CHAPITRE 5

checkpointcharlie

PARTIE 1 - GALETTE ET DÉSARROI CHAPITRE 5

J'enfonce triomphalement la clé dans la serrure et ouvre la porte de chez moi. On se regarde, essoufflés mais tout excités de sécher les cours. Une fois à l'intérieur, Kamil se laisse tomber sur le canapé avec un râle de soulagement.


- Et maintenant, on fait quoi, Einstein ?

- À toi de me le dire ! rétorque-t-il.


Écoute mon petit, tu as intérêt à proposer une idée dans les deux minutes qui suivent ou je trouverais un moyen de te botter le cul malgré le fauteuil roulant. Non conscient de la menace qui plane sur lui, Kamil inspecte l'intérieur de mon salon en quête d'inspiration - j'espère -  sans succès visible. Quand soudain, à la vue de ma PlayStation 2, son visage s'illumine.


- On joue à la Play ?

- Quoi ?? T'es sérieux, mec ? Je me fous dans la merde, je sèche les cours pour tes beaux yeux et toi...

- Mais t'as Fifa 13 ! Il vient juste de sortir !!


Oh, si tu savais ô combien je me touche allègrement le scrotum de Fifa 13 et du foot en général. C'est juste ma mère qui croyait me faire plaisir... La mine pensive, vaguement boudeuse, Kamil triture et torture le coin d'un coussin innocent en réfléchissant. Oui, parce que parfois, même à lui, ça lui arrive ! Seulement ça ne présage jamais rien de très bon. Je décide donc de le remettre sur une bonne piste en lui rappelant :


- T'avais parlé d'anniversaire, je crois.

- Ah oui. Non mais moi je disais ça mais c'est un peu sinistre de fêter ça...

- Tes seize ans ?

- Ha ha, très drôle. Tu sais très bien de quoi je parle ! Je sais pas si c'est une bonne idée...

- Ben vu ce c'est la tienne, en effet, ouais !


Et comme Môssieur a le chic pour prendre des décisions au pied levé avant de changer d'avis trente secondes plus tard, je ne peux même pas dire à l'avance à quel point ses idées à venir risquent d'être mauvaises. Mais je suis tellement content qu'il y ait pensé ! J'avais prévu de rester en position fœtale dans mon coin - et surtout dans mon fauteuil - toute la journée... D'attendre que le temps passe en fixant la pendule ou la fenêtre. Comme d'habitude, en fait. Remarque, c'est pas si mal comme alternative non plus. C'est calme. J'aime le calme, la tranquillité... Tout à coup, comme pris de folie, Kamil se lève d'un bond. Expédiant par la même occasion le malheureux coussin vers l'infini et au-delà, il s'écrie :


- Ça te dirait de faire la cuisine ?!


Euh... Disons que Mère Nature ne m'a pas doté de la qualité à préparer des plats décents. Mais ce n'est rien comparé à Kamil. Kamil ! Ce type est une catastrophe ambulante, un véritable désastre alimentaire sur pattes ! Le cauchemar du système digestif ! Il est capable de vous pondre des trucs qui donnent une diarrhée d'au moins deux semaines ! Alors la combinaison des deux, je vous laisse imaginer le tableau... Ça pue le fiasco à plein nez ! Il faut dire que je sais de quoi je parle : ce partenariat n'a jamais rien donné de positif... Seulement des abominations... Oui, je pense à toi, gratin d'épinards au roquefort !


- Tu es fou ! Tu as oublié la salade de tomates de la dernière fois ? Et le gratin d'épi...

- Ne prononce pas ce mot ! La blessure est encore trop fraîche.


Ses traits sont crispés par le dégoût. La haine des épinards de Kamil est fondée. Je lui avais bien dit de ne pas rajouter de moutarde. Il fronce les sourcils, l'air grave. L'atmosphère est devenue étonnamment sérieuse.


- Kamil, on a même réussi à foirer une salade de tomates. Une salade de tomates.

- Je suis conscient des risques ! Mais on ne peut pas fêter un anniversaire sans gâteau.


Il a l'air sûr de lui. Je plisse les yeux, dubitatif. On a dépassé le stade de la mauvaise idée. Je le sens pas ce truc, ça va partir en couille. De toute manière, au point où on en est... Ma journée est déjà fichue. Adieu, tranquillité ! Adieu, scolarité ! Au pire, je pourrais toujours plaider l'intoxication alimentaire pour justifier mon absence.


