ; il devait la vie à ce qui s'apparentait à un bug, deuxièmement ; le bug n'allait pas durer éternellement et que, dernièrement ; il ne se souvenait absolument pas de la direction de la porte par laquelle il était entré. Alors il fit ce qu'il était le plus raisonnable de faire: il courut. Il courut à en perdre haleine, il courut pour vérifier qu'il respirait bien, que ce n'était pas une autre ruse, un autre mirage. Il courut dans le noir, non pas pour fuir, mais pour vaincre. Et fatalement, quand on court à peu près droit dans une pièce circulaire, qu'importe son gigantisme, on finit toujours par atteindre un mur. Sans trop réfléchir, Eco décida de longer le mur par la droite. Et au bout d'une petite minute, d'une petite et exaltante minute, Eco sentit que le que quelque chose était différent, que le matériau avait changé : une porte. Il agrippa la poignée, la tourna rapidement et ouvrit une porte que personne n'avait pensé à fermer ; à quoi bon après tout. Il se retrouva dans un couloir similaire à celui par lequel il était passé en arrivant, tant similaire qu'il s'agissait peut-être bien du même. Il engloutit les quelques mètres qui le séparait de l'extérieur, enfonça la porte et déambula sur le sol enneigé qui le maintenait debout.

Enneigé... Soit il est resté plus longtemps que prévu dans l'antre, soit il n'était pas sorti par là où il était entré. Il s'enquit  de la topologie du terrain : le sol était beaucoup moins plat que celui de la plaine où se trouvait la zone industrielle dans laquelle il avait garé sa moto. Mis à part ce détail, tout était exactement pareil, les bâtiments, les couleurs. Il opta donc pour la deuxième supposition. Dommage, il comptait repartir en moto... puis il se souvint qu'il n'avait de toute façon plus de carburant. Il fallait, d'une part se cacher dans un endroit civilisé si possible, d'autre part réfléchir à un plan d'action : au tour de la proie de devenir prédateur. Deux problèmes se posaient : comment faire pour quitter cet endroit et pour ne pas être retrouvé. Réfléchissons un peu. Même si nous vivons dans un monde virtuelle dont l'entité gère la maintenance, les règles et lois en vigueur ne peuvent cesser de s'appliquer, pas pour un seul homme. De plus, l'entité n'est pas omnisciente, elle n'a pas les pouvoirs d'un dieu, ce qui signifie qu'il est théoriquement impossible de connaître , même pour eux, la position exacte de chacun des innombrables habitants de ce monde. En revanche, il est plus que probable que des techniques plus conventionnelles soient mis en œuvre pour le détecter. Eco saisit son téléphone portable et le posa par terre avant de l'écraser avec son talon droit. Étant donné que ce téléphone représentait son seul appareil électronique ‘'connecté'', Eco était intimement convaincu qu'il serait tranquille pour un certain temps, à condition, évidemment, qu'il parvienne à s'enfuir... Admettons que les créateurs de l'Asile y aient placé des ‘'taupes'' ; dans ce cas, notre survivant ne pouvait pas s'en aller à pied ; qu'importe la vitesse à laquelle il  avancerait, on finirait par le capturer. Il fallait trouver autre chose. Eco récapitula en partie les informations dont il disposait : différents entrepôts disséminés sur la planète conduise à une ou plusieurs salles dont l'unique but était d'attirer et de retenir les gêneurs potentiels. Apparemment, il y en avait eu beaucoup. Alors pourquoi n'y avait il aucun véhicule à l'extérieur ? Très certainement parce qu'on devait les faire disparaître, les envoyer à la casse ou quelque chose de cet acabit : ce n'était pas leurs propriétaire qui allaient se plaindre. Cependant, parmi ces gêneurs, il devait y avoir un nombre important de paranoïaques, de génies et de personnes trop prudente. Les gens comme Claire prévoyaient toujours des plan B, des sorties de secours et des protocoles de sauvetage ou de fuite en cas de soucis. Or, ces gens n'avait jamais eu l'opportunité de ressortir de la salle immaculée. Donc, dans cet endroit inconnue dont il ignorait l'emplacement, il devait y avoir quelque part, caché, un moyen de partir qui aurait échappé à la vigilance des supposées sentinelles. Il ne pouvait pas être à l'extérieur : trop visible... quoique... Il était envisageable que quelqu'un ait entreposé son véhicule un peu en retrait de la zone industrielle. Avec cette neige et ce relief montagneux ? Impossible. Donc ça ne pouvait être qu'à l'intérieur. Dans un des entrepôts ? Pourquoi pas. Si il avait été moins téméraire, Eco aurait sans doute exploré tout les bâtiments avant de s'aventurer dans le plus important d'entre eux. Il ne restait plus qu'à espérer que ces locaux soient sans trace d'activité humaine, et qu'il y trouve une voiture, au mieux. Mais il était pressé. Lequel fouiller ? Il devait y en avoir une bonne vingtaine... Quitte à faire un pari, autant miser raisonnablement. Eco se dirigea vers l'édifice le plus éloigné de la route. Ce n'était ni le plus petit, ni le plus grand, mais il avait confiance, il savait que la chance ne l'avait pas abandonné.

