CHAPITRE 9

checkpointcharlie

PARTIE 1 - GALETTE ET DÉSARROI CHAPITRE 9

Je me précipite pour sortir le beurre que nous avions abandonné à son sort dans le micro-ondes. Lorsque j'ouvre la porte, une épaisse fumée noire me prend à la gorge. L'origine de la mystérieuse odeur de cramé est donc élucidée. Le beurre ne ressemble plus du tout à du beurre, c'est devenu une espèce de croûte marronnasse recouverte de cloques frétillantes. Autant dire que cette pâte pustuleuse ne donne pas très envie. En plus, elle colle bien au fond du bol, elle s'accroche, comme pour nous prévenir qu'on ne doit pas l'incorporer à notre galette. Je racle de plus belle. J'ai abandonné tout espoir en la réussite de cette recette depuis bien longtemps... Non, en fait, je n'ai jamais eu d'espoir. J'incorpore les copeaux de brûlé à notre mélange. Dans l'ensemble, ça se fond bien avec le reste.


Cette merde à vraiment, vraiment l'air dégueulasse. Et je parle en connaisseur.


Nouveau problème épineux : la farine. Ce n'est pas qu'on n'en a plus, c'est que la quasi-totalité du paquet est répandue sur le sol, la table, nos vêtements... À croire qu'il a neigé. Tiens, d'ailleurs Kamil en a sur le nez, ça lui donne un air encore plus stupide.


- Kamil,t'as de la farine, là.

- J'en ai surtout dans l'œil, répond-t-il d'un ton de reproche tout en se frottant énergiquement, ça fait super mal !

- Ben tiens. Comme ça t'auras les yeux rouges pour quelque chose.


Il baisse la tête et ne répond rien. Ce n'était peut-être pas très subtil, mais merde, quoi. Est-ce que je pleure, moi ? Non. Pourtant j'aurais plus de raisons de le faire. Sans un mot, je rassemble la farine éparpillée sur la table et l'ajoute à la chose qui fait honte au mot « galette ». Je tends à mon ami le bol porteur de la molécule qui sera sans aucun doute responsable de la prochaine épidémie de gastro. Ou de zombies. Ou des deux.  Avec un large sourire, il étale ce qui ressemble à s'y méprendre à du vomi à demi digéré dans un moule à cake. Oui, je sais, un moule à cake, je n'ai pas trouvé d'autre plat.


- Et voilà ! Elle est pas belle, notre galette ?

- Non. Elle ressemble à rien.

- Okay, on a peut-être eu quelques problèmes qui lui donnent pas un physique avantageux, mais tu sais quoi, je suis sûr qu'après qu'elle sera cuite, ça va aller mieux !


Il avance d'un pas cérémonieux vers le four, et dépose solennellement l'abomination à l'intérieur. Il appuie sur le bouton et attend devant... Sauf que rien ne se passe. Il réessaie, en vain. Le four refuse de s'allumer. Brave four, sauveur de l'espèce humaine. Au pire, moi je ne goûte pas, je m'en fiche. Je m'approche pour tester moi-même, on ne sait jamais. Kamil serait bien capable d'être con au point de ne plus savoir utiliser mon four. Toujours aucune réaction de la part de l'appareil. Zut, alors. Quel dommage. Je crois bien qu'on va devoir jeter tout ça à la poubelle. Quelle perte pour l'humanité, vraiment.


- Bon. Le four ne marche pas, on dirait. Poubelle ?

- Oh non, non, Papier ! Ça me ferait mal au cœur de jeter tout ce travail !

- Si tu préfères, tu peux la manger crue, mais là, tu vas aussi avoir mal au ventre. Et pendant au moins deux semaines.

- On peut le cuire au micro-ondes, sinon !


Oh, Kamil ! Enfin une idée intelligente ! Tu vois, quand tu veux, tu peux ! Tu vois, là, maintenant, je suis fier de toi.


Mais comme les ennuis ne sont jamais loin, une question apparaît dans mon esprit. Le thermostat. Comment est-on censés régler le thermostat. Je scrute le micro-ondes. Aucune trace de la mention « thermostat ». Et puis d'abord, ça veut rien dire, thermostat !


- On règle le micro-ondes comment ? me demande Kamil.

- Je sais pas, y'a rien marqué...

- Mais de toute manière, on peut pas changer la puissance, non ? On peut juste changer la durée... Donc il suffit de mettre un très long temps !


Miracle ! C'est la journée, on dirait ! Il n'a jamais sorti autant de trucs intelligents et utiles à si peu d'intervalle ! À croire qu'après seize ans d'existence, Kamil Kamiński a enfin appris à utiliser son cerveau correctement ! Amen !


On règle donc le micro-ondes sur trente minutes. Il va falloir prendre des précautions, je n'ai pas envie de recommencer un nouvel incident type purée de carottes au jambon. C'était quelque chose, la purée de carottes. Je n'aurais jamais pensé qu'elle exploserait. Ni que le jambon pouvait prendre la consistance de chewing-gum. Ni qu'un micro-ondes pouvait être aussi chiant à nettoyer. Je profite de ce bref moment de répit pour souffler un peu. C'est que c'est fatiguant, mine de rien, de faire de la merde. Mais bon, ça fait passer le temps.


- Bon, eh bien, maintenant qu'on a fini, je propose qu'on...

- Mais on a pas fini, Papier ! La crème anglaise ! Il faut faire la crème anglaise !


Je lève les yeux au ciel. Et c'est reparti...


Quelques minutes de bataille avec la gazinière plus tard, je pose la casserole de lait sur le feu. Courage, c'est bientôt fini. Je m'éloigne avec un grincement étrange. Mais cette fois, ce ne sont pas mes roues. C'est juste que j'ai rien mangé depuis hier soir. Je me tourne vers Kamil.


