Chapitre 4
David Cassol
Perdito se réveilla de mauvaise humeur. Il avait souffert toute la nuit de douleurs au bras. S'asseoir relevait du défi, sa jambe ne répondait plus, il ne parvenait pas à plier le genou, son dos le lançait, en bas et dans les fesses. Il versa quelques larmes sans s'en rendre compte. Il supportait cette souffrance stoïquement et relativisait sa situation: . en comparaison, une rage de dents ou une migraine s'avérait plus intense. La pérennité de ses tourments le minait, amplifiant le phénomène. Cela ne le quittait jamais, le réveillait la nuit, l'empêchait de se mouvoir et d'accomplir certains gestes simples. Elle se manifestait en permanence, le harcelant. Il imaginait une sale petite gosse sadique qui lui enfonçait une tige en acier dans le corps encore, et encore, et encore, et encore. Elle afficherait cette grimace souriante, figée, démoniaque. Il troquerait sans hésiter sa jambe valide pour quelques cachets d'antidouleur. Il se massait parfois, mais beaucoup d'endroits demeuraient inaccessibles. Il rêvait de compagnie pour l'aider, une présence, un soutien. Il se sentait désespérément seul. Son corps pleurait et son âme se désagrégeait.
Il sortit prudemment de la caverne. Le soleil lui brûlait les yeux, les jours étaient exceptionnellement beaux. Beaucoup d'animaux transitaient par ce point d'eau. Il avait tenté d'en chasser, sans succès: ils possédaient un cuir dur, et des défenses trop inquiétantes pour qu'il osât s'en approcher de trop près. De petits mammifères étranges. Parfois, il les comparait à ceux de son monde natal, et discernait quelques ressemblances. La faune était constituée de survivants: chaque espèce inventait ses armes et ses boucliers. La plupart des animaux se révélaient menus et très rapides, ne restant que peu de temps à découvert. Les autres s'avéraient musclés, massifs, caparaçonnés comme pour la guerre et souvent munis de pics, de pointes et de défenses ou de bois. Des lions n'en viendraient pas à bout! C'est comme s'ils s'étaient adaptés à des prédateurs particulièrement virulents. Il n'avait remarqué aucune bête dangereuse jusqu'ici, hormis le buisson. Cela valait probablement mieux. Il préférait la compagnie des végétariens.
Incapable de chasser, il se rabattit sur la pêche. Fastidieux au premier abord, il assimila rapidement les subtilités de la chasse au « harpon ». Les poissons demeuraient des poissons, aussi insipides que ceux qu'il connaissait sur Terre. Ils lui parurent meilleurs, mais la faim le privait probablement d'objectivité. Il cuisinait deux petits spécimens lorsqu'il s'interrompit. Le sol et les cailloux vibraient comme si un séisme se préparait à avaler le monde. Il ressentit de puissantes secousses. Les animaux s'étaient figés et levaient la tête en direction du nord. Les minutes s'écoulèrent, rythmées par ce roulement de tambour. Il demeurait immobile, fasciné et glacé d'effroi par ce qui semblait se rapprocher à toute vitesse. Les bêtes scrutaient également l'horizon, des statues de cire peuplaient le vallon. Puis, le bétail déguerpit au galop, paniqué. Perdito se précipita vers son antre pour se cacher.
À mi-chemin, le troupeau apparut sur la colline. Cette vision lui coupa le souffle. Il n'en croyait pas ses yeux, il assistait au plus formidable des spectacles : une harde de dinosaures galopaient à pleine vitesse dans sa direction! Ils ressemblaient à des Tricératops, des cousins tout du moins. Trop loin pour rejoindre la grotte, ils le piétineraient. Il courut vers un rocher en surplomb et l'atteignit in extremis. Les mastodontes le frôlèrent sans heurts. Il en compta bien une trentaine ! Des bêtes tout simplement fabuleuses. Il jubilait. Jurassic Park l'émerveillait, il se rappelait les heures passées à lire et relire les petits bouquins de fan sur le film que son père lui avait rapporté de la station-service. Les fascicules détaillaient toutes les informations sur les dinosaures, leur représentation par Spielberg, des photos de tournage. Auparavant, il avait feuilleté avec avidité des livres sur ces espèces et il ne manquait jamais un épisode du dessin animé Rahan. Un rêve d'enfant s'accomplissait. Les tricé n'avaient pas changé de régime alimentaire : ils l'ignoraient prodigieusement. Une planète de dinosaures ! Voyageait-il dans le temps ? Si c'était le cas, il devrait patienter quelques centaines de millions d'années avant de converser avec un congénère! Il resta assis sur le rocher jusqu'au crépuscule, ne se lassant pas de contempler ces merveilles de la nature. Lorsque les colosses s'allongèrent et ronflèrent, il quitta son piédestal et rentra dans son terrier. Il s'endormit heureux, un sourire béat. Il oublia même ses douleurs!
