Cynthia, N°2334

Möly Mö

Essai récit d'anticipation

On vint la chercher un matin, elle s'en souvenait encore très bien car ce jour-là un soleil immense brillait dans un ciel bleu incroyable; elle avait eu cette impression de n'avoir jamais vu un ciel comme cela auparavant.
Il faisait simplement beau. Et la surprise d'être demandée si tôt sans qu'on ne lui ait préalablement expliqué pourquoi, avait du la décontenancer. Le souvenir avait donc été exacerbé, tout comme le bleu du ciel et le soleil de ce matin-là.

Habituellement, elle quittait son domicile à 8h30 pour rejoindre la classe; elle y allait en vélo car elle appréciait
de pouvoir se balader en y allant et en rentrant. Elle n'aimait pas vraiment se retrouver entassée au milieu des autres
dans un bus; la sensation du corps d'un autre contre elle ne lui plaisait pas. Le contact sensoriel, la chaleur corporelle,
le toucher, l'odeur...tout ça macérant dans un lieu clos. Cela la répugnait quelque peu.

A vélo, elle respirait l'air frais, elle laissait ses yeux vagabonder de maison en maison, d'arbre en arbre et elle aimait le contact indirect des rayons du soleil réchauffant le sommet de son crâne; elle aimait la pluie qui ruisselait le long de son cou quand elle se faisait surprendre par la météo. Ce qui arrivait rarement car les chargé.e.s de la météo étaient des professionnels formés depuis leur quinze ans. Mais on était jamais à l'abri d'une erreur. "L'erreur est humaine" avait-elle déjà entendu, un vieil homme avait un jour murmuré cela à une vieille femme sur le marché aux fruits et légumes. Elle avait
alors retenu cette expression, qu'elle trouvait marrante, même si elle n'était pas réellement juste.

Ce matin-là, donc, une équipe des chargés de gestion et d'organisation de la ville était venue la chercher.
Deux femmes et un homme, ils lui avaient demandé de ne pas poser de questions jusqu'à être arrivée dans les locaux de l'organisation. Ils avaient vérifié qu'elle portait bien son bracelet de reconnaissance d'identité, avaient vaguement jeté un œil à son logement sans y trouver quoique ce soit de suspicieux. Puis, ils étaient partis à bord d'une voiture noire aux vitre teintées.

Durant le trajet, la femme au volant lui demanda de déclarer son identité à voix haute pendant que l'homme sur le siège passager vérifiait sur son bracelet si elle déclarait la bonne identité.
- Ma dénomination est Cynthia, Numéro 2334, produite en 2002. Je vis dans le secteur orange, bâtiment C3, route AK 70.


L'homme lui rendit son bracelet et fit un signe de tête, approuvant les informations données par Cynthia. Le trajet
fut silencieux, Cynthia ne se sentait ni menacée, ni à l'aise. Elle ne savait pas quoi penser en fait, c'était perturbant. Mais elle se trouvait avec des agents de la ville, tout de même. Dans tous les cas, ces personnes n'étaient pas violentes puisqu'elles ne devaient pas être perturbatrices.


Elle savait quelle équipe était chargée de faire régner l'ordre et la sécurité, et usait de force et de violence au besoin. Ils portaient des uniformes rouges et des casques. Et évidemment, des armes. Elles étaient discrètes et petites  afin d'empêcher les vols. Mais ça n'arrivait jamais car les vols étaient hautement punis et le vol d'armes, appartenant à l'équipe de l'ordre; étaient passibles d'un retrait de bracelet d'identité et d'un bannissement à vie de la ville. Cynthia en eut froid dans le dos...Elle se demandait parfois où allaient réellement ces personnes et comment elles survivaient. La ville la plus proche d'ici se trouvant à des centaines de kilomètres, la zone les séparant n'était qu'un grand désert, aucune végétation, aucun bâtiment, aucun être vivant. Du moins, c'est ce qu'elle imaginait selon ce que les équipiers professeurs de l'ordre et de la sécurité leur apprenaient pendant leur cours de citoyenneté et devoir.

Quand ils arrivèrent dans les bureaux, on la fit attendre dans un couloir; elle s'assit sur une chaise. Un homme se tenant derrière un bureau lui informa qu'elle allait attendre quinze minutes, qu'elle irait ensuite se changer dans une des pièces à sa droite et qu'un employé du service de l'hygiène et la santé la recevrait ensuite. Il lui sourit, Cynthia fut surprise mais cela lui fit du bien, puis il lui murmura:

- Tu n'as pas à t'inquiéter, tout va bien...On peut même dire que tu es chanceuse!