- Bon, je sais pas toi, mais il est onze heures, et moi, j'ai grave la dalle.

- Moi aussi, mais attends un peu, on mangera la galette ensemble !

- Ha ha... Jamais. Plutôt mourir. Va me couper du pain au lieu de dire des conneries.


Il s'exécute, en fredonnant l'air de "Witch Doctor" à mi-voix. Je le surveille du coin de l'œil. On ne sait jamais. Il pourrait se couper un doigt, ou je ne sais pas, faire exploser le pain. Finalement, après cinq bonnes minutes de lutte acharnée, plusieurs tentatives ratées de coupage de tranches informes et quelques injures en polonais, Kamil me tend une tartine dégoulinante de confiture avec un grand sourire.


- Tiens. Les femmes d'abord !

- Aha aha. Ta gueule.


Trop d'altruisme en lui, vraiment. Et trop d'humour. Je tente tant bien que mal de récupérer son aimable cadeau sans m'en mettre sur les doigts, mais vu comme il s'est appliqué, j'ai très peu de chances d'en ressortir indemne. La tronche qu'elle tire, cette tartine, quand même. On dirait qu'elle regrette d'exister. Le pire,c'est que Kamil a probablement voulu donner le meilleur de lui-même. Enfin, personne n'est parfait... Quoique certains plus que d'autres.


Mais bon, c'est l'intention qui compte. Je croque dans la tartine avec insouciance lorsqu'une soudaine brûlure me saisit à la gorge. C'est l'intention qui compte, mon cul ! Il a juste l'intention de me tuer ! Il faut que j'arrête de traîner avec ce type, c'est un aimant à poisse ! En plus, c'est toujours pour ma gueule !


- Kamil, murmuré-je d'une voix étouffée, tu peux me passer de l'eau ?


Calme-toi, Pierre. Ne t'énerve pas. Ne gâche pas l'ambiance une fois de plus. Respire. Ce n'est pas de sa faute, ne le blâme pas, tout le monde peut confondre du piment confit et de la confiture. C'est vrai, après tout, ça s'écrit presque pareil. Enfin, il est un peu con, quand même. Je réitère ma demande avec un sourire crispé.


- S'il te plaît, grouille-toi...


Pendant que tu restes là, les bras ballants, moi je brûle ! Et pas d'amour pour toi ! Ma bouche se consume, je crois bien que ma langue est en train de fondre ! Les larmes me montent aux yeux. Kamil se dirige vers le robinet et commence à remplir un verre d'eau. J'entends comme un bruit bizarre. Le lait. J'avais totalement oublié le lait. Or la casserole est en train de se prendre pour le Vésuve.


Et c'est ce moment-là que choisit mon portable pour sonner.


Je l'extirpe de ma poche avec difficulté. Mais qui peut bien être le con qui m'appelle à une heure pareille ? Kamil n'ayant aucun téléphone dans la main, je ne vois pas trop. Je consulte l'écran et mon sang se glace quand je vois s'afficher les mots « Appel entrant : Maman ».


Adieu, monde cruel. Je décroche, fébrile.


- Allô,mon poussin ?


C'est la journée, on dirait. Je sais pas ce qu'ils ont tous avec ce surnom, en plus, je ne suis même pas blond ! Sauf des fois, un peu, en été, j'ai des petits reflets, mais là, on est en octobre, je suis tout ce qu'il y a de plus châtain.


- Pourquoi tu m'appelles maintenant ?

- J'ai reçu un appel du lycée... Tu n'es pas venu en cours ?


Son ton guilleret n'était qu'une couverture. Elle va me tuer. Me dépecer vivant. Elle a appelé pour me dire de rédiger mon testament. Ma vie est finie. De toute manière, j'ai perdu foi en la vie. Je suis tellement fatigué de ma vie que je n'ai même plus la force d'inventer un mensonge.


- Non... Je suis à la maison, avec Kamil.

- Je vois... À vrai dire, je m'y attendais un peu. Je te ferais un mot d'absence. Mais c'est juste pour aujourd'hui... Ça n'a pas intérêt à devenir une habitude !


Miracle ! Comme quoi Dieu existe peut-être !


- Non, non, promis !En plus, c'est lui qui m'y a obligé, moi, je voulais vraiment aller au lycée !

- Mouais... Vous ne faites pas de bêtises, au moins ?


Je lance un regard circulaire pour évaluer l'ampleur des dégâts. Un œuf écrasé sur le sol. Une couche de cinq millimètres de farine sur toutes les surfaces planes. Des traces de mains couvertes de chocolat sur les murs. Deux chaises par terre. Le siphon de l'évier bouché par la croûte du beurre mutant. Une tartine collée sur la vitre – une minute, d'où elle sort, celle-là ? Un sachet de cacahuètes éventré. Le lait qui bout de manière apocalyptique. Le gaz qui fait un drôle de sifflement à cause des éclaboussures. Du beurre sur la lampe. Un bol renversé sur la table, qui, cela dit, est dans un piètre état. L'eau qui commence à déborder du lavabo à cause du siphon bouché. Le micro-ondes qui tourne toujours, avec je-ne-sais-quoi à l'intérieur. Et Kamil qui hurle.


Franchement, ça va. Un coup d'éponge, et il n'y paraîtra plus.


- Qui, nous ? Mais absolument pas ! Tout se passe à merveille !

- Super. Je voulais te dire que je...


Je n'entends pas la fin de sa phrase, les cris de Kamil couvrent sa voix.


- Bon, Kamil, tu peux la mettre en veilleuse deux secondes ? Y'a ma mère qui...


C'est à ce moment précis que je me rends compte qu'il n'y a pas que ma bouche qui est en feu.


Il y a aussi les rideaux.

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