Conte de Noël 2016 épisode #9 #10

Christophe Terral

Un conte de Noël comme un calendrier de l’Avent, à effeuiller du 1er au 24 décembre. Un feuilleton. Une fable moderne. Voici mon cadeau pour célébrer cette fin d’année.

épisodes #9 #10 – temps de lecture : moins de 8 mn

Nora ne dirait rien à Toinette. Après tout, elle était libre de recevoir qui elle voulait chez elle. Elle l'entendait d'ici. « Tu as ramené chez toi en pleine nuit un inconnu qui passe ses journées dans les couloirs du métro ? Un vagabond quoi… Tu as perdu la tête ma petite fille ou bien ? Et s'il t'avait sauté dessus en pleine nuit pour abuser de toi ? Ou t'égorger ? Tu es complètement inconsciente ! Sans compter que ces gens là trimballent toutes sortes de maladies… Tu es certaine qu'il ne t'a rien volé ? Comment ça tu n'as pas vérifié ? Regarde tout de suite s'il ne te manque rien… Et tu as pensé à moi ? Non bien sûr ! Qu'est-ce que je deviens moi s'il t'arrive quelque chose ? » Inutile de l'inquiéter. Mais était-ce vraiment ce qu'elle lui aurait dit ou Nora ne cherchait-elle pas plutôt à se rassurer, en prêtant à sa vieille voisine et tendre amie les craintes qui l'assaillaient à présent, maintenant qu'Ismaël avait accepté son invitation à se faire héberger pour la nuit ? Dans quelques minutes, ils seraient chez elle.

Toinette et Nora partageaient le même palier d'un rez-de-chaussée surélevé, dans une petite résidence de trois étages, au bout d'une impasse oubliée. Pour la plus grande joie de Nora, des herbes folles y avaient élu domicile et colonisaient le vieux mur en pierre qui séparait le cul-de-sac de la voie ferrée. Enfin, ce qu'il en restait. C'était un bout de ligne abandonnée désormais en friche, autrefois centre de maintenance pour locomotives et automotrices. Le bâtiment principal avait souffert bien que toujours debout et son accès avait été condamné par crainte d'un accident. En réalité, pour éviter surtout que des squatteurs ne s'y installent. Et ne viennent entraver les ambitieux projets immobiliers que la ville affichait en grand sur d'immenses panneaux publicitaires à l'entrée de la zone. Des rails qui conduisaient à l'immense halle aujourd'hui effondrée ne restait qu'un semblant de mémoire, encore imprimé ici ou là au sol entre les rares traverses en bois rescapées du pillage dont les lieux avaient fait l'objet ces dix dernières années. Depuis l'impasse, une vieille porte en métal usé permettait d'accéder à ce que Nora appelait « La Ruine » comme d'autres possèdent un château.

Avec l'aide et les précieux conseils de Toinette, elles avaient aménagé une longue bande de jardin potager, dont une partie s'abritait à l'ombre du mur les jours de plein soleil, leur assurant à toutes deux des récoltes d'un incroyable rendement. C'est que Toinette n'avait pas son pareil pour parler aux fleurs et aux légumes : elle avait expliqué à Nora qu'elle conversait avec les esprits de la Nature, de précieux aides jardiniers invisibles qui travaillaient avec elle en secret et se pliaient à ses demandes. Encore fallait-il qu'elles soient clairement exprimées. Qu'importe si Toinette y croyait vraiment ou non ; les résultats étaient là. Dès l'arrivée des beaux jours, les voisines traversaient l'impasse et prenaient leurs quartiers d'été à « La Ruine ». Au fil des ans, à force de travail et de récup en tout genre – qui un parasol défraîchi, qui une chaise sans dossier ou un fauteuil au pied cassé, un transat élimé ou une poubelle publicitaire en forme d'esquimau géant - elles en avaient fait un véritable petit paradis urbain. Leur oasis.

