CHIFFON ROUGE

Christophe Dugave

Cette nouvelle est parue avec 15 autres textes dans le recueil "Nord sur blanc" chez Lignes Imaginaires en 2016 (ISBN 978-2-9523340-3-7), © Lignes Imaginaires/C. Dugave 2016.

‒ Hook ! Au pied ! Donne ! hurla Kenneth.

Aussitôt, le chien s'immobilisa, docile, vint s'asseoir aux pieds de son maître et relâcha sa prise. Le jeune garçon flatta la grosse tête gonflée de poils où s'accrochaient encore des tapons de neige. L'husky, levant sa truffe luisante, lui jeta un regard attentif, le considérant de ses yeux couleur de ciel du nord.

‒ Sage !

Haletant, Hook trépignait, se frottant contre l'enfant qu'il bousculait sans vergogne, trop impatient de reprendre le jeu. Son haleine enfumait l'air humide et glacé, traçant des volutes irisées dans la lumière décroissante de fin d'après-midi. Kenneth ramassa la balle et Hook en profita pour lui lécher le visage. Le garçon écarta l'animal sans ménagement.

‒ Arrête Hook, tu m'mouilles la face ! Y fait trop fret !

Un vent glacé venu de l'Atlantique balayait l'espace dénudé du parc Mapleton resplendissant sous ses trois pieds de poudreuse, mais le chien n'en avait cure. C'était son monde, celui des bancs de neige et du grand froid venu du Nord. L'hiver était une vieille connaissance, son ami de toujours.

S'éloignant de quelques mètres, le chien se dressa sur ses pattes arrière comme un ours, reculant petit à petit, à la limite de l'équilibre, prêt à saisir la balle au vol. Il la manqua de peu lorsque Kenneth l'envoya rouler sur la croûte glacée qui recouvrait la neige profonde. Le jeune garçon éclata de rire en voyant Hook crever le fin glacis et brasser dans la poudre légère. Il admira la puissance de sa course tandis que le chien de traineau bondissait en projetant des nuages de neige aussitôt dispersés par les bourrasques hivernales. Hook était vraiment un animal formidable ! Kenneth ne pouvait qu'admirer sa puissance, son aisance presque surnaturelle qu'il devait sans doute à ses origines : la légende Tchouktche ne voulait-elle pas que l'husky soit le fruit des amours de la lune et du loup ?

 Le soleil se couchait derrière la chevelure folle d'un petit bois mêlé de saules et de bouleaux. Déjà, les réverbères s'allumaient dans le crépuscule rosé, soulignant le lacis complexe des rues. Le garçon regarda sa montre et soupira : il était temps de rentrer.

Kenneth et son chien regagnèrent la zone résidentielle et traversèrent Frampton lane. L'enfant marchait d'un bon pas suivi de Hook qui trottinait en flairant de-ci de-là, prenant la direction de la vaste maison où la famille Simard avait élu domicile, à quelques kilomètres du centre-ville de Moncton. Parfois, Kenneth  ralentissait et bottait dans les tas de neige pour la plus grande joie du chien qui sautait, babines retroussées. Il mordait alors à pleines dents les tas de poudre blanche qui s'éparpillaient au gré des caprices du vent et de la route à la surface damée incertaine.

Au coin de Frampton et de Meadowdale drive, Hook s'immobilisa soudain. Kenneth vint le rejoindre et fronça les yeux. Il distinguait un bout de tissu rouge émergeant d'un monticule de neige, un morceau d'étoffe analogue à celle dont on fait les anoraks… Déjà, Hook grattait et mordillait, tirant sur le tissu et Kenneth dut le repousser pour voir de quoi il s'agissait. A son tour, le garçon creusa frénétiquement, devinant l'amorce d'une manche. Il imaginait, sans trop y croire, qu'émergerait bientôt une main bleuie par le froid, mais rapidement, le morceau de tissu libéré de son linceul glacé se révéla vide de tout occupant. Kenneth soupira : ce n'était qu'un vulgaire coupe-vent, sans doute abandonné là par un gamin et enfoui par la souffleuse. Ou alors il appartenait au vieux Ben qui vivait dans le parc en été. Kenneth n'avait jamais beaucoup apprécié le clochard qui n'avait pas toute sa tête et lui faisait un peu peur quand il se mettait sur son chemin par simple malice ou désœuvrement. Hook avait compris les sentiments de son maître à l'égard du bonhomme et, lorsqu'il le voyait, il grognait et montrait les crocs malgré son naturel débonnaire. Mais à présent, le vieux Ben n'errait plus dans les rues, réfugié dans un centre de l'Armée du Salut ou bien faisant la manche dans un complexe commercial surchauffé du centre-ville.

Kenneth regarda le morceau de tissu d'un air pensif tandis que Hook le reniflait en gémissant : les manches avaient été à demi arrachées et la capuche manquait. S'il avait effectivement appartenu au Vieux Ben, il ne lui serait plus d'aucune utilité à présent.

