Chapitre 3 : Le lac vermillon

Max Femenia

Au sud d'Antigone, le lac Vermillon était bien connu des voyageurs. Véritable puits de fraîcheur au creux des collines, il devait son nom à la couleur orangée des rayons du soleil se reflétant sur les algues. Quelques nuages aux formes prodigieuses modéraient l'étouffante chaleur de l'été. Des oiseaux s'étaient posés en groupe sur une branche flottant au centre du lac, cherchant de leurs yeux cruels quelques poissons malchanceux qui croiseraient leur route. Quand soudain, « Paf ! », une pierre vint heurter avec violence la branche, faisant s'envoler le groupe de volatiles dans un concert de piaillements.

— Bon sang, encore raté ! fit Quinn en cherchant un nouveau projectile depuis la berge.

— Arrête ça tout de suite, lui cria furieusement Thaïs, assise sous un grand saule pleureur quelques mètres plus loin.

Elle avait dressé une nappe par-dessus les herbes, sur laquelle Delb et Lorcàn rêvassaient tout en dégustant les restes de leur repas. Après un bref instant de panique, les oiseaux se posèrent de nouveau sur la branche comme si de rien n'était.

— Qu'ils sont bêtes, ces piafs ! Bon, puisqu'ils insistent, je ne vais pas les louper cette fois.

— Quinn ! Je te préviens, si tu touches une seule de ces pauvres bêtes, mon prochain sortilège sera pour toi et moi non plus je ne te louperai pas, s'égosilla la jeune fille, dont le visage était devenu rouge comme une tomate.

Quinn savait mieux que quiconque ce dont Thaïs était capable. Une fois, pour se venger d'une réflexion peu élégante de sa part, la jeune fille avait ensorcelé ses chaussures pour qu'il ne puisse plus les enlever. Comme si cela ne suffisait pas, elle les avait aussi rendues invisibles. Pieds nus pendant deux jours, quelle angoisse ! Il en avait la chair de poule rien que d'y penser.

— C'est bon, calme-toi, rétorqua-t-il en haussant les épaules. Il faut bien que je m'échauffe. Will va arriver d'un moment à l'autre et j'ai promis d'être au top de ma forme pour notre duel.

— Mais oui, Thaïs, essaie de le comprendre, tirer des pierres sur les pigeons est le meilleur moyen de s'échauffer avant un combat, ironisa Lorcàn en retirant ses lunettes pour se frotter les yeux.

L'apparition d'une silhouette en haut de la colline attira l'attention du petit groupe. Montant un destrier blanc comme les neiges éternelles du Grand Nord, William venait de faire son apparition le long de la grande route, accompagné par deux soldats. Tous trois portaient une cape verte au motif d'une feuille de lierre enlacée de ronces, emblème du bataillon d'exploration. William salua Quinn d'un geste de la main avant de lancer sa monture dans sa direction.

— Ce n'est pas trop tôt, lui cria Quinn alors que son ami mettait pied à terre.

— Nous ne sommes pas tous étudiants, et certains ont des responsabilités, rétorqua William en lui faisant une accolade. Tu comprendras quand tu seras grand.

— En parlant de responsabilités, tu te souviens de ta promesse ? Prépare-toi à mordre la poussière !

— Laisse-moi souffler, je viens à peine d'arriver.

— William ! s'écria Thaïs avec un sourire enjoué avant de se jeter dans ses bras. Je suis contente que tu aies pu te libérer, ça fait longtemps qu'on ne s'est pas vu.

— J'ai été un peu débordé ces derniers temps, s'excusa-t-il. Mais c'est promis, la prochaine fois que je passe devant le dortoir, je te récupère et on ira se balader, comme avant.

L'air gêné que le jeune homme affichait ne tarda pas à faire craquer Thaïs. Et puis il était rare qu'elle lui en veuille pendant plus d'une minute. Les rayons du soleil qui filtraient à travers les lianes de l'arbre ravivaient leur blondeur naturelle en faisant ressortir leurs yeux bleus. On aurait dit un frère et une sœur.

— Quinn, Thaïs, je vous présente mes compagnons d'armes, Altes et Plicio, dit-il en désignant les soldats qui l'accompagnaient.

— Enchanté de faire votre connaissance. C'est donc toi, le fameux Quinn dont le capitaine ne cesse de parler, fit Altes en lui serrant la main.

La poignée de main ébranla le garçon. Il faut dire qu'Altes possédait une force étonnante. Ce solide gaillard faisait bien deux têtes de plus que lui et était aussi large que deux hommes. Son imposante barbe noire tombant sur son poitrail amplifiait l'épaisseur de son visage, qui semblait taillé dans la pierre. La morsure d'un animal lui avait arraché une partie de son oreille droite, et une cicatrice au cou supposait qu'il ait été égorgé. Mais ce qui choqua le plus Quinn, c'était la gigantesque hache accrochée derrière son dos. Elle mesurait deux mètres au bas mot, et rien ne semblait pouvoir résister à sa double lame. En dépit de son aspect menaçant, le visage d'Altes était étrangement amical et ses yeux couleur amande inspiraient la confiance.

— J'espère pour moi que c'était en bien, fit Quinn en retirant sa main endolorie.

William et Altes se mirent à rire de bon cœur. Les présentations faites, ils s'assirent tous à l'ombre du grand arbre pour manger un morceau. L'après-midi se déroula dans le calme. Un léger vent d'est s'était levé pour venir accompagner le temps ensoleillé, soufflant un air chaud chargé de l'odeur du champ de magnoties situé non loin du lac. En plus de servir à la concoction de parfums, les énormes pétales de ces fleurs bleutées étaient d'une souplesse et d'une robustesse inouïes. Quinn et William s'étaient d'ailleurs allongés dessus le temps d'un bain de soleil, profitant du léger alizé qui leur caressait le visage. Alors que William se reposait, Quinn ne parvenait pas à quitter le reste du groupe des yeux, en particulier Thaïs qui ne cessait de rire avec le compagnon d'Altes.

