Contemplatif

nat28

Projet Bradbury - Semaine 27

                Soixante-douze. Mon petit ticket indique le numéro soixante-douze. Je jette un œil à l'affichage lumineux et je compte le nombre de guichets ouverts : quatre. Le "quarante cinq" apparaît, en petits points rouges... Je ne suis pas sorti. Et je suis ravi.

 

                J'adore attendre. Je ne sais pas d'où me viens cette passion, mais je n'aime rien tant que de me poser sur une chaise métallique, froide et dure, pour ne rien faire, restant là, placidement, jusqu'à ce que mon tour arrive. Je me sens comme une vache dans un champ, entre deux passages de train, calme et détendu. Je n'ai à me soucier de rien, et j'ai une bonne excuse pour m'extraire de la folie du monde : un petit morceau de papier arraché à un distributeur rouge vif régit ma vie pour les minutes, parfois les heures, à venir.

 

                Je parle très peu de cette caractéristique un peu étrange de ma personnalité autour de moi. La plupart du temps, les gens ne me comprennent pas. Certains membres de ma propre famille me regarde bizarrement quand je leur narre un de mes après-midis fantastique dans une salle d'attente bondée. Mon père admire ma patience, ma femme me prend pour un dingue. A vrai dire, je me fiche de leur avis, l'attente encadrée étant le plus souvent une activité solitaire. Je dois juste supporter mes proches lors de la récupération des bagages à l'aéroport ou sur le quai du métro : c'est supportable.

 

                Pourquoi la plus majorité de l'humanité n'apprécie-t-elle pas ces instants vides qui, par petites touches, viennent ponctuer leur existence ? Soyons réalistes, nous vivons à 100 à l'heure, roulant à fond dans nos voitures pour ne pas manquer nos rendez-vous bien souvent abrégés par une quelconque obligation de nos interlocuteurs. Tout va plus vite. Tout va trop vite.

 

                Je me souviens de ma rencontre avec mon épouse, de nos longues promenades dans les parcs, des lettres envoyées patiemment rédigées, des missives reçues relues jusqu'à en connaître leur contenu par cœur... Et ce frisson incomparable lors de notre premier baiser, tant attendu. Quand je vois ma fille passer d'un homme à l'autre sans prendre le temps d'apprendre à découvrir son rendez-vous du jour... J'ai de la peine pour elle, elle manque quelque-chose.

 

                Loin de moi l'idée de comparer le romantisme aux heures perdues pour faire tamponner un formulaire par un employé de la sécu. Cependant, une impression fugace m'envahit parfois. Je me dis que la folle course en avant qu'est devenue ma vie me prive de moments de recul, de respirations, de minutes creuses et improductives durant lesquelles mon imagination se réveille.

 

                Dans une salle d'attente, je me perds dans mes pensées ou je m'amuse à imaginer la vie des personnes qui attendent aussi, autour de moi. Une femme accrochée à son portable devient une chef d'entreprise trop sollicitée, un homme silencieux se transforme en agent secret, un papa arrivant à calmer son bébé malade me paraît être un magicien...  Et quand je ne suis pas inspiré, je me replonge dans des souvenirs heureux, et je souris béatement au milieu de tous ces gens au visage fermé par la frustration.

 

                Pour moi, attendre seul est une bénédiction, tandis qu'attendre avec une autre personne se transforme rapidement en cauchemar. Je dois supporter les soupirs et les récriminations de mon accompagnateur, qui, en plus d'être inutiles, me coupe de mon monde intérieur. Je tente parfois d'entamer une conversation neutre, sur la pluie et le beau temps par exemple, afin d'éviter tout risque d'augmentation du stress de mon interlocuteur, ou, si je suis d'humeur moins conciliante, j'oriente mon binôme vers la pile de vieux magazines qui traine toujours dans un coin pour pouvoir me replonger dans mes pensées. Ca ne fonctionne pas à chaque fois.

 

                Les diodes du panneau d'affichage indique désormais le nombre "soixante". Chouette, j'ai encore un peu de temps devant moi. Un peu de temps pour moi.             

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