Le lendemain, la plupart des Tricératops poursuivirent leur migration. Une petite famille de cinq spécimens demeurait près du cours d'eau. Il conserva une distance de sécurité et cuisina du poisson dans la grotte, observant depuis l'entrée ces merveilles. Il attaquait ce qui ressemblait à une sardine lorsque le mâle dominant releva son museau et beugla. Les autres s'excitèrent également, alertes. Ils regardaient dans tous les sens, affolés. L'alpha s'approcha de son refuge et fit un signe de tête vers lui. Ses naseaux sifflèrent, comme un taureau qui s'apprête à charger. Ils poussaient d'étranges cris, puis paniquèrent et fuirent au galop. L'odeur du poisson grillé les effrayait-ils ? Un rien peut perturber un animal. Non, le vent soufflait dans la grotte, pas depuis la grotte. Les fumées se propageaient à l'intérieur, ils n'auraient pas pu les sentir. Peut-être le feu ? Mais c'était un tout petit foyer et ils n'avaient pas réagi auparavant. Leur comportement ressemblait étrangement à celui des mammifères. Ces derniers craignaient les dinosaures, les tricératops redoutaient quelque chose mais quoi ? Ce devait être sacrément gros pour impressionner un animal de ce gabarit...
Il se raidit. Il n'avait pas explorer la grotte jusqu'au bout à cause de l'obscurité. Et si quelque chose se terrait dans le noir, tapi dans les ombres insondables ? Quelque chose qui ferait détaler des mastodontes ? Mais pourquoi maintenant ? Qu'est-ce qui avait changé ? L'odeur de ton poisson idiot, c'est la première fois que tu cuisines à l'intérieur. Voilà ce qui l'a sorti de sa torpeur.
Un courant électrique le parcourut. Quelque chose d'abominablement dangereux hibernait à quelques pas derrière lui. Il avait dormi pendant tout ce temps près d'un monstre sans même s'en douter! Ce refuge se révélait la tanière du prédateur ! Et tu viens de le tirer de son sommeil. Il crut entendre un frottement, et un sifflement. Des cailloux qui s'écrasent, qui glissent d'une paroi. Son imagination ? Il voulut déguerpir, mais la peur le paralysait. Les chuintements s'amplifièrent. Tétanisé, la panique l'empêchait de regarder ce qui se tramait dans son dos.
Une pierre éclata, nettement. Ce gravier explosait sous le poids d'un terrible colosse. Fuis, cours pour ta vie ! Il s'envola. Un rugissement funeste retentit. Le monstre abandonnait toute discrétion : il était affamé et enragé. Perdito détala de toutes ses forces, sans se soucier de sa blessure. Il ne s'en rendit compte que plus tard, mais il sprintait ! Sa jambe s'était réveillée, juste le temps d'échapper à la mort.
Il ne se risqua pas à jeter un œil en arrière. Il ne pouvait se permettre de perdre la moindre seconde, trébucher, ou réduire son allure. Il ne s'en sortirait probablement pas, et confronter son prédateur n'améliorerait en rien ses chances. Il courut parce qu'il n'envisageait pas d'autre alternative. Il ne se ménagea pas, puisant dans des ressources insoupçonnées. Il se souvint combien un jogging lui paraissait insurmontable : au bout de quelques mètres, il suffoquait. À présent, il ne ressentait pas la fatigue ni les points de côté, ni l'essoufflement, ni sa jambe censée ne plus fonctionner. Son corps menaçait d'imploser, mais la course ne lui semblait pas difficile.