— C'est qui, le blondinet ? demanda-t-il en le désignant du regard.

— Plicio ? Il fait partie du 5e d'exploration, tout comme moi. Mais… c'est quoi, cette odeur ? dit-il en reniflant.

— Qu'est-ce qu'elle peut bien lui trouver, à ce guignol ? Avec son nez pointu et ses petits yeux, on dirait un pivert.

— Mais c'est toi qui sens comme ça ! s'écria William en s'apercevant que son ami avait ôté ses chaussures. Depuis combien de temps n'as-tu pas pris de bain ? Ça sent le vieux fromage qu'on aurait laissé trop longtemps au soleil.

— Je t'ai déjà expliqué que ta bouche était trop près de ton nez, je n'y suis pour rien. Mais pourrait-on en revenir au sujet ? Pour une fois que je suis sérieux.

— C'est toujours la même chose, chaque fois que Thaïs porte attention à un autre garçon, tu deviens imbuvable. Tu comptes lui avouer tes sentiments, un de ces jours ?

— Qu'est-ce-que tu racontes ? Elle ne m'intéresse absolument pas ! s'indigna Quinn en foudroyant William du regard.

Le rire bruyant de Thaïs retentit à nouveau, emportant avec lui toute l'attention de Quinn. William haussa les épaules avant de se rallonger sur la feuille de magnotie.

— Non mais sérieusement, je suis sûr que je peux le battre en moins de deux minutes, continua-t-il en recoiffant ses cheveux ébouriffés.

— Très mature, vraiment, tu n'auras qu'à lui proposer un duel tout à l'heure. En attendant, tu seras gentil de la mettre en veilleuse le temps que je finisse ma sieste.

Cette réaction laissa Quinn bouche bée, et ne sachant quoi répondre, il lui balança une de ses bottes avant de retourner à son observation attentive.

Dans son armure étincelante, il faut dire que Plicio avait belle allure. Ses cheveux châtains formaient un chignon à l'arrière de sa tête, et sa barbe blonde soigneusement taillée affinait son visage. Il avait les yeux marron clair et son nez pointu recouvrait ses lèvres rosées au contour bien dessiné. Adossé au tronc du grand saule pleureur, le soldat se plaisait à raconter le récit de ses aventures au reste du groupe. Hormis Lorcàn, plongé dans un livre, tous l'écoutaient avec amusement. Tout particulièrement Thaïs, qui n'en perdait pas un mot.

— Arrête ! Je ne peux pas le croire, dit-elle.

— C'est pourtant vrai ! répliqua Plicio. C'était un peu plus au nord de Guet d'Avent dans les Plaines écarlates. Altes et moi suivions la trace d'un groupe de barbares des glaces qui pillaient la région depuis plusieurs jours.

— Je me souviens, dit Altes en riant de sa voix d'ogre. De sacrés combattants, et rapides, presque impossibles à découper proprement.

— Tu veux dire que vous les avez tués ! s'étonna Lorcàn en quittant son livre. Votre mission n'était-elle pas plutôt de les capturer vivants pour les livrer à Antigone ?

— Que veux-tu, gamin, capturer un homme sans le tuer n'est pas chose aisée. Et quand il s'agit de défendre la vie d'un innocent, c'est encore plus difficile.

— Qui avez-vous sauvé ? demanda Thaïs, qui ne tenait plus en place.

— Ce n'est pas croyable, ça, tu ne peux vraiment pas t'en empêcher, soupira Plicio en dévisageant son camarade. Comment veux-tu raconter une bonne histoire si tu en dévoiles la fin ! Bref, tout ça pour dire que j'étais là, dans le salon de cette vielle femme en larmes, face à ces deux meurtriers prêts à en découdre. Et alors que j'allais engager le combat, je l'entends me dire entre deux sanglots : « Ne marchez pas sur mon tapis avec vos bottes pleines de boue. Il appartenait à ma mère, c'est de la dentelle ! »

— Elle s'en faisait plus pour son tapis que pour sa propre vie, c'est trop mignon ! s'exclama la jeune fille.

— Merci pour moi. Quoi qu'il en soit, cela n'a pas très bien fini pour les barbares, et le tapis n'a pas eu une égratignure, dit fièrement Plicio.

Mais la jeune fille ne l'écoutait plus. Elle leva les yeux en poussant un soupir. Le reflet du ciel se perdait dans le bleu de son regard alors qu'elle se laissa tomber dans l'herbe, l'air songeur.

Sans attendre, Plicio se fit glisser le long du tronc pour s'allonger près d'elle.

— Eh bien, vous n'avez pas l'air de vous ennuyer ! dit Delb, que cette histoire avait passionné. Moi aussi j'espère vivre quelques aventures lorsque j'intégrerai l'armée en tant qu'Inquisiteur.

— Oh, un futur camarade ! s'exclama Altes. Quelle unité veux-tu intégrer ?

— Les Pilastres.

— Intégrer la garde du Mur, ce n'est pas ce qu'on peut appeler « l'aventure », lança Plicio d'un ton condescendant.

— Pourquoi ne pas intégrer le bataillon d'exploration ? Ça ferait de nous des frères d'armes, fit Altes.

Delb haussa les épaules avec un sourire gêné.

