Cherche grand malade pour relation durable

Thierry Kagan

J’habite une tour moderne où la considération pour les habitants est à la hauteur de celle portée aux déchets autres qu’humains.

Tout comme les passagers de chair et d’os - du moins à moitié tout comme - les poubelles ont leurs ascenseurs sur le palier. A sens unique et vers le bas, ces descenseurs ont vanté leurs mérites aux académiciens payés au trait d’union pour se faire baptiser « vide-ordures ».

Aujourd’hui, je suis pris de sympathie pour un sac rempli de deux jours d’immondices et pour un autre, dans lequel j’ai vidé mon bac à plastiques gras du bide, tétra pak gouttants et spams papiers.

Je décide donc de changer le moyen de transport de mes deux outres ménagères et de leur faire découvrir mon énorme appareil.

Sur le palier, j’attends le vide-humains.

Les portes s’ouvrent. Une apparition !

La délicieuse du 15ème, elle-même embompouinée de 2 sacs translucides, gonflés jusqu’à la gorge de rebus forcément peu glorieux. A mon instar, à gauche porte-t-elle une conjonction de détritus honteusement périssables. A droite, ceux promis à un avenir flamboyant pour la planète.

Malgré toutes les cochonneries que je fais subir en fantasme à cette femme une très furtive fois avant mes Kellog’s du matin, j’affiche un sourire d’une candeur juvénile à faire rager un psychiatre de la mondaine.

Une fois encabiné, je me retourne illico vers la sortie, mon émotion ne tardant pas à flirter avec les 23 centimètres de compétition que j’affiche sur Meetic (qui ne sont en fait que 18 et en plus, en tirant dessus).

Bien qu’il n’y ait - en cette situation spongieuse – aucune création de masse corporelle, que n’arrive-t-il pas quelques instants après le court redémarrage de l’appareil ? Comme s’il y avait surcharge, celui-ci se bloque, nous secouant tressauteusement tous les 6, elle, moi et nos 4 sacs.

Mon inspiration virile passe subitement aux 3 cm et demi que je ne peux cacher à mon docteur référent. La voisine glousse aussi vite – mais aucun rapport - et moi, je triture le bouton d’appel de détresse, en vain puisque personne ne répond à part mon ongle qui se brise.

Je me retourne vers elle.

Son portable ne passe pas. Nous sommes isolés de la civilisation. Nous nous retrouvons donc face à face et sacs à sacs, moi, la bave aux commissures - mais à l’intérieur, elle, les commissures pas plus humides que ça, à mon grand dam.

Stupeur attendrissante : il n’a pas fallu 30 secondes pour que nos appendices en pastique ne se soient rapprochés les uns des autres. Un peu comme l’ont vécu si gentiment Pongo et Perdida, les deux chiens adultes et consentants des "101 Dalmatiens", lorsque leur maître et maîtresse se croisèrent dans la rue. Les sacs, pourquoi les en empêcher ?

Qui serait assez cruel pour contraindre l’impulsion de 4 poubelles en passe de s’adonner aux jeux et feux de l’amour.

Inspiré par cet élan sensuel - leur ivresse à l’air libre laisse imaginer les orgies qui habitent les bennes une fois les couvercles clos ! – la femme et moi nous rapprochons-nous l’un de l’autre. Mécaniquement, nos deux corps – surtout le mien – se collent au point que nous lâchons nos 4 protégés pour nous occuper de nous.

S’en suit une étreinte presqu’aussi sonore que celle de nos détritus s’épanchant à cœur joie sur le paillasson de la cabine. Au bout des 15 secondes folles enfin passées de l’imagination à la réalité, nous nous ressaisissons – surtout moi - et contemplons avec stupeur les ébats contrenature qui s’offrent à nous.

Croyez-le ou pas : voir une brique de lait, les 4 rabats en l’air, s’envoyer avec une peau de banane endeuillée par la perte de sa substantifique pulpe n’a pas manqué de raviver une vigueur dont je ne me croyais capable.

Et donc, comme disait mère-grand au père du copain de mon père, de « remettre le couvert ». La voisine eut donc - et pour 20 secondes au moins cette fois-ci -, le souffle à nouveau pas du tout coupé. Mais à nouveau, quand même !

Soudainement, l’ascenseur redémarre.

Juste le temps pour la femme et moi de nous rhabiller et de nettoyer par terre, tout se présentant à nous sous la forme de binômes aussi inattendus que bocal et sopalin, emballage et bolognaise, prospectus pour liquidation de tapis et os à moëlle dépourvu de moëlle et bien sûr, j’en passe. Tout ce beau monde est réintégré indifféremment dans un sac ou dans l’autre, la voisine comme moi n’ayant néanmoins la dureté de cœur de séparer les couples.

Les portes s’ouvrent au -1.

Nous nous dirigeons tous deux vers le local poubelle, le pas léger et les doigts visqueux. J’ouvre l’accès. La lumière est tamisée par une boule à facette unique qui fait son boulot dans un coin du plafond. De la musique qui bouge, celle du gardien, nous parvient étouffée comme à la sortie d’une boîte de nuit mal isolée. Ca ne sent rien tellement ça sent fort. Les détritus sont éparpillés sur le sol ou collés aux murs. Ca remue et geint de partout !

Une grande poubelle, noire, maquillée de roulettes en couvercle, nous accueille. Elle baille du bec et nous lance, en physionomiste euphémistiquement limitée du bulbe : « Désolée, jeunes gens. C’est une soirée privée, ça ne va pas être possible. » Nous laissons donc nos sacs à l’entrée.

Et nous en retournons d’un pas pressé, direction… la mairie.

Sans mot dire, ni main dans la main. Une fois là-bas, au guichet du 2ème étage, la préposée aux unions me demande nos noms. Je donne le mien mais laisse la femme répondre par elle-même. Comment saurais-je le sien, on n’a pas échangé un mot ?

En repartant, dans l’ascenseur de la mairie, nous nous regardons… nous nous rapprochons l’un de l’autre.

Nous sommes un peu nus sans nos sacs poubelles.

Puis, de notre bouche, sort de concert l’à peine galvaudé : « Pour le meilleur… et pour le pire ! ».

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