Conte de Noël 2016 épisode #8

Christophe Terral

Un conte de Noël comme un calendrier de l’Avent, à effeuiller du 1er au 24 décembre. Un feuilleton. Une fable moderne. Voici mon cadeau pour célébrer cette fin d’année.

épisode #8 – temps de lecture : moins de 5 mn

Il devait absolument la prévenir. Trouver le moyen d'entrer en contact avec elle. Et lui dire d'arrêter. Mais Dieu qu'elle était belle ! Comment trouverait-il le courage de l'aborder ? Et une fois le contact établi, le plus difficile resterait encore à venir : lui parler. Sans bégayer. Une épreuve insurmontable, tout responsable de la sécurité qu'il était – « car non Lambert, ne vous en déplaise, je ne suis pas juste un vigile mono neurone à tête de tueur. Je suis res-pon-sable de la sécurité des quinze étages de cette tour. Moi aussi je dirige une équipe. Moi aussi je donne des ordres. Moi aussi je rapporte directement auprès du secrétariat général du cabinet. »

La vérité, c'était que Goran ne se sentait pas prêt. Pas tout de suite. Pas maintenant. Il lui dirait dans quelques jours. Après que Lambert aura rencontré Faouzi. Goran savait que les deux hommes avaient rendez-vous le surlendemain ; c'est lui qui s'était chargé de rappeler le galeriste pour arranger les détails de leur entrevue. Il ne faisait aucun doute qu'à son issue, s'en serait fini de sa couverture. Lambert comprendrait et Goran serait démasqué dans l'instant. Pourtant, malgré les risques encourus, il ne pouvait se résoudre à la quitter ainsi. Il voulait profiter d‘elle. Encore un peu. C'était plus fort que lui. Il voulait profiter encore du spectacle qu'elle lui offrait chaque matin sur les écrans de contrôle de son bunker. A croire qu'elle ignorait la présence des quinze caméras de surveillance réparties sur toute la surface de l'étage, deux par îlot, plus cinq dans les espaces de circulation et de détente. Chaque soir, son rituel était sensiblement le même. Quasi immuable.

Un peu plus d'une heure durant, les yeux rivés sur son mur d'images, Goran suivait en différé le moindre de ses gestes, de ses mouvements, accompagnait chacun de ses déplacements d'un poste de travail à l'autre. Onze exactement. Tous différents chaque soir. Sauf un. Le dernier. On aurait dit qu'elle dansait, glissant avec une grâce irréelle entre les box, évitant les armoires d'un affolant mouvement de bassin, virevoltant avec fluidité entre chaises et fauteuils, les bras ouverts, prête à s'envoler. Elle semblait comme en apesanteur, mue par une énergie céleste. Une transe divine qui la reliait au plus subtil comme au plus lumineux en elle.

Elle commençait toujours par dénouer le foulard qui couvrait sa longue chevelure d'ébène. Elle penchait alors la tête en arrière, se cambrait, les coudes tirés vers le haut, la gorge offerte. Puis elle posait ses longues mains délicates sur ses tempes avant d'agiter doucement son épaisse toison pour lui redonner vie. Ses bras redescendaient ensuite le long de son corps avant que ses mains ne défassent un à un les boutons de sa blouse. Avec une infinie précaution, elle la déposait sur la poignée de son chariot, s'approchait de la table choisie ce soir là pour exécuter son rituel et du bout des doigts de sa main gauche, lentement, elle saisissait chacune de ses précieuses perles de sagesse avec une extrême délicatesse. Alors seulement, ses écouteurs dans les oreilles, elle choisissait le bon morceau dans son lecteur MP3. Puis s'élançait à travers l'espace d'un geste ample, aérien, telle une ballerine emportée par le rythme de l'orchestre.

Dès qu'il arrivait, vers 7h, le cœur battant, les mains fébriles, Goran se précipitait vers sa console pour sélectionner les enregistrements de la nuit. Il disposait de peu de temps devant lui. Dès 8h15, son équipe le rejoignait dans le couloir de son bureau pour le briefing quotidien. Malgré son excitation, il prenait toujours grand soin de vérifier qu'il n'oubliait aucune source, appelant successivement les unes après les autres les archives de chacune des quinze caméras du quatorzième étage. Ses doigts courts et épais couraient sur le clavier avec une dextérité stupéfiante. Il manipulait comme aucun autre toutes les fonctionnalités du logiciel. Une fois les fichiers ouverts sur l'écran de son moniteur, il positionnait le compteur temps de chaque séquence sur les mêmes coordonnées : 22h40, l'heure à laquelle elle délaissait son chariot de ménage pour se concentrer sur l'exécution de sa seconde mission. D'un glissement de souris, il faisait défiler l'ensemble des images en accéléré jusqu'à 23h30 très précisément. « Par chance, son rituel est réglé avec une précision d'horloger. Ou cette fille est surentraînée ou elle possède des dons particuliers » se réjouissait Goran. Puis en quelques clics droits et manipulations, il procédait enfin à l'opération la plus délicate : il découpait les quinze extraits incriminés, les enregistraient sur une clé USB et raccordaient entre elles les pistes amputées en veillant à les ajuster parfaitement. Le tour était joué. Les scènes compromettantes avaient disparu comme par magie. Seul bémol : il ne pouvait intervenir sur l'horloge digitale incluse dans chaque plan, sauf à recréer une séquence virtuelle de toute pièce. Il n'en avait ni le temps ni les compétences. Et qui le remarquerait ? «  Je vous attends de pied ferme Lambert. Vous pouvez toujours débarquer à l'improviste. Je vous ai volé une heure... une toute petite heure de pas grand chose. Je vous flanque mon billet que vous n'y verrez que du feu. »

Après chaque séance de montage, Goran se calait en position inclinée dans son fauteuil, ouvrait les fichiers stockés sur sa clé USB, baissait l'intensité lumineuse de la pièce et savourait sa récompense. Trente minutes avec elle. En tête à tête. Elle et lui. Seuls au monde. A la regarder danser la vie. Et l'éclabousser de sa joie rayonnante.

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