Chapitre 4 : Une affaire de Temps

Lucie Ronzoni

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Mathilde est une femme extraordinaire. D’une grande culture. Pas du tout la folle que j’imaginais. Elle a beaucoup voyagé,  comme moi, elle a beaucoup lu et fait preuve d’une grande curiosité.

Elle a tout de suite fixé les règles du jeu. J’ai la liberté de sortir si le cœur m’en dit, et cela à tout heure, sauf lorsqu’elle sent que ça peut être le moment propice pour tenter l’expérience. Là je dois me tenir à ses côtés, pas trop près tout de même, juste assez pour pouvoir regarder sa montre et contrôler la mienne par la même occasion. Ça ne semble pas très contraignant, mais il faut que je sois d’une grande disponibilité.

Et je le suis.                

 

Depuis hier, j’ai eu le temps de prendre mes marques et de savourer finalement des conditions de vie auxquelles je ne m’attendais pas, il y a vingt-quatre heures de cela. Ma situation est plutôt enviable. La chambre est confortable. La domestique me prépare mes repas si je lui demande, je peux manger dans la cuisine ou me joindre à la table de Mathilde. La politesse a voulu que je reste à dîner avec elle hier soir alors que je brûlais d’envie de faire un bon resto parisien. J’avoue que j’ai appréhendé notre première soirée. Mais le repas était délicieux et la conversation agréable. C’est là qu’elle a expliqué ce qu’elle attendait de moi. Ça me convient. Depuis hier, elle ne m’a pas « appelé » à ses côtés. Si bien que j’ai eu tout loisir de me balader dans la capitale et de revoir mes quartiers préférés.  Je crois qu’il lui faut un peu de temps pour s’habituer à ma présence et retenter ses « expériences ». Moi, je ne suis pas pressé.

*

Ce premier texte, je l’ai écrit avant le dîner de ce soir. J’ai choisi de le garder car il correspondait bien à ma disposition d’esprit d’alors. Cependant, il s’est passé depuis quelque chose d’important et je me dois de témoigner jusqu’au bout. Je suis payé pour ça. Mais pas seulement. Je suis un peu troublé. Moi, le baroudeur, le reporter de guerre, l’homme qui a failli laisser sa vie cent fois. Attention, pas apeuré. Mais ça pourrait bien venir. Je ne sais pas toutefois si je suis une référence en matière de peur. Cette nuit, j’ai encore fini sous le lit à cause d’une sirène de police.

J’ai donc juste le temps d’écrire ceci avant la mise sous presse.

 

- Tallier, on a un cambriolage !

Dumont arrache le journal des mains du commissaire.

- Mais il est quelle heure ?

- Qu’est-ce que ça peut faire ! neuf heures trente. Tu n’as pas l’air bien réveillé. C’est quoi cette revue de presse du matin, c’est nouveau. 

- T’occupe ! tu veux dire que le cambriolage vient d’avoir lieu ?

- Il y a une demi-heure. La maîtresse de maison est rentrée du boulot parce qu’elle avait oublié quelque chose à la maison.

- Elle a surpris quelqu’un ?

- Non, mais elle n’a touché à rien. Je l’ai prévenu de notre arrivée. Grouille.

Tallier hésite à prendre le journal avec lui. Il pourrait le lire en chemin. Ça le démange. Il sent que Dumont l’a à l’œil ces temps ci. Il doit jouer avec lui la transparence la plus totale. N’empêche que Patrick, c’est personnel. Ça n’a rien à voir avec l’efficacité du commissariat. Dumont pourra lui faire chaque matin ses yeux noirs, il ne cessera pas pour autant de prendre des nouvelles quotidiennes de son copain de toujours. Il tente un 180 degrés vers son bureau, bien vite arrêté par son collègue qu’il l’empoigne par le bras vers la sortie. Il soupçonne quelque chose, c’est sûr. Mais promis, juré, Dumont, je vais bien ! tout va bien !

Ils se dirigent vers la voiture banalisée. Inutile de sortir le grand jeu. Ils emmènent avec eux un des agents en service.

- C’est où ? demande Tallier

- Boulevard Pasteur.

- Même boulevard que la dernière fois ?

- Oui, et à maximum cinq cent mètres des autres cambriolages.

- T’as pris le dossier ?

- J’ai tout, Tallier.

- J’allais le prendre, mais tu ne m’as pas laissé le temps

- C’est ça, c’est ça…

- Il y a un problème , Dumont ?

- Non, rien, chef.

Le silence s’installe dans la voiture. L’agent à l’arrière du véhicule sifflote pour rompre la tension.

C’est Dumont qui conduit. Il s’en veut un peu. Il faut dire qu’il n’a pas le choix depuis qu’il s’est fait convoquer par le divisionnaire. Il ne sait pas dans quoi s’est fourré Tallier, mais ça chauffe en haut lieu. Ça date de l’arrestation du jeune médecin de l’hôpital de Garches et des digressions de son chef avec Durois, l’infirme de la rue Duranton. Dumont n’a pas tout compris de ce qui s’était tramé mais apparemment quelqu’un s’est plaint au ministre. Un médecin, un ponte, on n’a jamais voulu lui dire son nom. La plainte n’est pas formelle, mais Tallier est sous surveillance. Il doit respecter les procédures et les hiérarchies et ne plus la jouer perso. Et c’est sur lui, Dumont, l’adjoint, que cette lourde charge d’espionnage est retombée. Il sait que c’est un bon flic, avec des traits de génie parfois. La petite kiné semble lui apporter l’équilibre qui lui manquait. L’idée de l’affaire des cambriolages est une bonne idée, pas passionnante, mais adaptée aux compétences de l’équipe et capable de motiver les hommes sur une nouvelle mission. Il n’a qu’à veiller à ce que Tallier s’y investisse à 100% et tout rentrera dans l’ordre. Le sifflotement de l’agent est de plus en plus pesant.