Et il avait raison, à l'intérieur de la bâtisse se trouvait, derrière des cartons et des caisses vides, une vieille alpha roméo recouverte de poussière, la clé sur le contact. Sans plus attendre, Eco grimpa dans le bolide et fila à travers la montagne, les fenêtres ouvertes, pour sentir sur son visage un vent qu'il ne croyait jamais caresser à nouveau.

 

Il avait vu défiler des millier d'arbres avant d'atterrir dans cette auberge. Sans aucun motif, sans aucune logique, il avait suivi les routes qui l'inspirait et, ignorant ce à quoi menait les chemins qu'il empruntait, il avait fini par arriver en bas de la montagne sur laquelle il se trouvait. L'aléatoire, s'était il dit, lui offrirait une protection certaine car personne ne pourrait deviner sa position ; lui même l'ignorait. Et puis il était tombé sur une petite bourgade où il avait décider de passer la nuit, avant de reprendre inlassablement la route. Il avait loué une chambre dans une petite auberge, s'était assis dans un vieux fauteuil en cuir usé en face d'un vieil ordinateur, probablement obsolète, et s'était mis à réfléchir. Réfléchir, d'abord au présent, puis à l'avenir. L'asile... Pourquoi y avait il un nombre incalculable de gens à l'intérieur ? Impossible que ce ne soit que des malades ou des blessés. La théorie de la prison collait nettement plus. La machine avait parlé d'indésirables, ou quelque chose qui s'y apparentait. L'idée qu'on enfermerait des Hommes dans une prison imaginaire n'était pas totalement saugrenue. Une telle mesure pouvait avoir beaucoup d'explications et de causes : une guerre, une révolution, une surpopulation incontrôlable, une société esclavagiste. En même temps, l'explication initiale n'était pas non plus totalement aberrante. En cas de catastrophe planétaire ou de pénurie mondiale, il comprenait parfaitement qu'on puisse songer à des solutions aussi extrêmes... Mais qu'on les applique... La fin ne justifie en rien les moyens. Peu importe, il fallait penser à la contre-attaque. Eco alluma l'unité centrale qui se dressait devant lui. D'après lui, il se trouvait dans un pays frontalier de sa terre natale et il aurait du mal à rentrer chez lui, si jamais il était assez fou pour tenter l'expérience. Il finirait par être retrouvé, alors autant prévoir quelque chose dès maintenant. Il prit soigneusement la précaution de vérifier que son ordinateur n'était connecté à aucun réseau. Et pendant de longues heures, il se renseigna, analysa ses chances de victoires, ses possibilités, les erreur à ne pas commettre, jusqu'à ce que, épuisé, il s'effondre devant son écran.

