Chapitre 5
azraelys
Étendue sur un lit qui lui est inconnu, Maelys ouvre lentement les paupières. D'abord éblouie par la lumière artificielle, elle est rassurée d'être encore vie avant d'être submergée d'effroi. Si elle se trouve sur un lit, c'est car elle a succombé aux coups de son bourreau. Des bandages recouvrent son corps endolori, alors qu'un mal interne a rapidement raison d'elle. Il se propage telle des épines sur la plus belle fleur. Elle se mord les lèvres jusqu'à sang pour ne pas hurler et ne pas attirer l'attention de ceux qui peuvent se trouver de l'autre côté de cette pièce. Elle examine la pièce avant d'être victime d'une crise de panique. Plusieurs machines dont elle ignore les noms et un « bip, bip, bip » incessant sont seuls maîtres des lieux. Sidérée par ce bruit sans fin, elle scrute avec appréhension ces appareils dont elle ne connaît ni le nom, ni l'usage et encore moins le coût. Elle jette un dernier coup d'œil en direction de ses avant-bras et elle découvre que sa chair est reliée par des filaments à des sacs contenant un liquide transparent. Estomaquée, elle pousse un hurlement. Les scénarios les plus sombres lui traversent l'esprit. Elle s'imagine déjà prisonnière d'une banque humaine qui s'apprête bientôt à vendre ses organes. Elle n'imagine pas une seule seconde qu'on puisse lui vouloir du bien. Non, pas à elle. La porte s'ouvre dans un fracas qui fend l'air. Il n'a fallu que quelques secondes pour que quelqu'un accoure. L'individu en question n'est autre que sa voisine. Celle-ci arbore toujours la même expression impassible sur son visage, malgré la hâte avec laquelle elle est arrivée. Elle ne montre même pas une once de joie, bien que la patiente se soit finalement réveillée.
— Pourquoi suis-je ici ? implore Maelys.
— Je t'ai retrouvé inconsciente… le jour qui suivait l'arrivée de ton compagnon.
Elle s'arrête de parler quelques secondes puis elle regarde les bandages qui recouvrent son corps.
— J'ai demandé au docteur d'effectuer un rapport pour porter plainte contre l'auteur de cette… merde, explique Elwyne en fronçant les sourcils et en serrant les poings.
À la simple vu des cernes qui logent sur le visage de la peintre, elle sait que son absence d'émotions n'est qu'une facette, car Elwyne a bel et bien veillée sur Maelys. La victime ne peut pas s'arrêter de la contempler, comme si son image était plus importante que sa propre condition. Elwyne ressent des remords, car elle a laissé sa muse s'aventurer toute seule dans ce cauchemar. Elle aurait dû l'accompagner. Elle aurait dû… faire quelque chose. Mais il est trop tard. Tout ce qu'elle a pu faire, c'est lui prodiguer des soins, à défaut de lui avoir offert ses mains et de lui avoir donné un lieu où s'échapper.
Quand elle avait retrouvé sa carcasse aux portes de la mort, elle avait fait venir de toute urgence un docteur qu'elle semblait connaître. Il s'était occupé d'elle, sans poser de question. Elle avait pris toutes les précautions concernant cette affaire. Lorsque le diagnostic a indiqué que c'était un viol, Elwyne était endiablée. Elle avait immédiatement porté plainte puis envoyé toutes les preuves nécessaires pour que Dante ne puisse jamais vivre en paix, surtout pas après ce qu'il lui avait fait. Elle avait fourni les analyses, les photos des blessures et le rapport médical. Elle a également prévenu le propriétaire de l'appartement où séjournait Maelys qu'il serait dorénavant vide. Le peu qui était en sa possession était maintenant dans des cartons qui décoraient l'appartement d'Elwyne, aux côtés des autres boîtes qu'elle possédait déjà. Cette voisine qui n'avait sûrement pas besoin d'en faire autant, l'a pourtant fait.