Il se dirigea à toute allure vers la lisière de la forêt. Les arbres représentaient son unique refuge. Son poursuivant serait peut-être trop imposant pour le pourchasser dans cette jungle épaisse. La bête se rapprochait dangereusement. Il espéra un court instant que le monstre se découragerait, s'épuiserait. Ne sois pas stupide. Il distingua une ouverture à une cinquantaine de mètres, dans un virage. Survivrait-il jusque-là ? Il tenterait sa chance. L'envie de se jeter dans un buisson tueur le saisit, mais il savait qu'il n'en ressortirait pas vivant une seconde fois. Le monstre possédait certainement la force de le déloger, quoiqu'il en soit. Perdito ne lui faciliterait pas la tâche!
Il entamait le virage lorsque surgit de la forêt un dinosaure gigantesque, la gueule béante en un cri retentissant. Perdito appréhenda ce que le mot « terreur » signifiait. Ce monstre le dévorerait, aucune échappatoire. Il fondait déjà sur lui. Une crinière magnifique en forme de pointe courait depuis le sommet de son crâne jusqu'à sa queue, recouverte de plumes verte et bleu. Ses dents immenses, tournées vers l'arrière, déchiraient le ciel. De sa mâchoire s'écoulaient des flots de salive blanchâtres. Son cri, hypnotisant, lui interdisait de réfléchir. Il comprit le langage de cet animal : le tocsin de la mort, assourdissant et terrible. Beauté sanglante, vision d'horreur.
Il poursuivit dans son élan, plongeant vers sa destinée. Le monstre à ses trousses hurla, mais Perdito n'y prêtait plus attention. Plus rien n'importait, effacé face à cette merveille de la nature, une splendeur dévastatrice qui le goberait d'un seul geste. Il passa entre les jambes de la bête, elle ne le chiqua pas. Elle convoitait une proie plus consistante. Il se sentit soulagé, mais la panique ne le quittait pas. Il désirait se blottir dans une cachette, détourner le regard et s'évanouir. Mais cela ne les ferait pas disparaître! C'était comme dans un film d'horreur. L'enfant ouvre les yeux et rencontre le cauchemar qui le tyrannise, l'épouvante atteint son paroxysme. Il détala, se dirigeant vers la forêt. Le prédateur avait couché arbres et buissons sur son passage, lui offrant une issue, temporaire tout du moins.
Il courait à en perdre haleine, mais ne ressentait toujours pas de fatigue ni de douleur. Pas le moindre épuisement. Les dinosaures longeaient le fleuve durant leur migration, et cette zone à découvert constituait un parfait territoire de chasse pour les carnivores. Il rit de lui et de ses piteux efforts. Quelles armes pouvait-il bien opposer face à des bêtes colossales comme celles-ci ? Il ne survivrait pas sur ces terres hostiles. Ce n'est pas pour rien que les hommes naquirent bien après cette époque. Ce monde ne prévoyait pas de place pour lui. Insignifiant, impuissant, faible, il avait beau courir, il terminerait dans l'estomac d'une de ces bêtes. Il n'occupait plus le sommet du règne animal, devenu proie, sans défense, blessé, malhabile.
Le processus prenait du temps, mais il entrait dans une phase d'acceptation. Il mourrait ici, dévoré d'une atroce manière. Le suicide lui semblait un sort plus doux. Il n'entrevoyait plus de solution lorsqu'il aperçut un éclair sur sa droite. La lueur étincela brièvement, mais il ne se trompait pas, il en fut persuadé. Quelque chose scintillait dans les fourrés au loin. Il pénétra dans la forêt dense et se concentra pour contourner arbres et racines.
Il remarqua un halo, plus près, sur sa gauche cette fois-ci. Aucun animal de proie ne brille, ce serait une mutation des plus stupides : un leurre pour attirer l'attention, vous faire tomber dans un piège, vous manipuler. C'était néfaste. Il quittait la mort pour une nouvelle, plus insidieuse, plus ingénieuse. Elles t'achèveront lentement, te dévoreront vivant. Ces choses prendront leur temps avec toi. Leurs mâchoires sont remplies de petites dents acérées, pas assez terribles pour t'abattre d'un coup, malheureusement, mais suffisantes pour déchiqueter tes chairs.