Soudain, le jeune garçon recula en criant et en agitant le morceau d'étoffe devant le nez du chien. Hook se jeta dessus et arracha sans difficulté la guenille rouge des mains de son maître car, dressé sur ses pattes arrière, le chien dominait le jeune garçon qui n'avait pas encore douze ans.

‒ Chique-le Hook ! s'écria Kenneth. Mords ! Mords ! Tue ! Tue !

Il n'avait jamais utilisé cet ordre, mais Hook semblait avoir compris, retrouvant d'instinct ses réflexes ancestraux. En moins d'une minute, il réduisit en pièce le coupe-vent et Kenneth fut obligé d'intervenir pour qu'enfin le chien abandonnât sa proie réduite à un amas de lambeaux écarlates couverts d'écume. En plus d'être un chien formidable, Hook savait se battre même s'il y était peu enclin d'ordinaire. Mais lorsqu'il mordait quelque chose, il ne le lâchait plus et méritait bien le sobriquet anglais de "Hook" qui signifiait "Crochet".

Ils jouèrent encore un peu jusqu'au pied du perron. En rentrant dans la maison, ils furent accueillis par Maman qui leur jeta un regard sévère.

‒ Kenneth, sais-tu quelle heure il est ? Je m'inquiétais…

Ce n'était pas une question mais une remarque toute alourdie de reproches. Son petit accent transparaissait davantage lorsque la mère de Kenneth, anglophone native du Nouveau-Brunswick, exprimait son anxiété ou son énervement. A l'inverse, Kenneth avait, malgré son patronyme anglophone, un accent québécois bien marqué qu'il devait à sa prime jeunesse montréalaise.

J'étais pas loin, M'man, s'empressa de répondre le garçon. Et puis, je risquais pas de trouble : Hook était avec moi.

Maman esquissa un petit sourire entendu.

‒ En parlant de Hook, il serait plus à sa place dans le garage. Il va salir tout le carrelage et les invités arrivent dans moins d'une heure pour le party de Noël !

‒ Oh, Mom, s'te plait, protesta Kenneth d'un air implorant, on avait dit que Hook pourrait passer la nuit avec nous aut'… C'est une soirée ben spéciale !

‒ C'est vrai intervint monsieur Simard, arrivé sur ces entrefaites. On pourrait peut-être faire une exception pour cette nuit... Mais dès demain soir, retour au garage !

‒ Oh, Merci P'pa !

Et sans laisser aux adultes le loisir de changer d'avis, Ken fila entre les bras tendus de son père, suivi de Hook qui se laissait contaminer par la joie spontanée de l'enfant.

Maman essaya de reprendre son air contrarié et souffla avec une mauvaise humeur feinte :

‒ En attendant, comme tu n'étais pas là, Betty et Tom m'ont aidée à mettre la table ! Je croyais que c'était ta mission…

‒ J'ai oublié, Mom, répondit Kenneth d'un air penaud.

Et pour s'excuser, il déposa en passant un bisou papillon sur la joue maternelle.

‒ Monte prendre ta douche puis viens m'aider, histoire de te rattraper !

Le garçon n'hésita pas une seconde et fila à l'étage, trop heureux de s'en tirer à si bon compte. Personne ne se fâcherait ce soir. Cette veillée de Noël s'annonçait sous les meilleurs auspices.

* * * * *

Personne, sauf peut-être Kenneth, ne comprit jamais pourquoi après le repas de fête, alors que les invités hilares réclamaient la distribution des cadeaux, l'husky de la famille Simard se jeta à la gorge du maître de maison. Le chien, pourtant, semblait sommeiller paisiblement, ne venant importuner personne sauf peut-être son jeune ami qui lui glissait discrètement dans la gueule quelques reliefs du festin. Rien n'avait annoncé cette subite perte de contrôle. Il était certes un peu remuant, c'était un animal robuste à l'impressionnante musculature, mais il n'avait jamais inquiété quiconque, pas même les autres chiens du voisinage. D'ailleurs les Simard qui avaient emménagé à Moncton l'année passée bénéficiaient déjà dans le quartier d'une réputation de famille sans histoire.

On pensa que la bête réveillée en sursaut avait pris peur, surprise par l'arrivée de monsieur Simard qui, pour la circonstance, s'était travesti en Père Noël, barbe immaculée et costume rouge frangé de fausse fourrure blanche. Et malgré les cris, les ordres, les efforts et les coups, le paisible chien de traineau, soudain métamorphosé en redoutable tueur, se refusa à lâcher prise avant d'avoir réduit en pièce la livrée écarlate.

© Lignes Imaginaires/C. Dugave 2016, Dépôt préliminaire chez copyrightfrance.com - http://lignes-imaginaires.fr
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