Maelys écoute chacune de ses explications, comme si ses paroles étaient un nectar dont elle devait absolument se délecter. Elle se remplit le gosier, oubliant jusqu'à l'enfer qui lui a presque coûté la vie. Quand la blonde termine son récit envoûtant, son interlocutrice ressent une décharge électrique se frayer tout le long de son corps. Elle retourne à la réalité. Elle tombe de haut. Elle se noie dans ses sanglots. Elle se rappelle les coups, les viols et tout ce qu'elle a pu subir. Toutes ces fois où elle n'avait pas le droit de pleurer reviennent vers elle comme un puissant boomerang. Le souffle manquant face au poids des larmes, elle commence à trémuler. Elwyne l'interpelle d'une douceur jusque-là inconnue et mystérieuse. Ses mains se posent contre les épaules de la jeune femme pour la forcer à la regarder.
— Pleurer ne te feras pas prendre un nouveau départ, affirme Elwyne avec fermeté.
— Que vais-je faire maintenant ? Je n'ai aucun diplôme. Je n'ai plus d'endroit où vivre, je n'ai pas d'argent, je n'ai…
La peintre serre les dents de colère, tout en la dévisageant pendant sa tirade pathétique. Elle lui prend la main, noue ses doigts dans les siens, mais resserre son étreinte. Elle fronce les sourcils, vraisemblablement mécontente de ses propos.
— Quel âge as-tu ?
— 23 ans, balbutie Maelys, intimidée.
— Tu as encore toute la vie devant toi. Tu pourrais commencer par suivre des cours à domicile et avoir un travail à côté.
— Vous croyez ?
— Puisque je te le dis.
— Mais…je n'ai pas de travail.
Elwyne pousse un long soupir.
— Tu peux travailler pour moi, si tu le souhaites. Être mon modèle. Nettoyer l'appartement et préparer les repas. Je te paierai, sans déduire le loyer.
— Pourquoi est-ce que vous faites tout ça ? demande Maelys, désarçonnée par tant de bonté.
Elle n'obtient aucune réponse en retour. La blonde demeure placide. Elle ne la quitte pas des yeux ne serait-ce qu'une seule seconde. Ce regard la transperce et la rend terriblement nerveuse.
— Quelle est ta réponse ?
— D'accord, mais il faut m'enlever ces trucs qui me relient aux machines.
— Repose-toi. Tu commenceras quand le docteur jugera que tu le pourras.
Elwyne sort de la chambre, sans émettre un mot. Lorsqu'elle revient, elle porte un plateau-repas. Celui-ci est composé d'un gratin dauphinois, de quelques tranches de rosbif, de crudité et d'un verre de jus de fruits. Elle dépose le tout sur la commode en bois adjacente.
— Mange.
— Pourquoi faites-vous tout cela ? demande la brune, sceptique.
— Tais-toi et mange, supplie la jeune femme.
— Est-ce que je peux vous tutoyer ?
— Fais comme bon te semble, mais avale cette nourriture.
Ne faillant pas à ses habitudes, la blonde s'assoit sur une chaise et commence à esquisser un croquis. Elle tient particulièrement à immortaliser cet instant. Selon Elwyne, il n'est jamais trop tard pour une renaissance. Elle en a été elle-même l'objet. Malgré tout ce qu'elle a pu entendre, elle sait que leurs ailes pourront toujours battre, même déchiquetées. Et ce n'est pas parce que nous sommes incapables de nous envoler à nouveau que cela ne vaut pas la peine d'essayer. La convalescente dévore son repas, comme si sa vie en dépendait. Elle prend à peine le temps de mâcher. Chaque bouchée lui procure une nouvelle fois l'occasion de découvrir des saveurs exquises. Ses papilles ravies, ses sens en extases, elle remercie son hôte en souriant à pleine dent. Un geste qui l'émeut. Un être qui n'a de cesse de l'émouvoir.
