CHOCOLAT

nyckie-alause

180g de chocolat noir 6 œufs 10cl de lait 80g de sucre + 4 cuillerées de sucre glace 2 grosses cuillerées de farine blanche 80g de beurre (salé!)

 Elias aime préparer le gâteau au chocolat. Il aime le chocolat, l'odeur du chocolat et tout le reste.

En premier lieu, il sort la tablette, la soupèse bien que son poids soit imprimé en gras sur l'emballage. Quand je le regarde faire, la manière qu'il a de la tourner entre ses mains, de soulever délicatement le papier brun en en faisant lâcher les points de colle dans un petit claquement à peine perceptible juste avant de le déplier sur la table de la cuisine dont le bois a presque la même couleur. Je ne sais pourquoi il lisse ainsi le papier en plaçant bien en son milieu la briquette argentée qui ne dévoile ses secrets qu'en dessinant contre son gré le quadrillage des carrés cachés au regard. D'un geste assuré Elias déploie l'aluminium qu'il défroisse. La masse presque noire de la tablette apparait, majestueuse et amère, dure d'être resté enfermée dans le noir si longtemps. Le chocolat. Elias le caresse et le hume. J'ai l'impression que c'est devenu une habitude, une sorte de rituel : il fait trainer l'ongle de son index dans le sillon central et, quand il relève sa main c'est pour sucer avec délectation les minuscules copeaux qui s'y sont formés. Avec délectation. Il n'a pas vu que je le regarde alors il se permet de le faire une seconde fois.

— Je te vois !

Il sursaute légèrement honteux puis me sourit. Et comme je fais mine de vouloir le rejoindre dans la cuisine, il me chasse d'un geste en disant « tout à l'heure »… Aussi je me rassieds dans le fauteuil d'où je peux l'observer sans qu'il fasse attention à moi, dans l'ombre du salon.

Du bruit dans la cuisine. Le réfrigérateur qui lâche un soupir et autorise la libération des œufs, du beurre, d'un citron qu'Elias vient de prendre dans le tiroir à légume. Le tiroir des plats qui claque plus fort que le tiroir d'épicerie. Simplement entendant ses sons, je sais qu'il vient de sortir le plat de cuisson, les deux bols de préparation, la boîte de sucre et quelques instruments indispensables pour la réalisation de la recette.

Les coquilles brisées, les blancs et les jaunes séparés contre leur gré, un petit juron pour illustrer la réticence de certains à abandonner leur milieu d'origine. Le sucre qu'il verse en pluie sur les jaunes, sans mesurer sans se tromper. La musique des fils métalliques du fouet à main qu'il utilise pour battre le mélange, « au blanc » a-t-il pour habitude de me dire, alors que le résultat mousseux de l'exercice est d'un beau jaune écru. 

Pour fondre le beurre, Elias le place dans une tasse qu'il met dans le four micro-onde : une petite sonnerie et l'ouverture de la porte dégage dans l'air de la maison cette odeur si caractéristique, presque capiteuse du beurre chaud que traverse discrètement des effluves maritimes.

« Le beurre salé fait ressortir du chocolat des saveurs qui sans cela risqueraient de nous échapper » précise-t-il presque à chaque fois.

« Ding » fait l'alerte du four pour signifier qu'il est à la bonne température, qu'il est temps de s'y mettre si on veut pouvoir manger ce gâteau à l'heure du thé.

Dans la cuisine, le mouvement s'accélère, les objets semblent prendre possession de l'espace à grand bruit, jusqu'à leur chute fatale au fond de l'évier. Et là, attaque la batterie électrique, le second fouet, celui qui transforme en neige épaisse la glaire du blanc des œufs dans le bol en inox. Un silence pour le sucre glace et le concert reprend pour cesser sur une vibration et une chute des accessoires dans le bac.

C'est le moment que je préfère, l'attente de l'odeur du chocolat.

La tablette est restée tout ce temps sur la table et le rayon de soleil qui pénètre entre les lames du store lui a apporté une brillance onctueuse sur le bord exposé.

Pour cette dernière opération Elias pourrait briser le chocolat à grands coups, taper la tablette sur le bois de la table, en gros morceaux inégaux. Mais non. Avec une délicatesse d'artiste et comme en s'excusant il brise la tablette en carreaux, en suivant scrupuleusement ses lignes de fracture. Il dépose les morceaux dans la casserole, sur ce fond de lait qui envoie en retour quelques éclaboussures qui dégouline le long des parois. Du bout du même index que précédemment, Elias récupère sur le papier d'aluminium, les miettes de chocolat, d'un doigt humide et gourmand.

Je ne le vois plus mais j'entends l'eau couler, glissement, frottement, clic-clic du piezzo. Le choc sur la croix du brûleur de la casserole qu'il y pose avec une nouvelle vigueur.

Il sifflote tout en tournant régulièrement le chocolat en train de fondre. 

C'est le moment que je préfère, l'odeur du chocolat en train se se liquéfier en lançant dans la cuisine des rubans de parfums qui arrivent à s'échapper pour me rejoindre.