— Lorcàn, c'est ça ? Toi aussi, tu veux devenir Pilastre ?

— Absolument pas ! rétorqua sèchement le garçon. Je n'ai pas l'intention de devenir un chien de l'armée.

Sa réaction avait jeté un froid mais le garçon continua de lire comme si de rien n'était. Altes lança un regard coupable à Delb, comme s'il venait de dire quelque chose sans savoir de quoi il s'agissait.

— Lorcàn est un apprenti Druide, lui répondit Delb.

— Tu préfères donc devenir un chien du Consortium plutôt que de l'armée, c'est admirable, lança Plicio d'un ton acerbe.

Lorcàn tenta de le dévisager mais le soldat, toujours allongé dans l'herbe, ne le regardait même pas. Altes se mit à rire si fort qu'il faillit tomber à la renverse.

— Je vois, tu n'aimes guère les soldats, visiblement. Eh bien, moi, je n'ai rien contre les magiciens, bien au contraire. Nous avons un Prozer et deux Inquisiteurs dans notre unité, et je m'entraîne souvent avec eux. Ce sont de redoutables combattants, surtout les Inquisiteurs. Je n'ai encore jamais réussi à les battre.

— C'est normal, un Prozer est désavantagé lorsqu'il combat un Inquisiteur. Un simple soldat n'a donc absolument aucune chance, expliqua Delb.

Le sourire du géant disparut. Il laissa place à un regard froid, qui transperça le jeune magicien. Il se dirigea vers le tronc où il avait planté sa hache, l'arracha d'un geste vigoureux et se retourna vers Delb et Lorcàn en les défiant du regard.

— Magiciens ! Je vous défie !

— C'est vrai qu'un combat ne peut pas faire de mal, et puis c'est toujours amusant de botter les fesses d'un étudiant trop orgueilleux, ajouta Plicio, plein d'assurance.

Il se redressa à son tour et dégaina son épée. Mais la détermination des soldats fit sourire Delb.

— Ce serait un plaisir de me mesurer à des soldats aguerris, vraiment, mais sans istio il nous est impossible d'utiliser la magie.

— C'est quoi, un istio ? demanda Altes.

— Euh… C'est un peu difficile à expliquer, mais en gros il s'agit d'un relais magique.

— À quoi cela ressemble-t-il ?

— C'est un petit batônnet en bois poli, couleur orangée, avec des anneaux noirs aux extrémités.

— Nous avons arrêté des maraudeurs ce matin, et je crois bien qu'ils en avaient en leur possession, fit Plicio en caressant sa lame du plat de la main. Peut-être le capitaine les a-t-il gardés.

— Ça vaut le coup de le lui demander. Capitaine ! hurla Altes.

Son hurlement réveilla Quinn, qui s'était assoupi.

— Will, je crois que ton pote le bûcheron t'appelle, dit-il en apercevant Altes qui leur faisait de grands signes.

— Allons voir, c'est peut-être important, fit William en s'étirant.

Il ramassa son fourreau posé près de lui et se leva pour rejoindre les autres. Quinn esquissa une grimace. Il serait bien resté un peu plus longtemps. À contrecœur il se leva à son tour pour lui emboîter le pas.

— Désolé de vous déranger, capitaine, auriez-vous gardé les istios de ce matin ?

— En effet, que veux-tu en faire ?

— Nous souhaiterions affronter ces deux apprentis magiciens en duel, mon capitaine.

— Je te reconnais bien là, Altes, toujours partant pour un combat, fit William en souriant. Je pense que tu sous-estimes grandement leurs pouvoirs, mais soit !

Il attrapa sa sacoche et en sortit deux istios qu'il lança à Delb et Lorcàn.

— Vous allez vous battre ? demanda Quinn qui arrivait. Moi aussi, c'est quoi les équipes ? Je suis avec Will !

— Du calme, nous sommes déjà deux, fit Plicio l'air exaspéré. L'un de vous doit venir avec nous.

Quinn poussa un soupir en le dévisageant. Soudain, Altes pointa sa lourde hache en direction de William avec une lueur de défi dans le regard.

— Serais-tu en train de me provoquer ? l'interrogea William, dont les mèches blondes qui tombaient le long de son visage laissaient entrevoir un rictus malicieux au coin des lèvres.

— Parfaitement, capitaine ! Et j'ai bien l'intention de vous battre, cette fois. Delb n'aura qu'à faire équipe avec nous. Si ses pouvoirs sont aussi grands que vous le dites, vous n'avez aucune chance.

— Une minute ! Je n'ai jamais dit que je voulais me battre, ronchonna Lorcàn. Je dois d'abord finir de lire ce livre.

— T'es vraiment une mauviette ! lui lança Quinn.

— Aurais-tu peur de te mesurer à moi ? fit Delb d'un ton narquois.

Lorcàn referma brusquement son livre. Si les remarques de Quinn ne l'atteignaient plus, celles de son rival avaient beaucoup plus d'impact. Il posa son livre sur la nappe et arracha un istio des mains de William.

— Tu ne te joins pas à nous, Thaïs ? demanda Plicio.

— Je suis une Enchanteresse, pas une combattante, expliqua la jeune fille en se recoiffant. Je m'occuperai de maintenir l'enchantement pour que vous puissiez vous battre, cela me permettra de m'exercer.

— Allons-y, dit Quinn, qui commençait à s'impatienter. Le temps que tu mettes ton enchantement en place nous pourrons nous échauffer un peu.

