Dans 2 secondes je vais tuer quelqu'un

Martin Descours

Il y a quelques jours, j’ai reçu un email de ma mère ayant pour objet “Triste nouvelle”. Quelqu'un est mort. Dans 2 secondes je vais savoir. Si je clique sur ce mail, je tue quelqu'un.

Il y a quelques jours, j'ai reçu un email de ma mère ayant pour objet “Triste nouvelle”. Ces 2 mots sont limpides : quelqu'un est mort. Automatiquement j'avance le curseur de la souris pour en savoir plus. Mais je m'arrête. D'un coup je réalise.


Si je click sur ce mail, je tue quelqu'un.


Car dans mon monde à cet instant, tout le monde est vivant. Dans mes souvenirs, un grand carnaval de sourires, de rires et de chaleur. Je ne sais pas pourquoi, mes souvenirs sont souvent figés dans l'été. Si j'ouvre ce mail, un des acteurs de mes souvenirs va disparaitre.

J'arrête le mouvement. Je réfléchis. Si c'est ma mère qui m'annonce cela par mail, ça n'est pas quelqu'un de proche. Et si ça l'était, ce ne serait pas “triste”, ce serait horrible. L'horrible ne se transmet pas par mail ; si c'était quelqu'un de proche, ma mère m'aurait appelé. C'est donc sûrement quelqu'un de ma famille éloignée. Ce sont peut-être aussi des amis de mes parents. Des amis dont je ne suis pas spécialement proche ; ils m'ont plus vu grandir que je ne les ai vu vieillir. Mentalement je scanne les candidats. Au rapport âge/maladie, j'aligne 10 personnes devant un mur. Il y a 2 minutes, elles vivaient leur vie. Maintenant, elles viennent de recevoir la visite de la grande faucheuse. La faux, c'est mon curseur.


Si je click sur cet email, je tue quelqu'un.


Derrière cet email, je sais qu'il y a ces quelques mots enchaînés : “Nous avons appris hier la mort de... Nous sommes bien tristes car nous l'aimions beaucoup”. C'est émotionnellement chargé, formellement plat, Arial ou Helvetica. Je connais ce type d'email, je l'ai déjà eu. Je n'avais alors pas compris ma responsabilité là-dedans. J'ai beau comprendre le risque de devenir un meurtrier, j'ai envie de cliquer. Et pourtant, sous ce léger mouvement d'index, des larmes, des têtes d'enterrement et l'inévitable retour à la cendre, par le temps ou par la flamme. Cependant, même si la curiosité ci-agit dans mes veines, c'est plus par compassion pour mes parents que j'ai besoin de savoir qui s'est barré.

Une autre option se présente alors à mes yeux : appeler mes parents, ou attendre simplement de leur en parler. L'objet devient une phrase : “alors qui est mort ?”.  4 mots pour se détacher. Une question simple pour se mettre au courant. Une curiosité cruelle, une cruosité. Une question si légère ne peut concerner que les personnes de plus de 80 ans dans une relation plutôt éloignée, une émotion animale plutôt que relationnée. Un vieux cousin, un vieil ami ou une vieille tante qui a bien roulé sa brosse. Dans tous les cas je reste loin de l'épicentre de la disparition  : quand une personne meurt, les derniers battements de son coeur se transforment en ondes d'émotion qui atteignent son entourage. Pour moi ce sera un 4 grand maximum à l'échelle de Richter : "secousses ressenties, mais pas de dégâts". Une simple connaissance. Sauf que là c'est différent. Si éloigné.e soit-il ou soit-elle.


Car si c'est moi qui click, c'est moi qui tue. 


Sans le savoir je reproduis une expérience de physique quantique : le paradoxe de Schrödinger. Le principe de l'expérience (dont j'avoue comprendre à peine le quart des implications quantiques) est de placer un chat dans une boîte. Au bout d'1 minute, un mécanisme injecte du poison dans la boîte, ou pas. 1 fois sur 2. Au delà de cette minute, il y a donc une chance/2 que le chat soit vivant, ou mort. Tant que je n'ouvre pas la boite, le chat est donc à la fois mort et vivant. Je vous laisse regarder et comprendre mieux que moi cette expérience et ce qui en découle. Moi je retourne à mon mail et à ces 10 personnes qui me regardent avec anxiété. À la fois mortes et vivantes. Et je décide.


Je ne clique pas. 

Je ne suis pas un meurtrier.

Tout le monde est vivant.



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