CHAPITRE 7

checkpointcharlie

PARTIE 1 - GALETTE ET DÉSARROI CHAPITRE 7

Toute personne qui fait souffrir Kamil mérite mon poing dans sa face.


Non pas qu'il n'ait pas la force de se défendre tout seul... À vrai dire, il en serait tout à fait capable – du moins physiquement parlant – mais il est bien trop gentil. Une vraie serpillière, ce mec. Aucune volonté. Alors d'habitude, c'est moi qui m'en charge pour lui. Mais là, ça risque d'être plus compliqué. Parce que primo, je suis en fauteuil roulant, et deuzio, c'est moi le responsable. Or je ne me vois pas trop me frapper moi-même.


Certes, il a deux ans d'âge mental, il est un peu con sur les bords, il a le tact d'un bulldozer dans un magasin de porcelaine et son euphorie permanente me tape sur le système. Mais c'est mon meilleur ami. C'est comme ça qu'il est et que je veux qu'il reste.


On a eu notre lot de moments difficiles et on les a traversés ensemble. Alors pourquoi je fais tout le temps de mon mieux pour tout gâcher entre nous ? Il est allé jusqu'à me supplier de fêter son anniversaire. Alors qu'il avait juré de ne plus jamais rien organiser ce jour-là. Alors que pour lui, c'est tout aussi dur. Alors que c'est comme fêter l'anniversaire de sa faute si terrible.


J'aimerais m'excuser, mais je sais que ça ne servira à rien. Je ne sais pas quoi dire, à part lui répéter une nouvelle fois que ce n'est pas sa faute, même si mon éternel refrain ne changera rien du tout. On reste à se regarder dans le blanc des yeux. Kamil fixe piteusement ce qu'il reste du blanc des œufs. Allez, ça ne coûte rien d'essayer. Je finis par briser le silence d'une voix douce :


- Tu sais, franchement, tu n'as pas à faire tout ça, Kamil... Pour la millième fois, tu n'es absolument pas responsable !


Il ne dit rien et baisse la tête, peu convaincu. On dirait qu'il va se mettre à pleurer. Pour faire la méga-teuf de la mort, c'est plutôt mal parti. Je n'aime vraiment pas la tournure qu'ont pris les choses.


- Allez, viens. On peut quand même finir nos meringues sans séparer le blanc du jaune. En plus, je suis sûr que plus tard dans la recette il aurait fallu les mélanger !


Un faible sourire se dessine sur ses lèvres avant de disparaître aussitôt.


- Kamil ? Hé, Kamil... Tu vas quand même pas pleurer hein ?

- ...Faut pas que tu te forces si ça va pas bien, hein, Papier... chuchote-t-il avec inquiétude.


Quand soudain, j'ai une idée de génie.


- Ting tang wallah ? réponds-je dans un souffle sensuel.


Je vois une étincelle s'allumer dans le regard de Kamil tandis que je lance promptement notre musique fétiche sur mon téléphone.



 Kamil, magiquement revigoré, imite les voix et commence à danser en renversant de la farine un peu partout. Quant à moi, je fais de vieux mouvements bizarres avec le saladier sur le rythme de la musique. Je sens qu'on va très vite repartir en gros n'importe quoi. Comme la dernière fois. Et la précédente. Non, en fait, comme toutes les autres fois.


Au bout de trente secondes, on est effectivement à brailler tous les deux avec un accent anglais de qualité fort douteuse et en se servant des différents ustensiles comme micros.



- UH EH UH AHAH TING TANG WALLA WALLA BANG BANG

- UH EH UH AHAH TING TANG WALLA WALLA BANG BANG

- DOW DOW DOW DOW

- I told the Witch Doctor I was in love with you

- DOW DOW DOW DOW

- I told the Witch Doctor – passe-moi le sucre st'e plait !

- DOW DOW DOW DOW

- And then the Witch Doctor he told me what to do, he told me UH EH UH AHAH TING TANG WALLA WALLA BANG BANG

- UH EH UH AHAHA TING TANG WALLA WALLA BANG BANG

- Euh... Il y a que du sucre en cubes, c'est grave ?

- Non, ça change rien, mets-le.

- Tu es sûr ?

- Bien sûr que oui ! Tout le monde sait que ça va fondre dans le four !

- You can keep your love for me – nah nah nah – mets ça comme sucre !

- UH EH UH AHAHA! Quoi ? Mais c'est du sucre roux...

- UH EH UH AHAHA ! On s'en fout, mets-le, c'est pareil ! Tout de suite, juste parce qu'il est roux, tu le discrimines !


Kamil éclate de rire. Au fur et à mesure qu'on progresse dans la recette, il redevient normal... Aux dépens du gâteau dont l'état s'empire progressivement, et qui se rapproche de plus en plus du paranormal.


- Où sont les amandes ? Le paquet est presque vide, ça ne suffira pas, je pense !


Les amandes ? Je me tourne vers le paquet, prêt à déclarer qu'on fera avec le peu qu'on a... Sauf qu'on a rien, justement. À part deux ou trois miettes. Merde ! Je n'avais pas prévu ça dans mes plans !


- Hum, l'interrogé-je en m'éclaircissant la voix, les amandes sont vraiment nécessaires ?

- Ben, je sais pas... Je pense, quand même...

- Tu sais, rien n'est indispensable tant qu'on trouve quelque chose pour le remplacer !


Oh, ça sonne bien. Il faudra que je la note, celle-là.


- Tiens, reprends-je, mets des cacahuètes, ça devrait faire l'affaire !