Il frissonna et repensa à certains reportages animaliers. Les prédateurs ne tuaient pas systématiquement leur proie. Ils se contentaient de l'immobiliser, la découpaient et la dévoraient vivante. Il se remémora les gesticulations des victimes au sol, leurs cris d'agonie. Il se rappela de lionnes qui délogeaient un phacochère de sa tanière. Elles avaient creusé jusqu'à l'atteindre, tout au fond de son trou. Terré dans son nid, qu'il envisageait comme un refuge, elles l'avaient débusqué. Il avait compris l'horreur que vivait ce pauvre mammifère. Cette pauvre créature avait bâti une demeure pour se protéger des prédateurs. Ce qui aurait dû le sauver l'avait piégé : une prison face aux fauves. Il était condamné, dos au mur. Ces couinements terrifiés... insoutenable! Il avait ressenti un dégoût viscéral pour ces lionnes, pour cette scène immonde. Le phacochère hurlait et pleurait comme un nourrisson, un bébé d'homme dans les mâchoires d'un monstre vorace. Nauséeux, il éteignit son poste de télévision, incapable de supporter plus longtemps cette cruelle réalité. La nature était une garce! Si Dieu existait, les animaux tueraient leurs victimes proprement, sans souffrance. Au lieu de cela, des abominations meurtrières plongeaient leurs proies dans une atroce agonie : le véritable visage de Gaya, dans toute sa violence et son absurdité. Nous, humains, nous résumions à des phacochères dans un terrier, et la vie incarnait ces lions en quête de massacre et de mort. Pas d'issue, juste la souffrance.
Il refusait de finir ainsi. Il aspirait à une fin douce, rapide, indolore. Les éclairs se rapprochaient à droite et à gauche. Ils l'emmenaient quelque part, l'obligeaient à changer de cap, le guidaient dans un endroit propice à son exécution. Tout en courant, il dégaina un silex de sa poche. Il en avait conservé un mal aiguisé : il s'en servait pour gratter des os. Il pourrait peut-être se tuer avec, mais ce serait long et fastidieux. S'il s'envoyait le caillou avec suffisamment de force dans la gorge, il la transpercerait, lui offrant un trépas douloureux mais rapide. C'est ce qu'il avait de mieux en magasin! Il réalisait qu'il ne frapperait pas assez fort. Nous sommes programmés pour vivre, pas pour nous donner la mort. Inconsciemment, son cerveau retiendrait sa main, et n'en découlerait que davantage de souffrances.
Il connaissait ces fougères, et cet arbre aussi. Il reconnaissait ce coin de forêt. Il se situait près de l'endroit où il avait « transplané ». L'idée le faisait toujours sourire. Il s'était imaginé des tas d'aventures enfant : il rêvait de posséder ce genre de pouvoir extraordinaire. S'il avait su à quelles misères transplaner l'exposerait ! Rien ne vaut le confort et la sécurité d'un canapé dans son salon.
Elles le dirigeaient vers la clairière calcinée. Ces monstres étaient peut-être les propriétaires des lieux. Ce serait ironique qu'il soit dévoré dans cette même place qu'il avait considérée comme un refuge. Il pensa aux bêtes qui le scrutaient avec envie alors qu'il y dormait, sans oser y entrer. Il ignorait ce qui lui arriverait, mais ce serait terrible. Elles fondirent sur lui de tous côtés. Pris en tenaille, le plus grand le talonnait dans le dos, deux plus petits lui interdisaient de virer à droite et à gauche, enfin les deux derniers se ruaient sur lui depuis chaque extrémité du cercle noirci par le feu.
Trois choix s'offraient à lui : s'arrêter, foncer sur un des prédateurs, s'engouffrer dans la clairière. Il jeta son dévolu sur la troisième option, courut vert le tronc d'arbre et se terra dedans. Il repensait sans cesse au phacochère beuglant sa peur dans la nuit, ses cris demeurant sans réponse. Personne dans la savane ne lui porterait secours. Mais il hurlait tout de même, il vociférait contre la nature qui l'avait créé proie, il crachait sa haine envers Dieu pour lui infliger ces tourments. Il quémandait pitié : rien. Il était le phacochère. Perdito réalisa que rien ne le sauverait. Dieu n'existait pas, il n'aurait pas toléré cela. Il mourrait dans d'atroces souffrances, il ne pouvait que les abréger. Il se saisit du silex. Et s'ils ne dévoraient pas les proies tuées par leurs soins ? L'idée lui plut de leur enlever la bectance, en l'occurrence lui, de leurs sales mâchoires remplies de lames effilées.