Il fut réveillé par un bruit puissant qui ne lui était pas totalement inconnu. On toquait à la porte. Il n'était que six heures, et il ne se rappelait pas si le petit déjeuner au lit était compris dans la formule, formule qu'il avait réglé avec les quelques billets qu'il avait trouvé dans la boite à gants de son nouveau bolide, billets qui avaient été acceptés par la dame de l'accueil, non sans méfiance. Le tambour répété du martèlement qui crut en intensité le sortit de sa torpeur, mettant fin à ces divagations. Il enfila un pantalon et un T-shirt et se dirigea vers la porte. Et alors qu'il avait la main sur la poignée, il se rappela qu'il était poursuivi, et il retrouva sa prudence. Il fit demi-tour, tripota le clavier devant lequel il avait mal dormi, vérifia que l'appareil était toujours allumé demanda, en se retournant vers la porte : « Qui est là ? » Aucune réponse. Soit il s'agissait de ses ennemis, quels qu'ils fussent, et qui, bien entendu, ne souhaiteraient pas se dévoiler. Soit c'était bel et bien le personnel de l'auberge qui était derrière cette porte, et, ne parlant pas la langue, ils ne pouvaient guère répondre. Quoi qu'il en soit, il n'y avait pas de fenêtre, tout du moins pas par laquelle il pouvait s'enfuir. Alors il ouvrit la porte.

 

Il comprit ensuite pourquoi il reconnaissait ce martèlement de porte : Figue passa la porte, lamine déconfite, le teint blafard ; on lisait la fatigue dans les poches qui bordaient ses yeux. Avant qu'il n'ait eu le temps de s'interloquer, une deuxième personnage entra. Il était plus vieux, le visage ridé et tout aussi fatigué. Il avait une tête qui inspirait le respect, l'obéissance même, impression renforcé par l'espèce de revolver rétro futuriste qu'il tenait dans sa main droite. Des deux intervenants, ce fut le plus âgé, ou plutôt qui paraîssait être le plus âgé, qui prit la parole : « Asseyez vous M.Assurdo, il faut qu'on parle tout les trois ». Sans dire un mot Eco se dirigea vers le fauteuil qu'il commençait à connaître, et tout en gardant une main sur le clavier qu'il commençait à apprécier, se tourna vers ses interlocuteurs.

« Salut Eco » dit son amie, avec un ton toujours aussi indescriptible, mais qui cette fois ci néanmoins, libérait un peu de tristesse et beaucoup de fatigue.

Tout en pianotant, l'intrépide répondit sèchement : « Que me veux tu ? ». Et ne tardant pas à faire une déduction des plus élémentaires, il enchaîna : « Tu es avec eux, n'est ce pas ».

L'homme mûr resta muet, son arme toujours braqué vers son cadet, tandis que la demoiselle prit la parole, avec un sourire dont l'authenticité ne pouvait être ni prouvée, ni infirmée : «  Tu ne m'écoute pas Éco. Tu entends sans comprendre et tu rates des détails qui n'en sont pas. Je t'avais pourtant dit, il me semble, que j'avais été promue, n'est ce pas ? Mon travail consiste à éviter que le monde ne s'effondre. Tu as le droit de cacher ton admiration. »

L'interrogé répondit : « Depuis combien de temps es tu au courant, pour tout ça ?.... Sa voix mourut, étouffé, et un léger silence s'installa. Au fond, ça ne m'intéresse pas, tu me dégoutes. »

Cette fois ci, ce fut au tour de l'homme de prendre la parole : « Ne vous méprenez pas garçon, ici, vous êtes le méchant, celui qui attente à la sécurité de tous, et votre amie est la gentille, celle qui protège la veuve et l'orphelin. Vous n'êtes pas en droit de la blâmer, sauf si c'est pour critiquer son sens de l'humeur qui, je l'admet, commence aussi à m'agacer. Avant de vous réinitialiser, je vais répondre à votre question, Figue est une interne, elle a grandi dans ce monde sans connaître son existence précédente, et a mérité son poste. Je suis en revanche un externe, j'ai été envoyé dans le cénotaphe pour le protéger. Autre chose ? »

« Si je comprend bien, vous obéissez à l'entité... des pantins... Comme nous tous, vous n'êtes que des pantins. Vous avez gagné, vous ne me dégoutez plus, vous me faites pitié. » Mais Figue ne semblait pas comprendre la remarque de son vieil ami. L'homme reprit la parole : « Maintenant, ce qui va se passer, c'est que nous allons finir le travail et vous donner une seconde chance. Ou une troisième peut-être, je ne connais pas votre historique. Ne bougez pas, ça va bien se passer. » Eco resta de marbre, et d'une voix tout aussi calme que son ainé, il murmura : « Je ne ferais pas ça si j'étais vous. »

« Inutile de gagner du temps, moi aussi j'aurais aimé fêté nos adieux autour d'une bonne bouteille et devant un film sympa, mais on a du travail, et j'apprécierais qu'en souvenir de notre amitié, tu acceptes de mourir. » répondit Figue.