Je m'apprête à lui dire que je viens de voir marqué « Grillées et salées » sur le paquet, mais Kamil a déjà versé les cacahuètes dans le bol. Bon. Tant pis, de toute manière, moi, je ne goûte pas.


- On met quoi comme chocolat ? Blanc ou noir ?

- Noir ça va être trop amer, répond-t-il en grimaçant.

- Bon, tu as fini avec tes allusions racistes ? Ça commence à faire beaucoup ! En plus tu es mal placé pour parlé, le bronzé ! plaisanté-je.


Kamil fait semblant de s'offusquer :


- D'abord je ne suis pas « bronzé », mais j'ai « une peau sexy doucement hâlée par les rayons du soleil » !

- Pfff... Tu lis les magazines de beauté, maintenant ?

- On dirait que toi aussi, puisque tu sais d'où ça vient !

- Je sais aussi que c'est le « pâle teint d'albâtre » qui fait se pâmer les jouvencelles !


Il me dévisage sans comprendre.


- Euh, désolé, moi pas comprendre toi. Parlez français, s'il vous plaît.

- Hà là là, ces immigrés polonais ! Ça vient en France mais ça parle même pas français ! Quelle décadence !

- Pardon ? Est-ce des allusions racistes que j'entends ?

- Je n'oserais pas. Tu as dû mal comprendre... La barrière de la langue ! Tiens, la levure. Mets juste la moitié du sachet.

- Désolé, monsieur l'aryen. Il faut m'expliquer en polonais. Ah, mais je comprends aussi votre langue natale, l'allemand !

- Mec, tu sais que t'es quand même en train de traiter un juif de nazi, là ?

- Ah, mais on trouve des nazis partout de nos jours. Ils veulent même créer leur propre État en France.

- Sérieux ? Un État nazi ?

- Ouais ça fait beaucoup débat... C'est pour les vieux.

- Les vieux nazis ?

- C'est l'euthanasie ! T'as compris ?

- T'es trop con.


On rigole tous les deux à sa blague pourrie comme des idiots.


- Avant que tu continues sur ta lancée de blagues nazies, je te rappelle dans quel pays se trouve Auschwitz ?

- Eh, oh ! On ne va pas reparler de ça ! La Pologne n'a pas collaboré pendant la guerre ! Pas comme la France !


On commence à dériver sur les sujets qui fâchent... Je sens comme une odeur de patriotisme dans l'air. Et de cramé.


- Ach ! Ach ! On n'insulte pas la Mère Patrie ! Achtung pour tes fesses !

- Hou là... Alors, pour le physique, c'est bon, ou plutôt... « C'est blond » ! Par contre, pour l'accent, on voit que tu pratiques espagnol... Tu crois que j'ai mis assez de beurre ?


Je vois où tu veux en venir... Le sujet qui fâche, hein ? Je ne suis pas blond !


- Eh ! Je suis châtain clair !

- Mais oui mon poussin, se moque-t-il en mélangeant la mixture grumeleuse.


Sans me laisser le temps de protester, il me fourre, ou plutôt, il m'écrase un carreau de chocolat dans la bouche. Il laisse son doigt appuyé contre mes lèvres avec un sourire idiot, une caricature théâtrale d'air pseudo-séducteur et l'espoir vainque l'humour et la nourriture garantiront mon silence. Pauvre crédule ! Comme si cela allait suffire à sceller toutes les méchancetés que je m'apprête à vomir !


- Chut... Ne dis rien. Laisse la magie de l'instant. Inutile de me complimenter, je sais, je suis trop drôle pour toi !


Le visage de Kamil est beaucoup plus proche du mien, à présent. Je ne l'avais absolument pas remarqué, mais de près, c'est plus qu'évident. Ses yeux sont encore un peu rougis et gonflés. Il a pleuré. Ou alors, il a fumé de la weed. Non, il a pleuré. Je sais qu'il a pleuré. Abruti.


- Bon, j'ai plein de trucs à te dire, mais j'ai un peu la flemme alors j'en ai choisi trois à t'annoncer tout de suite... Un : je ne suis pas blond. Deux : Je vais recouvrir ton doigt de bave si tu ne le retire pas très vite. Et trois... J'ai une surprise pour toi !


Je ne lui laisse pas le temps d'enregistrer ce que je viens de dire et lui lèche traîtreusement le doigt. Je m'empare ensuite du sachet de farine et lui balance dessus. Un nuage blanc et poudreux se forme, propice aux attaques fourbes.


- Aaargh ! Qu'est-ce que tu fous ?! J'en ai dans les yeux !

- BANZAÏ !! Prends ça ! Attaque du poussin ninja !

- Non ! Pas les guilis ! supplie-t-il d'une voix plaintive.


Toute résistance est inutile. Je connais son point faible : juste en dessous des côtes.


- Ha ha ha ! Papier, espèce d'enfoiré ! Arrête ! Ha ha...


Kamil se tortille dans tous les sens et entreprend de se venger en ripostant avec ce qu'il reste de farine. J'essaie de l'éviter sans grand succès – quelle surprise – et me retrouve recouvert de poudre blanche de la tête aux genoux. Le polonais a repris du poil de la bête et est bien décidé à en découdre.


- Oh, je vais te décolorer les cheveux façon farine, ma blondasse, tu vas voir un peu ! Un truc à faire jaloux tout Stockholm ! L'heure de la vengeance a sonné !


Celle du micro-ondes aussi. La sonnerie stridente de l'appareil retentit, nous rappelant un léger détail... On l'avait peut-être oublié, mais on était en train de cuisiner, à la base. D'une même voix, on s'exclame :


- Oh putain, le beurre !

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