Pendant que les deux équipes se réunissaient, Thaïs s'avança vers un coin d'herbe en bordure du lac. Elle s'agenouilla, saisit un parchemin à l'intérieur de sa besace et le déroula sur le sol : des motifs magiques, d'étranges écritures et, en son centre, un glyphe de grande taille représentant un soleil cuirassé.

— Altaë Vërita !

Elle posa la paume de ses mains sur le glyphe et une vive lumière blanche jaillit du parchemin. Deux rayons verts surgirent pour former un immense carré au milieu de la plaine. Familièrement appelé « le cube », cet enchantement était utilisé à l'université de la magie pour la pratique des duels magiques. Une fois l'enchantement interrompu, les blessures subies par les combattants disparaissaient, quelle que soit leur gravité.

Quinn ne tenait plus en place. Il accrocha son istio à la ceinture et franchit la barrière en dégainant son épée.

— Lorcàn, garde un œil sur Quinn, dit William. Quand il est excité comme ça, tu peux être sûr qu'il va faire une bêtise.

Lorcàn acquiesça d'un signe de tête et recula de quelques pas en tenant fermement son istio.

Thaïs s'agenouilla face au parchemin. Ses yeux se tintèrent de vert alors qu'elle entrait en transe.

— C'est quand vous voulez, les garçons ! lança-t-elle.

— Quinn, tu prends Altes, dit William, je m'occupe de Plicio.

— Pas question, le beau parleur est pour moi ! Je vais lui abîmer sa belle gueule.

— Attends…

Sans attendre, Quinn se rua l'arme au poing sur Plicio et engagea un coup d'épée en écharpe sur son flanc droit. Le soldat para facilement et riposta avec un coup circulaire. Quinn s'accroupit juste à temps pour esquiver la lame qui lui rasa la tête. Dans son élan, Plicio lui envoya un coup de pied qui projeta le garçon dans le lac, à plus de cinq mètres de là. Bien que surpris par la puissance du coup, Lorcàn réagit au quart de tour. Il tendit son bras vers le lac et referma le poing. Son istio s'illumina et l'eau du lac se changea soudainement en glace, permettant à Quinn de se réceptionner.

— Qu'est-ce-que ça veut dire ? murmura Quinn en essuyant le sang qui coulait de ses lèvres.

Plicio le regarda se relever péniblement, avec un sourire narquois aux coins des lèvres. William n'avait rien raté de la scène. Son visage d'ordinaire impassible affichait un air inquiet. Profitant de la tournure que prenait la situation, Altes se dirigea d'un pas engagé vers lui.

— À nous deux, capitaine ! lança-t-il en faisant tournoyer sa lourde hache.

— Viens, je t'attends ! rétorqua William en montant sa garde.

Altes élança lourdement sa hache pour le couper en deux. William recula d'un pas pour laisser passer le coup. En faisant habilement tournoyer sa hache dans son dos, Altes frappa de nouveau. William leva son épée pour parer le coup, mais la hache s'abattit avec tant de force que sa garde céda. Une partie de la lame d'Altes transperça même l'armure du jeune homme au niveau de l'épaule.

— Will ! s'écria Quinn qui assistait impuissant à la scène.

Malgré la douleur fulgurante, William ne flancha pas. Il attrapa le manche de la hache et décocha un coup de tête à Altes qui tituba en arrière en lâchant son arme. Sans attendre, William saisit un petit poignard accroché à sa ceinture et l'envoya se planter dans l'épaule de son adversaire.

— William, est-ce-que ça va aller ? lui demanda Lorcàn d'une voix tremblante.

— Maintenant que j'ai son arme, ça devrait aller. Peux-tu me guérir ?

Lorcàn secoua la tête. Consterné, William laissa échapper un cri de douleur et retira son mantelet. De grosses gouttes de sueur perlaient le long de son visage, néanmoins il jeta un regard satisfait sur la hache de son adversaire et la lança au loin. Désarmé, Altes se replia vers Plicio qui semblait avoir pris plaisir à admirer cette passe d'armes.

— C'était un bel échange, dommage pour le poignard à la fin, dit-il à Altes.

— Tu veux parler de ce cure-dent ? Ce n'est pas ça qui va m'arrêter. Finissons-en, maintenant !

— Je m'occupe de l'autre nabot, ce ne sera pas long. Au fait, riche idée que d'avoir pris le magicien avec nous.

Altes tira deux hachettes de sa ceinture qu'il affûta l'une contre l'autre dans un sifflement métallique.

— Quinn, approche ! lança William d'une voix forte. Au prochain assaut, attaque Altes sur la droite, c'est son côté faible, lui murmura-t-il cette fois.

— Hors de question ! Le blondinet m'a eu par surprise mais au prochain coup je l'étale.

— Imbécile, ce n'est pas un combat de rue. Je m'entraîne tous les jours avec ces hommes, si nous n'agissons pas ensemble, ce sont eux qui vont nous étaler. Et puis quelque chose cloche, je veux en avoir le cœur net alors fais ce que je te dis.

— Tu as vu ce qu'il t'a fait ? Il va me couper en deux, c'est sûr. Comment veux-tu que j'en vienne à bout alors que ton poignard ne lui a rien fait ?

— Tu es bien plus rapide que lui, c'est ton point fort, utilise-le. Et puis ce n'est pas la première fois que tu t'attaques à plus grand que toi. Lorcàn ! Tu vas devoir créer une diversion.

— Que… Comment ça, une diversion ? bredouilla-t-il.

— Ce que tu veux ! Je m'en moque ! Et fais ce que tu peux pour nous couvrir aussi.

— Ton machin avec les boules, ce serait parfait, lui suggéra Quinn.

