CHAPITRE 11

checkpointcharlie

PARTIE 1 - GALETTE ET DÉSARROI CHAPITRE 11

Je suis peut-être très nul en maths, mais je sais que Rideaux + Feu = certainement pas quelque chose de bon.

Or actuellement

mes rideaux

sont en

feu

.

Ça ne peut pas être vrai. Non. Stop. Je refuse cette réalité ! Y'a des limites ! On arrête les conneries, au bout d'un moment ça suffit ! C'est forcément un rêve, une hallucination ou une mauvaise blague. Je cligne lentement des yeux sans y croire... Mais les rideaux flambent toujours. C'est une mauvaise blague. Une mauvaise blague de Dieu.

Pourquoi ça n'arrive qu'à moi... J'en ai marre. J'ai vraiment une vie de merde.

Kamil est figé dans une pose terrifiée. Une horreur muette le laisse bouche ouverte sans qu'il ne parvienne à rien prononcer. Il lentement tourne la tête vers moi avec l'air à la fois effrayé, gêné et suppliant du « oh putain, j'ai merdé ».

Mais bordel, Kamil, je t'ai quitté des yeux quinze secondes. QUINZE SECONDES !! Et ne me fixe pas avec ce regard penaud, c'est pas en jouant à Un Deux Trois Soleil avec le feu qu'il va s'éteindre, abruti !

- Pierre, tout va bien ?! J'ai entendu un cri ! Pierre ? Réponds !

Surtout, ne pas perdre son sang-froid.

- LE MANIQUE ! ÉTOUFFE-LE AVEC LE MANIQUE !

- Quoi? Tu paniques ?  grésille la voix de ma mère depuis le téléphone.

Qu'est-ce qu'il fait sur la table ? Quand est-ce que je l'ai lâché ?C'est moi qui l'ai posé là ?? Putain, mais qu'est-ce qu'il se passe dans cette cuisine ?! Je ne comprends plus rien, là !! Je jette des regards confus autour de moi. Kamil secoue le manique contre les rideaux avec des glapissements effarés, complètement terrorisé. Il finit tout de même par en venir à bout. Mes rideaux pendouillent, les extrémités complètement calcinées. Ouf ! On a maitrisé l'incendie !

- Pierre ? Tu veux étouffer qui ?!

- Allô ? C'est rien, je... J'ai juste trébuché...

Mais qu'est-ce que je raconte ? Mes jambes sont incapables de trébucher sur quoique ce soit !  Pitié qu'elle ne s'en rende pas compte...

- Oh. Ça va?

Oui, t'inquiète, tout va... Tout va... nickel... chro... me...

Ou pas. Les rideaux se sont effectivement calmés, mais Kamil me dévisage en tremblant. Il hurle, tétanisé par la peur. Et son pull est en flammes.

- AAAAAAH !! Pierre, Pierre !!! Aide-moi !! Du feu !! Je fais quoi ?? JE FAIS QUOI ??

What.

The.

Fuck.

MAIS C'EST QUOI CE BORDEL.

- Y'a... Y'a du feu sur moi !! AAAAAAH !! Kurwa ! Szybko wezwij pomoc ! Pali się !

J'ai pas trop compris la fin mais je crois que j'ai saisi l'idée.

- OhputainohputainohputainKamiiiiiil !!!

Je balance mon téléphone sans trop savoir où il atterrira ou si j'ai raccroché et me précipite pour trouver de quoi étouffer le feu. Oh mon Dieu, oh mon Dieu ! Mais c'est quoi ce délire, putain ? Mon cœur commence à se prendre pour un maracas. Une bouffée de stress me brouille le cerveau. Je sens l'adrénaline me serrer les boyaux. Les idées se bousculent à une vitesse impressionnante dans ma tête. Alerte ! Du feu ! Sur Kamil ! On va tous mourir !  Vite ! Trouver une solution !! Maintenant ! On va tous mourir ! Mais c'est quoi cette merde ? Qu'est-ce que je dois faire ? Oh mon Dieu ! On va tous mourir ! Comment l'éteindre ? Je sais pas faire ! Et merde ! On va tous mourir !  Tout se passe très vite. Je saisis en tremblant un torchon et accours vers la victime, mais dans mon empressement, je fais une fausse manœuvre et perds l'équilibre. Je tombe de mon fauteuil et m'étale lamentablement sur le sol. Ma mâchoire heurte violemment le carrelage. Et merde. Là, je ne peux plus rien pour lui, à part ramper dans la farine. Je suis vraiment inutile.