Et il lui fit un clin d'œil amical. Ce genre de démonstration était rare entre habitants, Cynthia en fut touchée mais elle était encore plus intriguée sur ce qu'on était en train de lui réserver comme sort. Quinze minutes plus tard, elle entra dans une sorte de vestiaire dans lequel elle se changea pour enfiler une combinaison de soins, sous laquelle elle devait être nue. Puis, une employée de l'hygiène et des soins la reçut.

- Bonjour Cynthia, dit la femme avec un grand sourire en lui tapotant l'épaule

Cynthia répondit un bonjour timide.

- Tu vas me suivre, on va faire quelques examens; rien d'inquiétant ce sont des examens de routine. Après cela, tu vas
être reçue par la gestionnaire de la ville, Marlène, et ses deux équipiers chargés de gérer le service d'ordre et de sécurité ainsi que son équipière chargée de l'orientation et du travail, et le chargé de bien-être et psychologie.

Le cœur de Cynthia se mit à battre la chamade, elle allait rencontrer Marlène, la gestionnaire. Elle ne l'avait vu qu'en photo dans les classes mais jamais en vrai, parfois sur les écrans d'informations et de distractions des salles audiovisuelles mais pour la rencontrer, il fallait une bonne raison.

Cynthia  n'avait que quinze ans, a priori, on n'avait
rien à lui reprocher alors que pouvait-on bien vouloir à une adolescente tout juste diplômée de la sortie des classes?

L'étape des examens médicaux se déroula bien, Danielle, l'employée; lui confirma qu'elle était en bonne santé, que rien d'anormal n'avait été détecté comme elle s'en doutait. Peut-être un peu de nervosité, avec une tension légèrement élevée, mais elle mit ça sur le compte du stress au vue de la situation. Elle fit se rhabiller la jeune fille et la  dirigea vers la salle d'attente.


Un immense plafond avec d'étranges dessins, des visages taillés dans la pierre du bâtiment; des fresques impressionnantes au mur, des représentations d'êtres humains au milieu de ville, de champs, datant probablement d'il y avait une centaine d'années. Des tableaux, des photos datées. Cynthia n'en revenait pas, jamais elle n'avait vu pareille architecture sauf
dans les reportages d'histoire vu en classe. Elle se tenait debout, l'air béat, devant ce qu'elle trouva alors magnifique et émouvant. Elle avait devant elle des traces de ses ancêtres, des bouts de passé, des souvenirs du XXIème siècle. Aucune
trace de ces temps lointains n'existaient encore au cœur de la ville, ses yeux brillaient d'émotion.

Une porte s'ouvrit alors, Cynthia reconnut le chargé des documents officiels et d'organisation du planning de Marlène. Il s'avança vers la jeune fille, et solennellement lui posa sa main sur l'épaule; Cynthia se retourna, toujours intimidée. 

- Suis-moi, Cynthia. Nous allons te recevoir pour t'expliquer ta présence ici. Comme on a déjà du te le dire, tu n'as aucun souci à te faire.

Et son sourire à lui, prit un trait plus inquiétant que celui de l'employé de bureau qu'elle avait rencontré en premier lieu. Elle se mordilla les ongles, respira un grand coup puis elle se retrouva devant Marlène, la personne la plus importante de la ville; celle qui permettait à tous les habitants de vivre ici, sainement et facilement, sans manquer de rien. Celle qui gérait, organisait et fédérait ce fonctionnement parfait dans lequel évoluaient Cynthia et ses co-citoyens.

- Bonjour Cynthia, lança Marlène d'une voix ferme et sympathique, installe toi ici. Nous allons juste discuter avec toi
et t'expliquer quelques précisions sur ton orientation.

Cynthia s'assit. Et puis, très vite, à l'écoute du discours de Marlène et de ses équipier.e.s, elle blêmit, frissonna et eut une envie soudaine de pleurer. Pleurer, cela n'avait dut lui arriver que deux ou trois fois dans sa courte vie; car ici peu de gens pleurait, peu de gens était malheureux. Tout était bien calculé pour que tout aille tout le temps bien et pour le mieux. Cynthia se voyait déjà employée pour le service de distraction et d'information, elle en rêvait depuis toute petite. Et on venait de détruire son rêve et sa vision de l'avenir.

- Cynthia, tu sais que c'est un immense honneur de devenir la génitrice officielle de CoKa678. Tu as, certes, un des plus
grands devoirs de fiabilité, de loyauté et de rigueur à l'égard de tes concitoyens et de tes supérieurs. Mais tu as surtout une totale liberté de vivre comme tu le souhaites, tu pourras demander aux chargés de construction et d'architecture le logement que tu veux, tu seras privilégiée en termes de besoins: nourriture, eau, bien-être, hygiène, santé... Tu n'auras pas d'horaires précises à respecter, sauf celles du couvre-feu. Mais, toi tu bénéficieras d'exceptions si tu le demandes et que cela nous semble légitime.