Lorcàn resta figé, comme pétrifié, mais le clin d'œil que lui adressa Quinn lui redonna du courage. Il récita quelques mots en serrant fermement son istio et, aussitôt, une boule de feu jaillit de son index en direction de Plicio. Celui-ci bondit sur la droite pour esquiver mais la boule de feu se divisa en quatre plus petites qui s'écrasèrent au sol en créant un épais nuage de fumée.

— Maintenant ! cria William.

À ces mots, Quinn se rua de front sur son adversaire, l'épée au poing. Altes écarta la fumée d'un large mouvement des bras et lança une de ses hachettes sur lui. Quinn posa la main sur le pommeau de son épée et instantanément sa lame s'enflamma. Il para le projectile en forçant l'allure puis se déporta sur la droite pour frapper aux côtes.

Delb éleva son istio vers Altes, mais le seul son qui sortit de sa bouche fut un horrible cri de douleur : deux poignards venaient de se planter dans son bras, le faisant lâcher le bâtonnet par la même occasion.

Au même moment, Quinn passa sous la garde d'Altes et lui déchira les côtes avec sa lame enflammée. L'armure du soldat éclata, mêlant les morceaux d'acier au sang de son abdomen. Altes posa un genou à terre, avant de s'écrouler lourdement au sol, inconscient.

Le bras meurtri, le regard de Delb croisa celui de William, dissimulé dans le nuage de fumée. Il le pointa de son istio et lança aussitôt une boule de feu que le soldat dévia d'un revers de la main.

— Quoi ? C'est impossible ? balbutia-t-il.

Deux autres poignards vinrent se planter dans sa cuisse en lui arrachant un nouveau cri de douleur. Quinn et William se dirigèrent alors vers Plicio d'un air déterminé.

— C'est bon, vous avez gagné, je me rends, dit-il en plantant son épée dans le sol.

— Quel lâche ! lança Quinn en rengainant son épée. La devise des soldats n'est-elle pas « ni retraite, ni reddition » ?

— J'ai connu plus de guerres et d'affrontements que toi, gamin, et ce n'est jamais amusant de se faire déchiqueter la moitié du corps, répliqua Plicio en désignant Altes du menton.

Thaïs apposa une nouvelle fois sa main sur le parchemin et aussitôt la zone de combat se dissipa. Les blessures de Delb et William disparurent instantanément tandis qu'Altes reprit conscience. Les armures elles-mêmes étaient comme neuves.

— Quel combat ! s'écria Altes. On peut dire que tu m'as bien eu avec cette technique de l'épée enflammée, je ne pensais pas que tu réussirais à transpercer mon armure

Quinn sourit fièrement. Entre-temps, Delb s'était remis de ses émotions. Si les blessures avaient disparu, le souvenir de la douleur était quant à lui toujours présent. Il se dirigea vers Lorcàn, qui se tenait à l'écart du reste du groupe.

— Félicitations ! Cette boule de feu, c'était du grand art.

— Tu parles, je n'ai fait que suivre les ordres de William, dit Lorcàn, l'air penaud. Ton sort d'accroissement de potentiel, ça c'était bien trouvé.

— C'était un combat en équipe. Quinn et William s'entraînent ensemble depuis toujours, pas étonnant que tu aies eu du mal à trouver ta place. En parlant de William, quel adversaire ! Je ne comprends toujours pas comment il a pu esquiver mon sort tout à l'heure.

— Il ne l'a pas esquivé. J'aurais dû te le dire avant le combat, William est insensible à la magie.

— Insensible ? Comment est-ce possible ?

— Je l'ignore. La magie n'a pas d'effet sur lui, tout autant qu'il est incapable de s'en servir.

Lorcàn essuya ses lunettes avec sa tunique, le regard faussement songeur. Une larme perla au coin de son œil, qu'il essuya aussitôt.

— Jamais je ne serai magicien, dit-il d'un ton résigné, pas tant que l'examen final dépendra d'un duel. Si je ne suis pas capable de prendre des initiatives en équipe, comment vais-je faire lorsque je serai seul ?

— Si tu n'avais pas fait preuve d'initiative comme tu dis, Quinn aurait pris un bain tout à l'heure. Ce qui, à bien y réfléchir, ne lui aurait pas fait de mal.

Les deux amis se mirent à rire de bon cœur avant de rejoindre le reste du groupe qui s'était réuni autour des chevaux.

— Comment as-tu su pour le sort de Delb ? demanda Plicio en scellant son cheval.

— Tu es fort, Plicio, mais pas assez pour projeter un homme aussi loin, lui dit William en poussant Quinn de l'épaule.

— Vous rentrez déjà ? s'étonna Thaïs.

— Il se fait tard, et nous devons encore faire notre rapport à la caserne. Mais je peux te déposer en ville si tu le souhaites.

À peine Plicio eut-il fini sa phrase que le son d'un cor résonna. Trois hommes sur des destriers noirs venaient de faire leur apparition sur le sentier en surplomb du lac. Ils étaient vêtus de longs manteaux gris et une capuche dissimulait leurs visages.

— Qui va là ? s'écria William d'un ton sec en portant la main à son arme.

Le cavalier de tête ôta sa capuche, laissant apparaître un visage sévère caché par une sombre chevelure.

— C'est Chad ! s'écria Thaïs en se précipitant vers les cavaliers.

— Bien essayé, blondinet, lança Quinn à Plicio. Le coup du « je te raccompagne », ç'aurait pu marcher.

La jeune fille parla un instant avec le cavalier avant de grimper à l'arrière de sa monture. Elle eut juste le temps de saluer ses amis que les chevaux s'éloignèrent déjà au galop sous leurs yeux médusés.