« Qu'est ce que vous cherchez à cacher ? , ajouta Eco avant de se lever de sa chaise. L'information. De quoi avez vous peur ? Encore une fois, l'information. Je savais que vous alliez me retrouver, pas si vite, certes, mais ça devait arriver. Alors j'ai préparé quelque chose. D'un simple clic, je diffuse l'information. En une fraction de seconde, le monde est au courant de la supercherie. En une dizaine de minutes, la révolte commence. Je serais bien curieux de savoir comment vous m'avez retrouvé, mais ça n'a pas d'importance puisque je vais bientôt rendre public vos desseins, l'adresse des deux entrepôts, mon histoire et tout le reste. » Ragaillardi et modestement fier de sa victoire imminente, il ajouta :  « Un ordinateur qui tombe à cause d'un autre ordinateur, admettez que c'est cocasse. »

L'homme baissa son arme. Mais pas de désespoir, d'amusement. Il dit simplement : « Tout ce que vous ferez n'aura aucun impact. L'information restera trop peu de temps sur le réseau pour que quiconque ne l'apprenne. Et admettons que ce soit le cas, personne ne vous croira. »

« Moi j'y aurais cru » répondit simplement Eco.

Et sur le visage de l'homme, le sourire disparu. « Vous rêvez, la probabilité qu'un réfractaire l'apprenne est ridiculement faible. »

« Mais pas nul » répliqua Eco.

« Tu ne peux pas faire ça !, s'écria figue. Tu vas compromettre tout un écosystème, tout une société ! Tu ne te rend pas compte des conséquences de tes actes ! »

À cela, Eco se contenta de sourire. Pendant plusieurs secondes, le silence régna dans la pièce étroite. Et tandis qu'Eco s'apprêtait à appuyer sur le bouton de l'apocalypse, diffusant sur la planète une vague de peur et de haine à travers l'internet, qu'il n'avait pas oublié d'activer à l'approche des visiteurs, le policier prit la parole et rompit le silence : « Nous vous avons retrouvé grâce aux registres. Votre location de chambre a été enregistré, et les visiteurs sont plutôt rares dans la région. » Il continua : « Et si je pouvais vous obtenir le droit de quitter ce monde, de rejoindre le vrai monde, de vous entretenir avec les instigateurs de tout cela ? Si je vous donnais la possibilité de changer les choses d'une manière légitime et sans risque de destruction massive ; qu'en diriez vous ?

Eco n'avait jamais cherché la violence. Il avait tenté de résoudre ça sans conflit, et il avait échoué. Tout ce qu'il voulait, c'était améliorer la situation, mais quelle voie prendre, quelle solution choisir ? Pouvait-il faire confiance à cet homme et à tout ce qu'il représente ? Qu'est ce qu'il devait faire...

« Garantissez moi que rien ne m'arrivera et j'accepterai votre proposition ».

« Vous rejoindrez votre corps, j'en fais la promesse. » dit l'homme en tournant un bouton circulaire de son arme.

« Il y a un troisième choix Eco, chanta Figue. Oublie la révolution, oublie ta cause, reste tel que tu es et continue comme avant.... s'il te plaît ... »

Eco se leva de son fauteuil, qu'il adorait désormais, quitta le clavier, se tint face à l'homme et dit : « Allons-y, faites moi émerger. » Puis il ajouta brusquement : « Pouvez vous me dire ce qu'il est advenu de Claire ? »

« Non » répondit l'homme, et il tira. Eco disparut, comme si il n'avait jamais existé. Un nouveau silence plana sur les deux rescapés de cette affrontement glacial. Un silence qui fut cette fois ci rompu par Figue : « Quel était son dysfonctionnement ? »

« Pardon ? »

« Tout le monde sait que les personnes qui sont ici souffrent d'un dysfonctionnement physique en attente de traitement. Lequel avait il ? » demanda Figue, inquiète.

L'homme conclut : « Le même que la majorité des pensionnaires du Cénotaphe, la mort. »

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