CHAPITRE 10

checkpointcharlie

PARTIE 1 - GALETTE ET DÉSARROI CHAPITRE

Tout juste éveillé, je sieds contre le rebord en marbre de la fenêtre, nu. Hélios, voilé par une fine brume d'argent, ne m'a pas attendu pour mener son flamboyant quadrige à travers le ciel automnal. Mais c'est à peine si, aux alentours de midi, les rayons solaires sont parvenus à percer les nuées pour me tirer des bras de Morphée, ainsi que de ceux d'Albin. Les longs voilages en soie blanche ondoient autour de moi, doucement bercés par une brise légère. Les deux pans de tissu vaporeux s'agitent comme des ailes, et, nimbé de la faible lumière du demi-jour qui filtre entre les altostratus caligineux jusque dans ma chambre à coucher, mon reflet dans le miroir me semble une apparition, irréelle et floue, d'un ange descendu du ciel dans la pénombre laiteuse d'un brouillard grisâtre.


Un ange... L'illusion serait presque parfaite, mon prénom se prêtant au jeu. Judicaël. On y croirait presque, après tout, les anges n'ont-ils pas tous des « -ël » ? Judicaël. C'est agréable à l'oreille, une sonorité sainte qui tinte comme une cloche du paradis. Néanmoins, il est à double tranchant car on ne peut plus difficile à porter. Assurément, quand on possède des ascendants comme les miens, et de surcroît un aïeul répondant au doux nom de Louis XVII, il faut s'attendre à se retrouver affublé d'un prénom aux syllabes plus exotiques que « Kévin »ou « Lucas ». Qui plus est lorsque son matronyme se trouve être de Lésieux du Gorgon. Judicaël... Albin a eu plus de chance, quoique son infortune soit ailleurs – et je ne lui envie guère. Judicaël. Je n'ai pourtant rien d'un ange, hormis peut-être l'apparence... Il en va de même pour mon nom, qui malgré sa consonance finale est moins biblique qu'il n'y paraît. Il n'y a pas de hasard dans l'anthroponymie.


Je porte à mes lèvres la cigarette que j'écrase entre l'index et le majeur, puis exhale la fumée d'un soupir empreint d'une lassitude aux accents de mélancolie. Elle se perd en volutes bleus et mauves dans la pâleur maladive du ciel blafard d'octobre. Les feuillages mordorés, fauves, cuivrés, pourpres, ambrés et bruns se mêlent avec un furieux bruissement, pareils à un incendie ardent dont les braises recouvrent peu à peu la pelouse parfaitement taillée de leur épais tapis. Un frisson me parcourt l'échine lorsque sur ma peau nue vient s'écraser une gouttelette d'eau glacée. D'autres viennent moucheter la surface froide du marbre : il commence à pleuvoir. Cela ne suffit pourtant pas à me déloger de mon perchoir de pierre. L'eau de la fontaine sculptée clapote d'un friselis triste. Je hume la plaisante senteur du petrichor qui remonte jusqu'à ma fenêtre. L'humus, les feuilles et le l'asphalte mouillée, cette sensation apaisante de nostalgie, c'est comme me lover au creux de la frêle encolure Albine, enfouir mon nez dans les tréfonds obscurs de sa chevelure, me perdre dans les effluves de ces boucles enivrantes.


J'aspire de nouveau la fumée en contemplant l'objet de ma convoitise qui dort paisiblement. Je détaille chaque parcelle de son être accessible à ma vue, et devine les autres. Son corps ne m'est que trop familier. Je m'approche pour en jouir davantage, et m'assieds à ses côtés avec toute la douceur dont je dispose afin de ne point troubler son sommeil. C'est avec précaution que je parcours du bout des doigts cette peau d'albâtre si pâle, ce corps si finement ciselé que sans le rythme régulier de sa respiration endormie qui soulève sa poitrine, j'aurais pu jurer avoir affaire à une statue d'un Antinoüs déifié, dans toute sa splendeur immobile. Tenaillé par la crainte de le fissurer, de le briser,  mes gestes se font chacun plus délicats que le précédent, tandis que de la main gauche, je prends soin de garder ma cigarette à distance.


