Dedans dehors

Stéphan Mary

Je suis dans la douceur de Louise, dans l'échange. La saison est propice aux dîners dans les vignes, aux sourires complices dans la tiédeur des soirées.
Je passe l'aspirateur dans ma vie et les poussières de désespoirs tourbillonnent avant de s'engouffrer, sauvages, dans le long bras articulé de l'espérance. Louise y est pour beaucoup. Je vais souvent la voir à son atelier et tous les jours quelque chose de nouveau m'apparaît : là un tableau jusqu'alors passé inaperçu ; ici l'évolution d'un corps qui semble sortir de la toile, qui s'étire, immense, dans les couleurs du pinceau. J'ai servi de modèle et je vois les différents regards qu'elle pose sur mes formes, sur mes profondeurs. Alors le silence se fait. Nos regards plongés l'un dans l'autre en disent beaucoup plus long que n'importe quel discours. La peur des mots aussi ? Peut-être... Et puis savoir ! Savoir que les mots feraient abstraction du silence plein de sons, de poésie. Nous actons notre relation dans un sourire complice où l'affection s'exprime dans les regards pertinents sur le moment partagé. Nous oublions dehors.

Dehors il y a la haine, le désespoir, la famine. Dehors il y a les yeux exorbités de ces enfants affamés qui savent qu’ils vont mourir, les larmes de leurs pères mères s'écrasant platement sur leurs ventres rebondis. Dehors il y a le vacarme infernal des obus, des mitrailleuses, des trancheurs de têtes. Dehors il y a ces femmes inexistantes, sans corps, au sein froid, au souffle agonisant, qui marche sans identité, couvertes des haillons du mépris religieux, sarcastique, lapidaire. Dehors il y a ces centaines de millions de mains qui apparaissent hors de l'eau avant de s'enfoncer dans un dernier appel au secours, suffoquées par la déferlante de cynisme, les poumons gorgés de lassitude, les yeux injectés d'hémoglobine. Et puis, avant tout, comme point de départ à cette sauvagerie exclusivement humaine, dehors il y a un monde qui ne parvient pas à juguler son aversion de la différence.

Louise me happe de ses yeux verts étoilés et me propose quelques secondes de repos. Nous partageons dans la différence acceptée nos émotions respectives, saisissant avec bonheur ces instants de silence dans lesquels chante l'espoir d'un renouveau. Nous sommes à l'unisson d'une pause posée sur la partition du mutuellement consenti.

Signaler ce texte