- Bon, d'accord. Mais je te préviens, je ne goûte pas !


Il se précipite vers la cuisine. Je le suis calmement, en poussant mes roues qui grincent. Houlà. Qui grincent beaucoup trop, même. Va falloir que je mette un peu d'huile là-dedans.


- On fabrique quoi ? me demande-t-il. Oh ! Je sais ! Je sais ! Une galette des rois !


Ses grands yeux verts qui pétillent d'excitation attendent mon approbation. Ça y est, je l'ai perdu. Il est redevenu un gamin de cinq ans.


- Euh... Mais c'est pas du tout un gâteau d'anniversaire...

- Mais c'est trop bon ! Si un jour j'ai une fille je l'appellerais Frangipane.


C'est vrai que c'est bon la frangipane. Oh, allez, c'est son anniversaire, je vais pas lui casser son rêve. J'acquiesce donc en hochant la tête.


- J'aime la galette, savez-vous comment, quand elle est bien faite, par moi évidemment ! se met-il a chanter en dansant autour de la table.


Franchement, des fois, on dirait vraiment un autiste. Il m'arrive assez souvent de me poser des questions sur son âge mental, parce qu'il fait quand même des trucs un peu bizarres pour un garçon de seize ans, même polonais. C'est dans ces moments-là que j'ai un peu honte d'être son ami. Comme maintenant, par exemple.


- Tu as la recette ? s'inquiète-t-il tout à coup.

- Comme si ça allait changer quelque chose ! Tu sais très bien comment ça va finir !

- C'est vrai. Ça te dit de rajouter du chocolat ? Et de mettre de la crème anglaise aussi ! Et... Et des fruits ! Puis on met des petites meringues autour ! Ça serait pas une super bonne idée, ça ?

- Ouais, en fait le truc que tu veux faire ça a rien à voir avec une galette...

- Pfff... T'es juste jaloux de ma créativité !


 Kamil va chercher les ingrédients en trottinant, fredonnant "J'aime la galette". C'est parti pour deux heures et demie de baby-sitting.


- Par contre, le préviens-je, on n'a plus de truc pour mesurer depuis qu'on a fait exploser l'autre... Tu sais, avec le flan à la vanille... Il va falloir se démerder.


Il glousse en se rappelant de l'incident du flan. Ça ne me fait pas rire. J'ai bien cru que j'allais mourir ce jour-là. Maintenant je sais qu'on ne met pas d'aluminium dans le micro-ondes. Jamais.


- Bah, on fera avec l'œil. C'est pas très grave, on est pas à un gramme près.


C'est lui qui le dit. C'est son estomac qui va prendre, après tout, pas le mien. Je pose les œufs et la farine sur la table, puis contemple mes mains, qui sont déjà noires et dégueulasses de bon matin. Les joies de la vie en fauteuil roulant... Je me dirige vers l'évier et ouvre tant bien que mal le robinet – véritable exploit lorsqu'on se trouve à la même hauteur qu'un nain sur la pointe des pieds.


Le résultat de cette tentative pour faire un gâteau sera sans aucun doute un danger pour l'espèce humaine, mais ce n'est pas un raison pour le rendre encore plus impropre à la consommation... Je me serais senti mal d'avoir la mort de mon pote sur la conscience à cause de mes doigts couverts de virus mortels. Enfin, "senti mal", "senti mal"... Ça serait très con, surtout.


Je coupe l'eau, pivote avec toute la badassitude qu'un fauteuil roulant peut contenir, et fais face à mon polonais préféré, signalant d'un regard enjoué que je suis prêt pour de nouvelles (més)aventures. Il hoche la tête avec un sourire diabolique, un saladier en plastique vert fluo dans les mains. Les choses sérieuses commencent.


- On peut commencer par les meringues ? J'ai encore jamais fait des meringues !


Allez, soyons fous, lançons-nous en terrain inconnu ! Je retrousse mes manches, et fais craquer mes jointures - sans obtenir de résultat audible, malheureusement - afin de me préparer au rude combat à mains nues que je vais livrer : casser des œufs dans un bol.


Signaler ce texte