— Elle aurait pu nous dire au revoir, fit William, un peu déçu.

— Plus rien ne compte pour elle lorsqu'il s'agit de Chad, fit Lorcàn en lui rendant son istio.

— Puisque Thaïs a trouvé un autre moyen de rentrer, vous pourriez peut-être nous déposer au quartier plébéien, demanda Delb aux soldats en leur faisant son plus beau sourire.

Altes attrapa Lorcàn par le col et le posa sans ménagement à l'arrière de sa monture. Plicio poussa un soupir de déception puis invita Delb à faire de même. William se tourna vers Quinn en souriant :

— Du coup, c'est moi qui te ramène ?

— Il semblerait, vieux frère, mais pas avant que nous ayons échangé quelques passes d'armes.

Quinn se recula de quelques pas et dégaina son arme en défiant William du regard. Celui-ci éclata de rire. Il salua ses hommes avant de sortir à son tour la lame de son fourreau.

Le crépuscule tombait à peine lorsque les deux garçons arrivèrent à la porte Sud de la cité. Située en amont de la colline, elle surplombait la plaine de Faron et du haut de ses deux tours on pouvait apercevoir la forêt de Sombreronce se dessiner à l'horizon. William échangea un salut militaire avec les gardes avant de s'engouffrer sous le porche.

— Le dernier carillon est celui que je préfère, dit-il d'un ton paisible. Les rues sont calmes, tout le monde est rentré pour manger ou se préparer à sortir.

— En parlant de sortir, dans quelle taverne veux-tu aller ce soir ?

— J'ai déjà quelque chose de prévu pour ce soir, répondit le soldat, un peu embarrassé. Un ami de la caserne vient d'être promu, il faut que je sois présent.

— Et alors ? Ça ne va pas durer toute la soirée. Toutes les tavernes sont pleines pendant la fête de l'Orbe, c'est le moment d'en profiter.

Face à la moue dubitative de son ami, Quinn prit appui sur la monture et agrippa la branche d'un vieux chêne au-dessus de lui. Il se hissa ensuite sur le mur d'enceinte séparant la rue d'un grand jardin.

— Que fais-tu ? dit William en tirant promptement sur ses rênes

— Puisque la caserne passe avant moi, je préfère rentrer par mes propres moyens, lui lança Quinn l'air renfrogné. Ça te laissera plus de temps avec ton autre ami et tu n'auras aucune excuse pour ne pas être à la taverne du Perce-Sang au 1er karème.

Sans lui laisser le temps de répondre, Quinn escalada le bâtiment voisin pour disparaître sur le toit. William afficha un sourire amusé qu'il garda jusqu'à son arrivé à la caserne.

De son côté, Quinn sautait de toit en toit avec l'agilité d'un singe. La rue aboutit à un croisement avec la rue du Moulin, orientée au nord le long d'une grande bâtisse en pierre. Il aperçut soudain un groupe de soldats qui s'engageait dans la rue. Préférant ne pas attirer l'attention, le garçon choisit de faire un détour. Il bondit sur un mur adjacent et continua son chemin. Tout à coup, il entendit des cris en provenance de la cour. Des garçons étaient en train de se chamailler, ou plutôt trois d'entre eux s'acharnaient sur le quatrième qui venait de tomber au sol. Quinn s'approcha doucement, caché derrière un pilier en pierre, et son regard s'écarquilla en reconnaissant le quatrième garçon. C'était Lorcàn, et à en juger la situation, il avait quelques problèmes.

— Alors, lorgnon, il sent bon, le pavé ? lança l'un des garçons d'un air railleur.

— Haha ! Je suis sûr que l'odeur moisie de la bibliothèque te manque, dit un autre.

Agenouillé, Lorcàn ne répondait pas. Les yeux plissés, il cherchait à tâtons ses lunettes quand le troisième garçon lui envoya de la poussière dans le visage en poussant un rire moqueur. Quinn les connaissait bien. Les frères Alban et Gonfran Durnier ainsi que Kilyan Dufanaï étaient tous les trois originaires d'Othman, dans les Pics de cendre. Ils avaient rejoint Antigone pour intégrer l'armée. Aussi bêtes que cruels, voilà trois ans qu'ils se présentaient aux épreuves d'admission, sans succès. Alors que Lorcàn venait de trouver ses lunettes, Alban lui attrapa le bras pour l'empêcher de les remettre.

— Vous n'avez vraiment rien de mieux à faire ? lança Quinn en sortant de sa cachette.

— Ce ne sont pas tes affaires, Quinn. Va-t'en ! rétorqua Kilyan en portant la main à son épée.

— Trois contre un, je ne vous pensais pas si courageux. Félicitations ! Maintenant, lâche-le si tu ne veux pas que ça finisse mal.

Quinn s'était déjà mesuré aux trois garçons plus d'une fois, et jamais l'un d'eux n'avait réussi à le blesser. La dernière fois, Quinn avait même coupé le sourcil d'Alban d'un simple coup d'épée. Il quitta son perchoir en se laissant habilement glisser le long d'une gouttière. Les trois trouble-fête échangèrent un regard inquiet qui profita à Lorcàn. Il se redressa en remettant ses lunettes et se rapprocha de Quinn, qui dégaina alors son épée.

— On y va ? dit-il en s'avançant vers eux. Je vais te faire l'autre sourcil, ça me démange depuis un moment.

Gonfran et Kilyan détalèrent aussitôt. Alban recula d'un pas hésitant. Il posa sa main tremblante sur la garde de son épée. Mais finalement, c'est la peur qui l'emporta.