Il jeta un œil par un interstice pour observer ce qui se tramait. La scène le surprit. Les petits dinosaures, probablement des cousins du célèbre raptor, demeuraient à l'écart de la clairière. Ce n'est pas leur territoire, ils n'osent pas rentrer. L'espoir réapparut, une chaleur inattendue. Il survivrait! Mon Dieu, que la vie était belle ! Il se maudit d'avoir blasphémé. Il remercia Dieu, la vierge Marie, Jésus, Allah, Jéhovah, Zeus, Osiris. Peu importe le nom qu'il aimerait entendre : il le couvrait de louanges.
Les raptors se disputaient. Ils jappaient et ressemblaient à une meute de chiens. Le plus grand entra dans la clairière d'un pas hésitant. Il caqueta à l'adresse des autres. Perdito reconnut du dédain dans son attitude. Puis, son regard de tueur se planta dans le sien. Ses yeux le transpercèrent comme deux braises incandescentes. Il ne lut que mort dans ces iris farouches et sadiques. Il souriait, il en était convaincu. Des foutus raptors ! Bourreau plus prestigieux qu'une fourmi, songea-t-il. Les autres se tenaient derrière l'alpha, dubitatifs.
Le chef avançait doucement, mais pas par excès de prudence. Celui-là se gorgeait d'assurance, il profitait du moment. Ces animaux se rapprochaient bien plus d'un être humain que n'importe quelle bête. Ce raptor était vicieux: il adorait la traque, mais surtout il se délectait de sentir sa puissance, l'odeur de la peur et de la mort sur ses victimes. Il prendrait tout son temps et ne l'abîmerait pas trop vite afin de savourer ses cris. Il raffolait de chair encore vivante. Plus que manger, il adorait tuer et torturer : une abomination, le mal le plus pur et le plus ancien. Il se saisit du silex et se prépara. Son cerveau ne retiendrait pas son bras.
Le tonnerre éclata dans la clairière et le monde disparut. Un grondement fabuleux, le formidable battement d'une paire d'ailes gigantesque retentit. Puis, le feu, une avalanche de flammes bleues, pures. Les raptors hurlèrent de terreur. Perdito lâcha son silex, sortit la tête de la souche et resta muet devant cette vision légendaire : un dragon titanesque remplissait la clairière, d'un noir profond, majestueux, ses ailes déployées en arcs derrière lui pour freiner sa chute.
Nul ne l'avait entendu. Il avait piqué silencieusement. Il devait planer à des centaines, des milliers de mètres du sol. Il avait fondu depuis les nuées, guettant le moment propice. Ce nid était un piège : pas une nasse à humain ou à phacochère, ces proies ne le sustentaient pas. Il convoitait des bêtes plus grosses, plus grasses, une viande abondante. Il était le prédateur aérien des chasseurs qui parcourent la terre : la mort venue du firmament, implacable et inéluctable.
Il s'extirpa du tronc. Le dragon leva la tête et cracha une nuée de flammes bleues vers le ciel dans un cri divin. La colère de Dieu, la tornade des anges, la justice sauvage. Les raptors gisaient, grillés. Le titan lui jeta un œil presque réprobateur.
Il discerna une lueur d'intelligence dans ce regard, une sagesse infinie. Ce n'était pas un animal, cette chose pensait : il en fut persuadé. Il gronda. Perdito recula, par réflexe, mais se savait en sécurité. Le monstre semblait satisfait de ce repli, et rugit à nouveau. Il n'était pas le bienvenu dans sa tanière: le dragon ne tolérait personne dans son nid. Il se précipita à reculons dans la forêt, respectueux de cette splendeur des temps anciens. Il sentit grandir en lui une dévotion infinie.
Une main l'attrapa et le força à s'asseoir. Un visage d'homme se colla au sien.
— Agenouille-toi devant la déesse, fou ! Elle t'a épargné, mais ne lui manque pas de déférence : sa clémence connaît des limites.
Des hommes, une tribu d'êtres humains prosternés, front contre terre ! Il pensa aux musulmans qui s'inclinent sur leur tapis pendant la prière. Ils restaient silencieux et immobiles, prostrés. Si nombreux ! L'homme le tira à nouveau vers le sol, le regard insistant.
— Si tu n'as pas de respect pour ta propre vie, tu dois en avoir au moins pour celle de tes semblables ! souffla-t-il en guise de reproche.
Il aurait pu s'offusquer de ces paroles, mais il ne lui en tint pas rigueur. Non, il avait trouvé quelqu'un d'autre, des personnes ! Il n'était plus seul. Il posa son front sur le sol humide. Il pleurait et riait à la fois. Il ne s'était jamais senti aussi heureux.