Ils arrivent à l’adresse de l’infraction. Bel immeuble haussmannien, semblable aux cinq autres. L’appartement est au deuxième, l’étage noble, celui avec le balcon et la plus belle hauteur sous plafond. Encore des similitudes. Un pancarte « de retour dans cinq minutes » pendouille à la loge du gardien. Il doit être en compagnie de la propriétaire cambriolée en train de cancaner sur la jeunesse actuelle dépravée.

La cage d’escalier est digne de l’immeuble. Bien entretenue, avec des patines à l’ancienne sur les murs, et un tapis épais. Tallier comprend le choix des voleurs. Sauf qu’il doit y avoir dans ces appartements bien plus d’œuvre d’art et de bibelots à voler que de billets de cent euros.

La porte du deuxième, proprement forcée, est grand ouverte. Le gardien est à l’intérieur, dans le vestibule. La propriétaire, une femme d’une cinquantaine d’année, très digne,  est assise sur un banc recouvert de soie bleue. Elle a posé ses sacs sur la console ainsi que son trousseau de clefs, aujourd’hui bien inutile. Elle semble attendre son tour chez le médecin. 

Les deux policiers se présentent. La femme n’est pas plus perturbée. Tallier prend la parole.

- Madame de Chesnel, on nous a dit que vous n’avez touché à rien lors de votre arrivée. Est-ce exact ?

- Oui, je ne vais pas me répéter.

- Si, Madame, désolée, mais vous avez parlé au téléphone à mon collègue sous le coup de l’émotion. Nous avons besoin du récit détaillé et le plus objectif possible de la découverte de l’infraction.

- Emotion ? Colère plutôt ! Je me suis absentée vingt minutes, pas plus. Cela signifie que les voleurs devaient guetter mon départ pour se faufiler dans l’immeuble. C’est insupportable à imaginer.

- Revenez sur les faits, madame. A quelle heure êtes-vous parti de chez vous ? et votre mari ?

- Mon mari part très tôt, vers sept heures du matin. Moi, comme d’habitude, j’ai fermé la porte à neuf heures. Mon cabinet est à quelques rues d’ici. J’ai marché  et je me suis aperçue que j’avais oublié un dossier important. J’ai rebroussé chemin. Je n’ai pas attendu l’ascenseur, je n’ai croisé personne ni dans le hall d’entrée, ni bien-sûr dans l’escalier. Arrivée sur le pallier, j’ai tout de suite vu la porte grande ouverte. J’ai pris mon portable pour appeler le gardien, je n’ai pas osé entrer, je suis restée sur le seuil. J’ai laissé Monsieur Pichon  faire le tour de l’appartement.

- J’ai rien touché, promis, reprend le dénommé Pichon, gardien en chef, et apprenti garde du corps. J’ai fait la guerre d’Algérie, j’ai pas eu peur. J’ai pris le parapluie dans l’entrée pour m’en servir de matraque au cas où. Je suis entré dans toutes les pièces. Personne, y avait personne.

- Des fenêtres ouvertes ? demande Tallier

- Non, rien. Ils sont repartis par où ils sont rentrés. Par la grande porte, conclut le héros du jour.

- Où étiez-vous, Monsieur Pichon, après le départ de Madame de Chesnel,  questionna Dumont.

- J’ai croisé madame dans le hall. Je nettoyais le sol. Je suis rentré dans ma loge aussitôt après. J’y suis resté jusqu’à ce que Madame de Chesnel m’appelle.  

- Je suppose que l’on voit toutes les entrées et sorties de l’immeuble de là où vous vous tenez.

- Oui, bien-sûr, j’ai un système de miroir, diablement bien conçu. J’ai vu Monsieur de Chesnel sortir à sept heures, puis le monsieur du premier vers huit heures, puis madame de Chesnel sortir à 9 heures et rentrer vingt minutes maximum après.

- Personne d’autres ?

- Personne, personne ! J’en mets ma main à couper.

- Monsieur Pichon, vous vous êtes peut-être absenté quelques minutes ?

- Non, sûr et certain. C’est pas compréhensible cette histoire.

- On peut accéder au toit par les escaliers ?

- Non, bien-sûr que non.

- J’ai vu une porte au fond du hall d’entrée de l’immeuble, interroge Tallier. Où donne-t-elle ?

- Dans la cour intérieure.

- Qu’est-ce qu’il y a dans la cour ?

- Les poubelles et l’escalier de service.

 - Où mène-t-il ?

- Il dessert un pallier qui communique avec toutes les cuisines des appartements, répond la propriétaire des lieux.

- Je peux jeter un œil ?.

- Je vous en prie, répond Madame de Chesnel. Je désirerais faire l’inventaire de ce qui nous a été volé. Je suppose que je dois le faire en compagnie de vos agents ?

- Disposez-vous d’argent liquide dans votre appartement ?

- Oui, peut-être, dans un tiroir de ma chambre, mais très peu. 

- Alors soyez rassuré, il ne manquera que quelques billets, rien de plus.

- Ah bon ? Mais mes bijoux, mes collections ?

Tallier ne fait pas attention à la remarque et entre dans le premier salon de réception, suivi de l’agent de police chargé de relever les empreintes éventuelles et de Dumont qui s’empresse d’excuser le commissaire pour sa dernière impolitesse. L’adjoint a l’étrange impression que son rôle de voiture balai ne fait que commencer.

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