— Tu n'auras pas toujours autant de chance, Lorcàn ! vociféra-t-il en s'enfuyant à son tour. Et toi, Quinn, je me vengerai.

— C'est ça, cause toujours. Quant à toi, Lorcàn, tu ne peux pas les laisser te traiter comme ça.

— Que veux-tu que je fasse ? rétorqua le jeune garçon en époussetant sa toge.

— Que tu te battes. Même si tu perds ce seras la tête haute. Si tu ne fais rien, jamais ils ne te respecteront.

Lorcàn vérifia dans sa besace qu'aucun livre ne manquait, prenant soin d'éviter le regard de Quinn, qui ne le lâchait pas des yeux.

— Je ne t'ai pas félicité pour tout à l'heure. Sans toi, j'aurais passé un sale moment. Tu es capable de grandes choses, quand tu n'es pas trop occupé à avoir peur, bien sûr.

Venant de Quinn, Lorcàn le prit comme un compliment. C'est à ce moment-là que de l'autre côté des grilles, Chad fit son apparition à dos de cheval. Thaïs assise à l'arrière, il se dirigeait vers le porche marquant l'entrée de la cour.

— Bon j'y vais, je ne tiens pas à gâcher ma journée en voyant le visage de ce prétentieux, fit Quinn en agrippant la gouttière.

Lorcàn salua son ami avant de rentrer hâtivement dans le bâtiment. Une inscription était gravée sur les deux colonnes de pierre marquant l'entrée, et bien que le temps l'eût presque effacée, on pouvait y lire : « Dortoir du Consortium. » En arrivant devant le portail, Thaïs mit pied à terre la première. Chad ôta sa capuche en descendant de son cheval, dévoilant de longs cheveux noirs comme la nuit derrière lesquels se cachaient un visage aux traits fins et une barbe noire taillée de près. Ses yeux étaient d'un noir intense, profond, et une large fossette lui déchirait le menton.

— C'est très gentil de ta part de m'avoir raccompagnée, dit Thaïs en recoiffant sa chevelure ébouriffée par le voyage.

— C'est bien normal.

— Les filles doivent être au réfectoire pour manger, tu veux te joindre à nous ?

— Sans façon ! Je dois me lever tôt demain pour la préparation de l'examen, et je dois encore travailler sur des manuscrits pour les affaires de père.

— Je comprends… fit la jeune fille en baissant la tête, l'air déçu.

Il plongea sa main dans un sac accroché à la selle et en sortit un coffret en bois recouvert de fines barres de métal.

— J'ai un cadeau pour toi, dit-il en lui tendant le coffret. Cela me ferait plaisir que tu le portes demain soir.

En l'ouvrant, elle découvrit un collier en or blanc resplendissant serti d'un énorme rubis. Les joues de Thaïs devinrent si rouges qu'elle avait du mal à dissimuler son bonheur.

— Il est magnifique, dit-elle en tentant de contenir ses larmes.

— Je l'ai fait faire spécialement pour toi, pour que tu le portes à la cérémonie d'ouverture. Mes parents seront présents, ce sera l'occasion de te les présenter.

La joie fit soudain place à l'angoisse. Le père de Chad était l'un des nobles les plus puissants d'Antigone. Même si Thaïs ne s'était jamais intéressée à la politique, elle connaissait l'enjeu de cette rencontre.

— Tu penses que je serai à la hauteur ? demanda-t-elle d'une voix fébrile.

— J'en suis sûr. Va, maintenant, tes copines doivent déjà t'attendre.

Chad l'attrapa par le bras et posa un baiser sur son front, avant de remonter promptement sur son cheval. Thaïs afficha un sourire béat. De la peinture n'aurait pas rendu son visage plus rouge qu'à cet instant. Tandis que le jeune homme disparaissait derrière les bâtisses du quartier, elle resta là, immobile, à caresser timidement le coffret du bout des doigts. Après un instant, elle remit son sac en bandoulière et s'engagea dans le bâtiment. Cet ancien orphelinat faisait aujourd'hui office d'hébergement pour les étudiants du Consortium n'habitant pas Antigone. Les murs étaient recouverts de vieilles tapisseries entrecoupées de colonnes murales en bois usé. Les couloirs étaient déserts, tous les étudiants devaient déjà être au réfectoire, ce qui rappela à Thaïs qu'elle devait se presser. La jeune fille partageait un dortoir au dernier étage, qui se composait de quatre lits. Un amas d'objets en vrac envahissait la pièce. Enjambant les vêtements éparpillés au sol, elle rejoignit hâtivement le lit situé dans l'angle de la chambre, juste à côté de la fenêtre. Elle rangea le coffret dans sa table de nuit et, en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, elle troqua sa toge d'étudiante pour une tenue bien plus féminine. Quelques barrettes dans les cheveux et le tour était joué. Avant de partir, elle s'arrêta un instant devant la fenêtre pour observer les étoiles que la nuit dévoilait.

Dans le reflet de la lune chatoyaient les tours de la ville, telles des aiguilles pointant vers l'infinité étoilée. L'université de la magie s'était vidée. Albérius était assis sur le rebord de la tour d'astronomie. S'accordant une pause au milieu de ses obligations administratives, le directeur profitait de la vue imprenable que lui offrait son bureau. Il tenait dans sa main une longue pipe en forme de navire dans laquelle fumait un mélange de tabac et d'herbe de Vaudin. Chacune de ses bouffées prenait la forme d'un bateau s'envolant dans le bleu de la nuit. Toutefois le regard d'Albérius n'était pas tourné vers les cieux mais vers le nord. Il observait les eaux claires du Timir serpentant paisiblement à travers la plaine d'Afnor ; si ces lieux pouvaient parler ! Le bruit sec d'un coup qu'on frappe à la porte le tira de ses pensées.