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De retour sur terre, l'instant volatil, la porte est frappée de coups frénétiques. Exaspérée d'être tout le temps dérangée lors de ces instants intimes, Elwyne s'y rend de très mauvais poil. Elle prend le soin de fermer la porte où se trouve sa convalescente pour ne pas la déranger. Elle pose son œil émeraude sur l'œilleton pour débusquer l'être qui est en train de fracasser sa porte. Elle y trouve, avec stupéfaction, un jeune homme d'un mètre quatre-vingt-huit. Elle ouvre la porte d'un geste bref. Il se tient droit, les mains dans les poches. Ses cheveux châtains, mi longs et raides, coiffés en queue de cheval sont bousculés lorsqu'il entre sans aucune gêne, comme si ce lieu lui appartenait. Il fronce les sourcils, alors que ses yeux marron clair dévisagent la jeune femme qui se tient devant lui. Habillé d'un costard coûteux, il dédaigne presque d'avoir foulé ce sol crasseux. Elle ne tarde pas à l'insulter et à lui ordonner de partir de chez-elle. Des mots qu'elle n'a jamais dits jaillissent de ses entrailles. Un langage qu'elle n'a jamais tenue en présence de sa muse. C'était une autre personne qui remontait à la surface à chaque seconde sa présence qu'elle considère aussi néfaste que la peste. La convalescente, qui n'a même pas besoin d'écouter aux portes, sursaute en l'entendant hausser le ton de la sorte. C'est la première fois qu'elle perd son calme. Il s'avance vers elle et la coince contre le mur derrière lequel se trouve Maelys.
— Quand est-ce que tu vas arrêter de te voiler la face ? demande le jeune homme, visiblement irrité.
— Ma vie est ici.
— Dans cet immeuble de malfamé ? Ne me fais pas rire !
— Sors de chez-moi, Vladimir.
Il la relâche pour se mettre à errer dans son appartement. Il décortique cette pièce de long en large, tout en critiquant ses mauvais goûts pour la décoration. Ironie du sort ou non, elle ne possède presque aucune décoration. Elle n'a que ses nombreuses toiles et il ne lui faut pas longtemps pour remarquer que la même femme apparaît sur chacune d'elles.
— Est-ce encore une de tes inventions ? demande-t-il d'un rire narquois.
— Cela ne te concerne pas ! Dégage, grommelle la blonde en perdant patience.
— Tout venant de toi me concerne… je suis ton fiancé après tout, affirme Vladimir dans un excès d'orgueil.
Alors qu'il prononce ces paroles qui n'ont de cesse d'enrager la maîtresse des lieux, elle lui flanque un coup de genou aux parties intimes. Blasphèmes et injures à ses noix brisées, elle ouvre la porte puis elle le jette hors de sa demeure d'un coup de pied au ventre. Elle referme cette structure en bois violemment, consumée par la rage. Après quelques minutes à se rouler à terre face à la douleur qui s'est dispersée dans tout son corps, il se relève difficilement. Il sait qu'elle est toujours de l'autre côté, qu'elle attend son départ. Habitué à ses caprices, il dépose une lettre sous la porte. Malgré sa confidence, il sait que certaines guerres sont perdues d'avance. Avant de partir, il se rapproche de la porte et pose sa main contre celle-ci.
— Pourquoi est-ce que tu fuis tout le temps la réalité ? Je veux juste t'aider avant qu'il ne soit trop tard. Tu es si jeune et pourtant…
Elwyne se bouche les oreilles, elle ne veut plus l'entendre. Elle refuse de se faire rattraper par cette réalité qui est un cauchemar éveillé. Des larmes roulent contre ses joues, alors qu'il se décide finalement à partir. Lorsqu'elle s'abaisse pour saisir l'enveloppe, elle n'arrive pas à voir la totalité de son contenu. Tout ce qu'elle parvient à distinguer, c'est un logo en forme de rouage dans lequel se trouve un cœur. Alors qu'elle essaye de marcher pour rejoindre Maelys, elle trébuche sur le sol. Sa vision se trouble et le monde qui l'entoure se met à étrangement à onduler. La porte semble se faire aspirer dans un siphon multicolore. Elle ne distingue plus rien. Tout n'est que vague et ondulation. Les couleurs deviennent vives à outrance. L'aveuglement est assuré pour ceux qui ne supportent pas ce genre de délire psychédélique dont elle est actuellement victime.