Je sais que ce n'est qu'après avoir coupé le gaz sous le chocolat qu'il incorpore les deux cuillerées de farine dans la préparation. Ensuite, avec une délicatesse délicieuse, il verse, sans cesser de tourner, la crème brune du chocolat fondu. La spatule récupère les dernières traces et laisse la casserole comme neuve. Le mélange obtenu pourrait paraître, pour un néophyte, granuleux, pas très homogène, mais c'est là qu'est le miracle.

Elias se saisit des blancs en neige pour les faire glisser dans le bol précédent où ils s'écrasent dans un choc mat. C'est un moment magique quand, en gestes larges, Elias soulève avec le fouet le chocolat caché au fond du pot qui, libéré, se révèle en marbrures inégales et sauvages. Une lutte où il n'y aura pas de perdant, où le chocolat gagne en volume et la neige en parfum.

Arrivé à ce stade, Elias n'attend plus. Quelques coups de spatule experts et l'appareil glisse dans le plat de porcelaine blanche, la porte grince, la porte claque.

C'est le moment que je préfère, l'odeur du chocolat qui semble disparaître puis s'échappe du four en fragrance solaire.

Je sais ce qu'Elias s'apprête à faire, je le sais mais pourtant aujourd'hui je ne le rejoins pas, je reste tranquillement assise au fond de mon fauteuil profitant pleinement de l'attente. D'abord il repasse soigneusement la spatule en silicone sur les parois du bol car il y reste toujours quelques traces qu'il saisit de la pointe des dents avant d'en lécher les ultimes reliefs. Et hop ! Tout cela rejoins la vaisselle sale. Il ne reste plus que le fouet, et ce fouet, il le garde toujours pour la fin. Il s'en saisi comme d'un trophée, il le brandit et le tourne devant ses yeux pour juger de la couleur et de l'importance du mélange qui s'est accroché à ses fils. Puis il attaque. Cela demande une certaine compétence : passer les brins les uns après les autres entre ses lèvres sans que rien ne subsiste sur la commissure de la bouche gourmande ; lécher à coups de langue les derniers reliefs piégés dans l'étoile noire du croisement des fils ; envoyer l'instrument propre rejoindre le bac de lavage. S'en suivent la musique  rythmée de l'eau qui coule, le « pschitt » du savon qui gicle son odeur de citron, du « flllush » de l'éponge pressée…

— Elias, n'as-tu pas oublié le zeste de citron ?

— Non, non, me répond-il, rieur. 

Laconique. Sa réponse est laconique, un soupçon interrogative, laissant entendre une nouvelle surprise.

Le silence, comme si la cuisine avait été désertée sans que je m'en rende compte. Je suis aux aguets jusqu'à saisir ou plutôt inventer, pour combler le vide, le glissement soyeux de la chiffonnette qui transforme en miroir la surface éclaboussée de l'évier.

Quelques nouveaux sons : le chuintement de la bouilloire, les tasses sur les assiettes, les couverts en argent découverts dans le fond du tiroir, l'eau versée en pluies successives, le four ouvert et refermé, juste le temps de saupoudrer le gâteau de sucre glace et de … Oui, c'est ça, l'odeur vient par ici, les zestes du citron, c'est pas bête !

C'est le moment que je préfère, l'attente de la sonnerie aigrelette annonçant la fin de cuisson.

C'est l'instant où Elias va apparaitre dans le contre-jour et que son ombre sera sur moi avant qu'il ne s'approche. Le plateau tendu devant lui comme un présent. Le rituel de l'installation sur la petite table de la vaisselle sur de petits sets brodés souvenir d'un voyage.

C'est le jour que je préfère, le dimanche, le jour du chocolat.

C'est l'heure que je préfère, l'heure où l'on doit allumer les lampes dans le salon alors que le soleil pénètre encore dans la maison par la fenêtre de la cuisine.

C'est le paradoxe que je préfère, le gâteau brûlant où le premier coup de couteau va provoquer un jet de vapeur et le bruit cristallin des glaçons dans la théière qui, comme chaque dimanche, à l'heure du thé, abrite du café en train de glacer, sa surface encore troublée par la poussière de cannelle.

Elias juge de la température de chacun des mets, une main caressante sur le ventre de la théière, une main survolant la surface poudrée du gâteau. Et ce n'est qu'à l'issue de cet examen qu'il décide s'il verse le breuvage avant de couper le gâteau, ou le contraire.

C'est le moment que je préfère.

La boisson est fraîche, mais à peine plus fraîche que l'air que je respire. Passée la barrière de mes lèvres entrouvertes elle gagne des espaces dont je n'ai la conscience que quand  les cavités naturelles sont comblées. Sa saveur dépose une caresse sur ma langue ; elle se glisse discrète, s'insinue, gagne du terrain, imprime une persistance longtemps après que l'impression de glissade le long de l'œsophage a disparu. La légèreté du café auquel subsiste une trace rugosité et l'arrondi du bâton de cannelle dont la poussière n'a laissé qu'un parfum volatil, une respiration de bois et d'épice.

Pour parfaire l'expérience, avec deux doigts, comme une pince, je me saisis d'une bouchée du gâteau au chocolat qui, trompeur et fourbe, me cache bien son jeu, faisant croire aux gourmands qu'il n'est que légèreté.


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