Seule crainte : que le programme immobilier de la mairie ne mette un terme définitif à leur expérimentation sauvage d'agriculture urbaine. Pour le suivi du dossier, la spécialiste, c'était Toinette. Elle avait commencé par éplucher l'ensemble des délibérations du conseil municipal avant de se plonger avec avidité, pour ne pas dire gourmandise, dans celles relatives à l'instruction de la demande des permis de construire. Les fameux « PC » dont elle rebattait les oreilles de Nora à longueur de temps, la bouche pleine de cet acronyme dont elle faisait exploser le P avec une fierté sonore non dissimulée. Par chance, une association locale de protection de l'environnement avait déposé un recours contre deux des « PC » devant le Tribunal administratif. L'affaire traînait en longueur depuis bientôt deux ans. Prolongeant d'autant leur usufruit de contrebande sur ce bout de terre annexé en toute illégalité. A bientôt quatre-vingt-quatre ans, Toinette, l'ancienne petite main modèle d'une grande maison de couture, longtemps effacée, si sage au fond de son atelier des beaux quartiers, avait désormais décidé d'entrer en rébellion. Et de réveiller « la pirate qui dors en moi depuis l'enfance. Si tu m'avais vu à l'époque Nora, trop droite dans ma blouse bien ajustée, le chignon parfait… Pas une mèche ne dépassait. Vaillante à la tâche… Je n'ai jamais rechigné… On disait, j'obéissais… Alors que j'ai toujours rêvée d'être une Marquise des Anges moderne, insoumise et rétive. Libre. Et bien voilà ! Mon heure a sonné. J'assume enfin d'être une pirate. »

Finalement non, Toinette ne pourrait certainement pas lui reprocher d'avoir tendu la main à Ismaël. Au contraire se disait-elle, alors qu'ils arrivaient devant l'entrée de la résidence. Il était tard et malgré leur fin de soirée revigorante à la terrasse de La Belle Époque – mais comme elle avait ri. Ri comme cela ne lui était pas arrivé depuis si longtemps. Comme une enfant, à pleins poumons, avec une innocence et une légèreté qu'elle croyait pour toujours perdues – Nora était épuisée. La journée avait été longue. Durant le trajet entre le café et son appartement, ils avaient peu parlé, laissant un silence religieux s'installer entre eux. Comme si le fou rire partagé quelques minutes plus tôt les avait ensuite dispensé de toute parole inutile, de tout verbe superflu. Ils avaient marché quinze bonnes minutes dans le froid piquant de la nuit, à bonne distance l'un de l'autre. Malgré le poids de son gros sac de randonné sur le dos, Ismaël avait proposé à Nora d'alléger celui de son lourd cabas en le lui confiant. Elle avait décliné poliment et ils avaient continué à cheminer d'un bon pas, toujours en silence. Au début de l'impasse, Nora fit un signe à Ismaël en direction du petit immeuble qui se dressait à son extrémité.

- Voilà… c'est ici… lui indiqua Nora.

- Qu'est-ce que c'est calme ! J'ai l'impression d'être tout sauf en ville. On se croirait dans la rue d'un petit village de campagne. Dans le sud.

- C'est vrai. C'est ce qui m'a plu. Je me sens bien ici. A l'abri du monde, de l'agitation et du bruit… Et encore, tu n'as pas tout vu.

Ils longeaient à présent le mur de l'impasse dont Nora, par habitude, ne pouvait s'empêcher de caresser les pierres pour la plupart déjointées. Elle pensait à ses plantes d'hiver, là, derrière, à couvert sous leur paillis et leur protection de vieux chiffons – encore une idée de Toinette, dont la science horticole avait décuplé depuis qu'elle s'était enfin décidé à surfer sur Internet. A nouveau, un morceau de silence épais s'était glissé entre Ismaël et Nora.

- C'est… c'est vraiment gentil de m'accueillir pour la nuit… Merci Nora.

- De rien Nicole ! lui répondit-elle dans un éclat de rire.

Ne t'emballe surtout pas. Je préfère te prévenir. Ne t'attends à rien de rare. Mais pour ce soir au moins, tu auras un vrai toit, un lit et tu dormiras au chaud.

- Et tu n'as pas peur de recevoir comme ça chez toi… un mec que tu ne connais même pas ?

- Ah tu ne vas t'y mettre toi aussi, s'entendit-elle lui répondre. Enfin… je veux dire… oui, bien sûr… ce serai légitime… enfin… humain je veux dire, bafouilla-t-elle pour se rattraper.

Allez entre et ne fais pas de bruit. Je voudrais éviter de réveiller tout l'immeuble. Surtout ma voisine de palier.

- Tu as honte de ramener un homme chez toi Nora ? lui murmura-t-il à l'oreille en souriant.

- Honte ? De quoi ? mentit Nora.

Je ne veux pas qu'elle soit jalouse si elle te voit, c'est tout, s'amusa-t-elle pour masquer la gêne provoquée par la question d'Ismaël.

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