- Kamil ! Calme-toi ! Essaie de retirer ton pull sans... Sans te brûler ! Vite !!

- Je peux pas ! Je... Je suis trop peur, je peux pas ! Le feu... Fais quelque chose... F... Fhh... Hhh... Hhh... Hhh !

Merde ! C'est pas avec ses larmes qu'il va l'éteindre ! Putain, qu'est-ce que je peux faire ? Qu'est-ce que je dois faire ? Pourquoi je suis un putain d'handicapé de merde ! Il va se brûler ! Il va se brûler, bordel ! Chaque seconde est cruciale ! Kamil hyperventile de plus en plus fort pendant que la petite flamme dévore lentement la laine de son pull. Et moi je ne peux rien faire, à part le regarder souffrir.

- LE VERRE D'EAU ! VITE !

Kamil répand le verre d'eau - d'une main si tremblante qu'elle menace de le renverser - sur la flamme qui s'éteint avec un sifflement. Je pousse un soupir de soulagement. Il y a eu plus de peur que de mal. Ce grand imbécile s'écroule sur le sol et fond en larmes. Son pull pendouille lamentablement, rongé par un énorme trou aux bords noircis, et sa chemise dessous a quelques marques de brûlures brunes. J'essaie de me rapprocher de lui en rampant. C'est un peu compliqué. Il faut dire que mes jambes ne m'aident pas vraiment.

Secoué de sanglots incontrôlables, Kamil se défait de son pull et se recroqueville sur lui-même. Une fois arrivé à son niveau, je me hisse tant bien que mal en position assise et le prends dans mes bras. Je suis couvert de farine, j'ai une mixture collante composée de chocolat, de beurre et d'un ingrédient mystère étalée sur le visage et je crois bien que j'ai croisé la route de l'œuf égaré, mais Kamil ne s'en soucie pas. Il me presse violemment contre lui en m'inondant de pleurs tout mouillés. C'est qu'il a de la force, en plus, le saligaud ! Il me broie les côtes ! Je serre les dents et le laisse faire.

- Shhhh. C'est fini. Je suis là. Calme-toi.

Il est là, tout sanglotant, dans mes bras, et moi, je ne sais pas comment réagir. Impuissant, je ne peux que lui tapoter dans le dos en tremblant avec mes bras dont je ne sais plus quoi faire. Je suis vraiment nul pour consoler les gens. On m'a jamais appris, et je suis pas né avec le kit empathie pré-installé.

- Désolé, hoquette-t-il. Le feu... Je peux pas... Je peux vraiment pas...

J'ai pas tilté sur le coup, mais maintenant qu'il le dit, c'est vrai qu'il est phobique... Je suis vraiment inutile.

- Je sais. C'était un accident... C'est fini, maintenant.

Je passe maladroitement mes doigts farineux dans sa tignasse brune. Il renifle et sèche ses larmes du plat de la main. Le pauvre, quand même. Déjà qu'il était traumatisé, à la base...

- Ça... Ça va aller, Kamil. Respire. Je gère.

La meilleure chose à faire est certainement de jouer les impassibles et faire comme si les événements ne m'avaient pas le moindre du monde perturbé. Je ne suis pas crédible : mes genoux sont repassés en mode vibreur. Remarque, vu comme on tremble, tous les deux, ça ne se verra même pas. Putain, mais on a mis le feu à ma cuisine, quoi... Ce mec est un danger public ! J'essaie de l'ausculter avec les yeux afin de remarquer une éventuelle brûlure.

- Tout... Tout va bien ? Ça va, tu n'as rien ? Tu n'es pas brûlé ?

- Ja pierdolę, niewiele brakowało...

...Ooookay. Bon, ben, je vais prendre ça pour un « oui ». Kamil relève la tête, visiblement gêné, et me demande tout bas, en rougissant :

- Hé... Euh... Tu le dis à personne, hein, que je me suis mis à pleurer et tout...

- Non, t'inquiète, ça reste entre nous.

Je serre ce grand gamin contre moi, soupire de soulagement et lève les yeux, apaisé. Ils s'arrêtent tout à coup sur la porte de ma cuisine. La vitre censée être sur la porte n'est plus sur la porte. Elle est sur le carrelage, éparpillée en des dizaines de petits éclats tranchants.

Note à moi-même : c'est la dernière, dernière fois que je cuisine avec Kamil Kamiński.

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