Couleur d'un effluve

Christian Lemoine

Ces odeurs, ces remontées d'enfance ; de tels souvenirs qui feutrent le déplacement des images et assouplissent la rigueur de l'actuel. D'aucuns prétendent la mémoire olfactive comme étant la plus ancienne. Et de fait, des impressions surgissent, d'un temps ou d'un ailleurs hors de saisie, mais qui remuent au plus profond, dans ce profond des rouages organiques qui agissent hors de contrôle et s'autorisent ainsi à jouer avec les perceptions afin que toute distance soit abolie entre présent et passé. L'acuité des émotions ignore les décennies. Ces odeurs, ces couleurs. L'une vient se mêler à l'autre, en synesthésie douce et troublante. Cette couleur, ce vert clair aperçu soudain, dans un éclair contemporain, présent à la seconde vécue, mais détaché de lui-même ; et le voilà qui vole dans l'espace, vient ouvrir large la perception pour que palpite en résurgence inattendue un même vert, mais combien plus ancien, et d'un autre support. Et, de ce vert jailli en fantôme furtif à quelque carrefour, un autre se convoque. Il est fuyant d'abord. Puis le flot se déverse. Les couleurs, les odeurs. Elles s'éveillent ensemble, symphonie brutale et cependant pacifique : sucres, encaustique, fruits d'été, produits d'entretien ; cahiers, boîtes diverses ; un peu d'alcool, vin à bon marché, des paquets de lessive ou d'âpres chaleurs de pain. Les senteurs en confusion d'une épicerie de campagne, telle qu'elle renaît, bien que fermée depuis longtemps. Les étagères, le comptoir de bois au zinc lustré, les cageots de légumes débordant sur des supports de métal blanc. Et parmi les bricoles et les joujoux bigarrés, une petite pochette de crayons de couleur.

Signaler ce texte