Lorsqu'elle relève la tête, elle se tient dans un paysage qui lui paraît familier. Le ciel est grisâtre au nord et azur au sud. Des éclairs zèbres à l'interstice qui les sépare. À côté d'elle se trouve une petite fille qui lui ressemble comme deux gouttes d'eau. Elle est assise sur une balançoire, seule. Mais elle ne donne pas l'impression de l'être. Elle rit et elle discute comme si une entité invisible se tenait à ses côtés. Devant Elwyne se dresse une allée bordée d'arbres aux fleurs de couleur monochromes et aux formes singulières. Difformes à souhait, les tiges se séparent et tombent en lambeaux dès qu'elle s'en approche. Des ronces recouvrent le sol derrière elle, l'empêchant de revenir sur ses pas. À deux cents mètres de son emplacement se trouve une succession de tourelles et de toits anthracite. Le corps de logis de cet immense manoir qui s'étend devant elle est peint d'un blanc immaculé. De l'autre côté de la bâtisse, un jardin à la superficie titanesque garde en son sein une serre qu'elle ne parvient pas à distinguer. De chaque côté, il y a une allée de haie aux innombrables arbustes. Le jaune, le bleu, le violet, le rouge, le rose. Les couleurs redeviennent visibles à l'œil nu, à la différence des fleurs qui parsemaient sa route auparavant. Plusieurs escaliers en pierre naturelle et aux marches très basses se perdent dans cette vaste verdure. Des sculptures de pierre se tiennent au milieu même de cet espace, placées au-dessus d'une fontaine. Parmi elles, il y a un homme, une femme et trois petits garçons. Ces figures rocailleuses regardent en direction d'Elwyne. Elle se recroqueville instantanément sur elle-même tandis qu'un sourire mauvais se dessine sur leurs lèvres, et qu'un craquement se fait entendre. Un écho meurtrier lui répète sans cesse : Menteuse, menteuse, tu n'es qu'une menteuse !
L'écho s'estompe subitement, mais il est rapidement remplacé par le bruit de rouages rouillés. Débute alors une longue cacophonie, jusqu'à que cette même voix recommence à nouveau : Malade, malade, tu es malade !
Elwyne ferme les yeux, convaincue que tout cela va s'arrêter. Au bout d'une trentaine de minutes, cette voix qui enchaîne des propos tels que : menteuse, malade, méchante fille, petite sotte inutile disparaît. Elle tente tant bien que mal de reprendre son calme en effectuant un exercice de respiration. Son souffle saccadé reprend finalement un rythme normal. Elle se décide à retourner dans la chambre de sa nouvelle colocataire, la tête baissée. Maelys scande timidement son nom, à la recherche de son attention. La peintre se rend à son chevet, incapable de discerner ses intentions. La plus petite lui fait signer de se baisser. Elle profite de cette distance pour enrouler ses bras autour de son cou. La peur qui ravageait il y a quelques minutes la peintre disparaît aussi rapidement qu'elle est arrivée. Elle écarquille les yeux face à cette étreinte et au pouvoir qu'elle détient. En temps normal, Elwyne ne « recherche » rien, car elle obtient tout simplement. Et là, elle tremble. Elle qui n'a jamais rien demandé. Elle qui donne tout simplement. Elle trouve, dans ses bras chétifs, toute la chaleur qu'elle désire depuis son enfance. Maelys ne lui pose aucune question sur la scène qui a eue lieu. Elle saura rester à sa place et se contenter de l'instant présent, car après-tout, elle en a également besoin.