— Entrez ! dit-il durement.

Un homme en arme entra dans la pièce, une lettre à la main. Il salua Albérius puis la déposa sur le bureau.

— Le Grand Prêtre Oesdal est prêt à vous recevoir.

Aussitôt son annonce terminée, il salua de nouveau le directeur et repartit avec la même célérité. Albérius grimaça. Isnar Oesdal, 4e membre du Conseil, était un homme sévère et fort peu sympathique. Il écrasa les braises fumantes de sa pipe et rangea la lettre dans la poche de sa toge sans même le lire.

Après dix minutes de marche à travers les couloirs froids et sinueux du Consortium, Albérius arriva dans l'aile est de la Qualbra. Il toqua à une grande porte cuivrée qui s'ouvrit dans un cliquetis métallique. La pièce n'était pas bien grande, mais elle était décorée avec un raffinement extrême. Les meubles étaient marquetés de pierres précieuses et des tapisseries d'une valeur inestimable ornaient les murs. Dans l'âtre, un maigre feu de bois achevait de se consumer, illuminant péniblement les alcôves remplies de docuements anciens. Assis à son bureau, Isnar Oesdal était plongé dans la lecture d'un parchemin. Il leva le bras et la porte se referma violemment. Sa robe noire large au col formait une sorte d'entonnoir autour de son corps rachitique. Son crâne dégarni était aussi lisse qu'un miroir sur lequel dansait le reflet des flammes. Cette vision amusa Albérius qui toussa pour cacher son ricanement.

— Quelque chose vous fait rire ?

Le Grand Prêtre releva son nez crochu du parchemin et scruta Albérius de la tête aux pieds avec ses petits yeux noirs. Il se leva doucement de sa chaise et s'approcha de la cheminée. Sa petite taille et son dos courbé lui donnait l'apparence d'un vieillard.

— Les étudiants sont-ils prêts pour l'examen ? demanda-t-il d'une voix sifflante comme un serpent.

— Ils le sont.

— Sont-ils bien au courant de l'enjeu qui est le nôtre ?

— Ils le seront.

— Nos alliés de l'Ouest seront présents à cet examen. Antigone doit impérativement conserver sa réputation. J'ai entendu dire que certains d'entre eux pourraient nous faire défaut. Quinn Milic par exemple, parlez-moi de lui.

Ce ton acerbe avait le don d'exaspérer le directeur. Mais il parvint à garder son calme.

— Un futur Prozer, plutôt doué je dois dire, fit Albérius l'air de rien. Un jeune garçon tout à fait normal, je ne vois pas où vous voulez en venir.

— Ce n'est pas ce que disent les autres professeurs.

Isnar claqua des doigts et aussitôt un papier s'envola de son bureau jusque dans sa main. Il se mit à lire :

— « Familier, limite vulgaire. » « Les capacités magiques de l'apprenti Milic s'apparentent davantage à celles d'un amuseur de foire qu'à celles d'un futur mage du Consortium. » « Élève provocateur, ne pas compter sur sa présence avant le 2e carillon. » Je préfère arrêter là car la suite est encore pire. Je ne pense pas que ce genre d'étudiant devrait avoir la possibilité d'obtenir son diplôme.

— Sauf votre respect, objecta Albérius d'un ton agacé, en tant que directeur de l'université, je suis seul juge en ce qui concerne la participation des étudiants à l'examen de fin de cycle. Quinn n'est certes pas irréprochable, mais il reste l'un de nos meilleurs élèves.

— En ratant autant de cours, quelle prouesse ! ricana Oesdal. Certains enseignants m'ont avoué ne même pas connaître son visage.

— Il faut dire qu'il est plus porté sur la pratique que sur la théorie, continua le directeur qui avait de plus en plus de mal à justifier le comportement de son élève. Mais il est doté d'une capacité d'analyse et d'adaptation à toute épreuve. Ce que tout bon Prozer doit posséder. Je sais qu'il fera un grand magicien.

Isnar se tourna face à Albérius. Il plongea ses yeux noirs dans le regard du mage en tentant d'y déceler la vérité. Le Prêtre esquissa un sourire malicieux et retourna lentement s'asseoir sur son siège.

— Vous semblez avoir une certaine affection pour ce garçon, dit-il d'une voix étrangement calme. Mais vous avez raison sur un point, un Prozer ne dévoile son plein potentiel qu'en situation réelle. L'entraînement aux duels de demain matin sera le dernier avant l'examen, sa prestation nous aidera à décider de son sort.

Albérius plissa les yeux.

— Que voulez-vous dire par « décider de son sort » ?

Isnar attrapa la carafe et se servit un verre de vin qu'il s'envoya aussi sec.

— Ne jouez pas les imbéciles, Albérius, cela ne vous va pas, pesta-t-il en essuyant d'un revers de manche le vin qui coulait de sa bouche. S'il n'est pas à la hauteur lors de l'entraînement de demain matin, je serai dans l'obligation d'en parler au Conseil. Je doute alors que l'Archimage ne l'autorise à passer son diplôme.

Un lourd silence tomba sur la pièce, que seul troubla le crépitement du feu. Les deux hommes se provoquèrent un instant du regard. Albérius finit par sourire, s'autorisant même quelques rires.

— Dans ce cas, je ne me fais pas de souci, il réussira, déclara-t-il avec aplomb.

Il salua Oesdal avant de quitter la pièce. Ce n'est qu'une fois dehors que son sourire s'effaça, laissant place à un rictus inquiet.

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