- Permettez-moi, Marlène, mais vous dites "tu", il serait peut-être bon de préciser...Mais tu t'en doutes Cynthia, que
tu n'es pas seule à cette fonction, coupa le chargé de bien-être et de psychologie qui était aussi présent; nous allons
te présenter le géniteur officiel de CoKa678; qui sera ton partenaire de fonction.

Un silence gênant s'installa, Marlène le brisa aussitôt.

- Oui, Denis...effectivement il est de bon ton d'ajouter cela mais la pauvre emmagasine beaucoup d'informations et il serait peut-être appréciable de lui expliquer les choses une par une et de ne pas la brusquer.

Denis se rangea et se tut. Marlène reprit son speech. Mais Cynthia n'écoutait plus, dans quel traquenard l'avait-on amenée. Elle ne voulait pas de cette fonction, elle ne voulait pas d'un partenaire officiel, elle ne voulait pas que sa vie ne soit que grossesses et accouchements, elle se fichait d'avoir plus de libertés et plus de moyens, de biens, ,de droits que les autres. On venait de lui infliger le pire des devoirs à suivre. Elle ne pourrait même pas choisir le ou la partenaire qui lui conviendrait le mieux. Elle ne pourrait pas vivre seule dans son logement, elle devrait le partager avec un inconnu. Et puis, elle ne voulait pas avoir de relations sexuelles imposées, rythmées par le calendrier de la ville. Elle ressentit soudain une forte envie d'hurler, de pleurer et de se jeter par la fenêtre pour mettre fin à ce cauchemar. Mais ce n'en était pas un, elle avait bel et bien été choisie pour ce rôle.

Elle se souvenait de l'ancienne génitrice, une femme adorable; son partenaire l'était beaucoup moins et cela avait été très dur à mettre en place au début. Elle devait avoir passer l'âge d'avoir des enfants et elle était maintenant retirée, lui aussi sûrement. Des milliers de choses lui passèrent par la tête.

Puis, on l'emmena la présenter à son partenaire. Elle tremblait, elle le haïssait déjà, elle avait envie de fuir et de refuser mais elle ne pouvait pas. Elle n'en avait pas le droit. Des sanglots se coinçaient dans sa gorge, des larmes perlaient au coin de ses yeux; les poing serrés elle arriva dans la pièce où ils allaient se rencontrer.
Puis, elle se mit alors à penser que, peut-être, lui aussi était dans le même état. Tétanisé, dévasté, qu'il la détestait aussi par avance et qu'il avait envie de tout casser dans les bureaux.

Ils arrivèrent tous les deux dans la pièce, décorée avec goût dans un style années 2000, tout était fait pour les mettre à l'aise, les émerveiller. Ils se trouvaient seuls, dans cet immense salon, avec la totale liberté de dévorer les plateaux de gâteaux et autres petits fours; d'écouter la musique qu'ils désiraient, la liberté totale  de se divertir comme ils voulaient. Un seul instant, Cynthia eut envie de tout lire, tout regarder, tout écouter car elle en avait le droit, là, tout de suite.

Mais elle croisa le regard de son partenaire, elle put y lire la peur et la détresse. Elle se ravisa, elle se rendit compte qu'on leur vendait leur fonction comme un rêve éveillé alors qu'en
réalité on les tenait à bouts de bras par la gorge, prêt à serrer très fort pour leur mettre la pression et les recadrer s'ils n'obtempéraient pas. Elle se douta alors qu'avec cette fonction, ils pourraient avoir accès à tout mais que le moindre faux pas les mènerait à l'extérieur de leur ville, abandonnés, lâchés, seuls à devoir survivre dans un monde inconnu. Il ne fallait pas céder à la panique, ils allaient devoir se serrer les coudes et se soutenir, peu importe leur "vraie" relation, peu importe leurs affinités.

- Je m'appelle Cynthia. chuchota-t-elle, brisant ainsi le silence empli de peurs

- Moi c'est Mathéo, lâcha le garçon, d'une voix douce et fébrile.

Ils se regardèrent droit dans les yeux, la jeune fille décréta alors:

- On va se soutenir et on se lâche pas, d'accord?

Il eut un mouvement de surprise et répondit aussi vite:

- Oui...oui, évidemment; on va être les citoyens les plus soudés, la solidarité sera notre force.

Puis, ils s'effondrèrent tous deux en larmes, se serrèrent dans les bras et cela dura quelques secondes mais ils vécurent ce moment de douceur et de tristesse, de force et de peur comme s'il avait duré une heure. Une heure durant laquelle à l'abri de toutes personnes, ils s'étaient échangés en silence un pacte de soutien à toute épreuve, ils venaient de se lier à jamais; non pas pour CoKa678 mais pour lui, pour elle; pour qu'ils traversent leur avenir incertain mais tout tracé; sans être seul mais toujours soudé.

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