clavicules

miyukisan

Je glisse dans les draps, et déjà, sa chaleur a inondé la couche, en une nappe qui atteint déjà ma place. Je l’arpente, lentement, du bout des doigts pour dessiner de nouveau dans ma mémoire la cartographie de son continent. Mon index furtif et timide reconnait la texture fine, douce et ferme de sa peau tiède. Ses taches de son se sont estompées. Elles semblent se nourrir du soleil d’été. Elles sont devenues discrètes et se prêtent seulement aux regards attentifs. Parfois, une aspérité accroche mon ongle, un léger accident de relief qui ne demande qu’à exister au passage de mes doigts indiscrets, puis qui disparaît de nouveau dans le néant. Il veut dire quelque chose, entrouvre la bouche, mais, doucement, je le réduis au silence en appliquant délicatement mon index, devenu autoritaire, sur son arc de Cupidon savamment dessiné. Un jour, il a y une éternité, un ange, lui ayant confié les secrets de l’Univers, a du faire de même, pour qu’il ne les divulgue pas à l’âme humaine, encore imparfaite et peu apte à comprendre ces révélations. Sa peau d’enfant en devenir, encore malléable, en a conservé la trace, et mon doigt s’insère à merveille dans ce creux adorable, malgré la barbe naissante qui a bien du mal à dissimuler le contour précis de cette accolade carminée. Mon index se pose là, quelques temps en suspens. Résigné, il a fermé les yeux et attend patiemment, la suite des événements.

            Alors mon index repart en exploration, le long de son cou. Il rencontre la carotide, juste là, qui affleure à la surface. Ce fleuve bleu, vital, palpite régulièrement au rythme de ses pulsations cardiaques. Ses eaux tumultueuses apportent tout ce dont a besoin le noyau central, où réside le potentiel d’action, là où tout se décide. Mon doigt se pose là, quelques instants, à l’écoute de ses battements biologiques, signe de vie. Je compte en moi, les mouvements inlassables de ce métronome naturel, réguliers. La peau se soulève à chaque fois et laisse passer le flux de vie. Ce pouls chamanique et enivrant me rappelle cette première soirée inoubliable au bord du lac. Quelques temps, je me laisse aller aussi à ce décompte implacable qui nous rapproche tous, peu à peu du néant futur, lorsqu’il s’arrêtera. Un sentiment de paix monte en moi, à cette idée, pourtant macabre, qui apparait sur l’écran de mes pensées. Puis, je reprends ma promenade tranquille. Mon index a déjà dévalé le creux du cou, et se dirige, avec langueur, vers l’épaule. Intriguée, j’interromps ma délicieuse épopée pour faire plusieurs fois le tour d’une proéminence qui n’a pas lieu d’être sur une carte anatomique ordinaire. Juste avant le commencement de l’épaule, une cal osseuse se dresse là, à l’extrémité de la clavicule, d’une hauteur d’un bon centimètre, et d’un diamètre de deux, au moins. Une originalité biologique que je n’avais jamais encore rencontrée. Curieuse, je dégage délicatement du drap, l’épaule gauche, pour aller voir si ce singulier bourgeon existe et répond à la règle de symétrie axiale. Et je découvre une autre dune, légèrement plus petite, exactement à la même place que sa jumelle posée, de l’autre côté, sur la clavicule droite, par Dame Nature. Une ravissante étrangeté cartographique, qui m’entraine vers toute sorte de spéculations, scientico-mysthiques. Je me demande s’il s’agit là, d’une saillie qui entame sa croissance, ou de l’ultime trace d’un membre, qui, n’ayant plus aucune utilité dans l’environnement présent, achève sa disparition.

Des théories darwiniennes farfelues se bousculent au fond de mon crâne, et, avec un plaisir non dissimulé, j’échafaude des plans sur la proéminence hasardeuse. Peut-être s’agit-il d’une déformation de l’acromion, ou d’une boursoufflure à l’extrémité de la clavicule, qui, en réaction au port de fortes charges, a développé ce cal pour se défendre des frottements trop importants. Lors de nos discussions nocturnes, il imaginait avoir exercé la profession de sherpa dans une vie antérieure. Ces cals en seraient les vestiges.

Peut-être a-t-il été victime d’une fracture ancienne de l’épaule, qui aurait provoqué cette excroissance. Je me rends très vite compte que cette hypothèse ne tient pas car une seule épaule serait affublée d’une telle étrangeté. Tout en caressant ce bouton, au centre de toutes mes préoccupations, j’opte pour deux théories dans lesquelles se mêlent poésie, art et science. J’imagine qu’il s’agirait là, du vestige des ailes d’un ange déchu, qui, tombé sur terre pour dieu sait qu’elle raison, aurait perdu définitivement l’usage de ses ailes, qui se sont atrophiées. Ou encore, pourquoi pas, il pourrait être un futur ange en attente de ses ailes, en cours d’élaboration, pour quitter la terre. Des ailes, dans le prolongement de ses bras, qui partiraient des omoplates, et bourgeonneraient à la surface de sa peau, qui bientôt, serait déchirée par leur croissance. Voler, le fantasme de tout homme, qui s’évertue, avec une ôpiniatreté époustouflante, à transcender les lois de la gravité, à dépasser sa condition humaine, a été de nombreuses fois imaginé, dessiné, étudié, jusqu’à ce que le rêve devienne réalité, par le biais de subterfuges motorisés, ou pas. Léonard de Vinci, au fait de l’anatomie animale et humaine, avait fait un progrès pictural notable en peignant des ailes prolongeant les bras de l’ange de l’Annonciation, jusque là, mal harnachées dans le dos de chérubins potelés, comme des accessoires théâtraux emplumés et irréalistes, incapables de voler. Près d’un siècle, plus tard, en 1555, Pierre Belon, offrait à la communauté scientifique de l’époque, une planche d’anatomie comparée entre un oiseau et un homme. Il est troublant de constater, lorsqu’on observe ces deux planches, autant de similitudes osseuses. Il faut garder à l’esprit que l’homme, l’animal, possèdent tout deux les mêmes origines : cette cellule primitive, baignant dans une soupe fertile, qui a muté, s’est diversement transformée, pour donner toute sorte de forme de vie. C’est en me remémorant les travaux de ces deux esprits chevronnés que je bâtis cette théorie gothique.

Emportée par mon imagination féconde, et satisfaite par mes hypothèses, élaborées dans le silence serein et la caresse hypnotique de cet index qui ne se lasse pas de faire le tour de l’excentrique excroissance, je veux lui faire part de ma théorie fumante. Je débute mon discours sur le ton solennel et convaincant de la trouvaille certaine. Les yeux clos, il ne répond pas. Sa respiration, devenue ample et régulière, me surprend et m’indigne presque. J’avais oublié l’Homme au profit de ce détail cartographique, sur lequel je me suis appesantie de longues minutes. Un moment d’une extrême langueur, au cours duquel il espérait peut-être autre chose, des frôlements suggestifs qui aurait déployé en lui, les ailes du désir. Lassé par cette interminable attente et sans doute bercé par mes interrogatifs effleurements, il a fini par s’endormir.

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