De ses lèvres cinabrines, à peine entrouvertes, il esquisse un sourire béat. J'effleure d'une phalange ses joues tavelées de discrètes éphélides. Sous l'effet de cette tendre caresse, il incline son cou avec cette grâce céleste responsable de ma déraison, exposant sa gorge blanche qui me parait mille fois plus blanche encore, tant elle contraste avec ses longues boucles sombres, éparses, sur l'oreiller. Je ne peux m'empêcher d'y déposer un baiser, au coin d'un discret nævus ponctuant ce teint marmoréen. Albin ! Ô Albin !Dioscure cher à mon cœur ! Frère de corps, frère de cœur,frère d'âme, nous ne sommes qu'un ! Tu es mon amour, tu es mon amant, tu es mon ami, tu es mon frère, tu es tout pour moi. Tu es moi. Je suis toi. Et c'est là tout le cœur du problème.


Je suis un monstre né du péché. Une aberration condamnée à vivre dans la honte. Je porte la malédiction en moi, sans espoir de rédemption. Aucune pénitence ne pourra m'abluer. Non satisfait du joug pesant sur ma famille, j'ai laissé le désespoir s'emparer de moi. Je me suis détourné de la voie de Dieu pour mieux m'abandonner à la luxure, l'impiété et les vices les plus vils. Et Albin, éternel martyr, si naïf et pur, a une fois de plus fait les frais de mes passions contre-nature. Peu me chaut que je sois le seul héritier mâle des Lésieux du Gorgon, puisque Dieu n'a pas de place pour moi en Son Royaume ! Qu'importe que je m'enlise dans les flots turbides et turpides d'un marécage de fange peccamineuse ? Personne ne peut me sauver ! Mon âme est d'ores et déjà damnée !


La gorge serrée, je rumine ces sombres pensées. Ces vices qui me rongent de l'intérieur, je les connais. J'ai conscience de mes actions mauvaises, contre-nature et contraires aux dogmes de la société. Combien de fois le Seigneur m'a-t-il mis à l'épreuve, face au Tentateur ? Beaucoup trop, et chaque fois, j'ai abusé de Sa Miséricorde. J'ai laissé le serpent s'approcher en connaissance de cause, car j'aime la sensation de ses écailles froides et lisses sur ma peau. Il s'enroule autour de moi, et mes supplications ne sont que de faibles murmures sans conviction réelle qui s'estompent bien vite. Je ne me débats que pour la forme, et réitère mon péché sans broncher dès qu'il me susurre de sa voix suave et mielleuse de cueillir le fruit interdit. C'est avec avidité que je plante mes dents dans la chair sucrée et juteuse, et que je nous empoisonne tous deux.


Albanix est là. Le teint blanc comme la neige, les cheveux noirs comme l'ébène, endormie dans mon lit et n'attendant qu'un baiser pour briser l'enchantement. Mais je n'ai pas le droit de la souiller encore, d'assouvir mon désir égoïste sur cette fragile fleur victime de sa propre candeur.


D'une main fébrile, je me penche sur Albin et remets la couverture en laine afin de cacher ses épaules dénudées, m'assurant ainsi qu'il n'attrape pas froid et qu'il ne me tente plus. Je m'éloigne ensuite en chancelant, retournant à mon poste de sentinelle. Moi, un ange ? Je suis né avec les ailes brûlées par l'immondice de mon géniteur, et j'ai suivi ses traces sur le chemin des sacrilèges. Je n'ai en guise d'ailes que des moignons sanglants et noircis, des protubérances difformes qui gangrènent mon dos.


Accoudé au rempart de marbre, ma cigarette encore fumante au coin des lèvres, j'admire les larmes qui me brûlent les yeux et que les cieux versent pour moi. Elles ruissellent le long des larges carreaux de ma fenêtre à demi ouverte. Pourquoi tant d'injustice ? Mon seul crime n'a pourtant été que d'aimer !

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